Edition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Gaston Leroux LE FANTOME DE L’OPERA (1910) Table des matieres Avant-propos Ou l’auteur de ce singulier ouvrage raconte au lecteur comment il fut conduit a acquerir la certitude que le fantome de l’Opera a reellement existe....................................5 III Ou pour la premiere fois, MM. Debienne et Poligny donnent, en secret, aux nouveaux directeurs de l’Opera, VIII Ou MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin ont l’audace de faire representer « Faust » dans une salle PREMIERE PARTIE : ERIK................................................... 11 I Est-ce le fantome ?................................................................ 12 II La Marguerite nouvelle ..................................................... 26 MM. Armand Monchardin et Firmin Richard, la veritable et mysterieuse raison de leur depart de l’Academie nationale de musique ............................................................................. 40 IV La loge n° 5........................................................................ 50 V Suite de « la loge n° 5 » ...................................................... 60 VI Le violon enchante ............................................................ 69 VII Une visite a la loge n° 5 ................................................... 93 « maudite » et de l’effroyable evenement qui en resulta...... 96 IX Le mysterieux coupe ........................................................ 119 X Au bal masque ................................................................... 131 XI Il faut oublier le nom de « la voix d’homme » ................146 XII Au-dessus des trappes .................................................... 154 XIII La lyre d’Apollon ...........................................................166 DEUXIEME PARTIE : LE MYSTERE DES TRAPPES.........198 XIV Un coup de maitre de l’amateur de trappes.................199 XV Singuliere attitude d’une epingle de nourrice ............... 217 XVI « Christine ! Christine ! » ............................................. 226 XVII Revelations etonnantes de Mme Giry, relatives a ses relations personnelles avec le fantome de l’Opera ............. 232 XVIII Suite de la curieuse attitude d’une epingle de nourrice248 XXII Interessantes et instructives tribulations d’un Persan XIX Le commissaire de police, le vicomte et le Persan ...... 258 XX Le vicomte et le Persan .................................................. 267 XXI Dans les dessous de l’Opera ......................................... 278 dans les dessous de l’Opera Recit du Persan ...................... 303 XXIII Dans la chambre des supplices Suite du recit du Persan................................................................................... 322 XXIV Les supplices commencent Suite du recit du Persan XXV « Tonneaux ! tonneaux ! avez-vous des tonneaux a 333 vendre ? » Suite du recit du Persan. ................................... 342 XXVI Faut-il tourner le scorpion ? Faut-il tourner la sauterelle ? Fin du recit du Persan.......................................357 XXVII La fin des amours du fantome ................................. 369 Epilogue.................................................................................381 A propos de cette edition electronique.................................391 - 3 - A mon vieux frere Jo Qui, sans avoir rien d’un fantome, n’en est pas moins comme Erik, un Ange de la musique. En toute affection, GASTON LEROUX. - 4 - Avant-propos Ou l’auteur de ce singulier ouvrage raconte au lecteur comment il fut conduit a acquerir la certitude que le fantome de l’Opera a reellement existe Le fantome de l’Opera a existe. Ce ne fut point, comme on l’a cru longtemps, une inspiration d’artistes, une superstition de directeurs, la creation falote des cervelles excitees de ces demoiselles du corps de ballet, de leurs meres, des ouvreuses, des employes du vestiaire et de la concierge. Oui, il a existe, en chair et en os, bien qu’il se donnat toutes les apparences d’un vrai fantome, c’est-a-dire d’une ombre. J’avais ete frappe des l’abord que je commencai de compulser les archives de l’Academie nationale de musique par la coincidence surprenante des phenomenes attribues au fantome, et du plus mysterieux, du plus fantastique des drames et je devais bientot etre conduit a cette idee que l’on pourrait peut-etre rationnellement expliquer celui-ci par celui-la. Les evenements ne datent guere que d’une trentaine d’annees et il ne serait point difficile de trouver encore aujourd’hui, au foyer meme de la danse, des vieillards fort respectables, dont on ne saurait mettre la parole en doute, qui se souviennent comme si la chose datait d’hier, des conditions mysterieuses et tragiques qui accompagnerent l’enlevement de Christine Daae, la disparition du vicomte de Chagny et la mort de son frere aine le comte Philippe, dont le corps fut trouve sur la berge du lac qui s’etend dans les dessous de l’Opera, du cote de la rue Scribe. Mais aucun de ces temoins n’avait cru jusqu’a ce jour devoir meler a cette affreuse aventure le personnage plutot legendaire du fantome de l’Opera. La verite fut lente a penetrer mon esprit trouble par une enquete qui se heurtait a chaque instant a des evenements qu’a premiere vue on pouvait juger extra-terrestres, et, plus d’une fois, - 5 - je fus tout pres d’abandonner une besogne ou je m’extenuais a poursuivre, – sans la saisir jamais, – une vaine image. Enfin, j’eus la preuve que mes pressentiments ne m’avaient point trompe et je fus recompense de tous mes efforts le jour ou j’acquis la certitude que le fantome de l’Opera avait ete plus qu’une ombre. Ce jour-la, j’avais passe de longues heures en compagnie des « Memoires d’un directeur », oeuvre legere de ce trop sceptique Moncharmin qui ne comprit rien, pendant son passage a l’Opera, a la conduite tenebreuse du fantome, et qui s’en gaussa tant qu’il put, dans le moment meme qu’il etait la premiere victime de la curieuse operation financiere qui se passait a l’interieur de « l’enveloppe magique ». Desespere, je venais de quitter la bibliotheque quand je rencontrai le charmant administrateur de notre Academie nationale, qui bavardait sur un palier avec un petit vieillard vif et coquet, auquel il me presenta allegrement. M. l’administrateur etait au courant de mes recherches et savait avec quelle impatience j’avais en vain tente de decouvrir la retraite du juge d’instruction de la fameuse affaire Chagny, M. Faure. On ne savait ce qu’il etait devenu, mort ou vivant ; et voila que, de retour du Canada, ou il venait de passer quinze ans, sa premiere demarche a Paris avait ete pour venir chercher un fauteuil de faveur au secretariat de l’Opera. Ce petit vieillard etait M. Faure lui-meme. Nous passames une bonne partie de la soiree ensemble et il me raconta toute l’affaire Chagny telle qu’il l’avait comprise jadis. Il avait du conclure, faute de preuves, a la folie du vicomte et a la mort accidentelle du frere aine, mais il restait persuade qu’un drame terrible s’etait passe entre les deux freres a propos de Christine Daae. Il ne sut me dire ce qu’etait devenue Christine, ni le vicomte. Bien entendu, quand je lui parlai du fantome, il ne fit qu’en rire. Lui aussi avait ete mis au courant des singulieres manifestations qui semblaient alors attester l’existence d’un etre exceptionnel ayant elu domicile dans un des coins les plus mysterieux de l’Opera et il avait connu l’histoire de « l’enveloppe - 6 - », mais il n’avait vu dans tout cela rien qui put retenir l’attention d’un magistrat charge d’instruire l’affaire Chagny, et c’est tout juste s’il avait ecoute quelques instants la deposition d’un temoin qui s’etait spontanement presente pour affirmer qu’il avait eu l’occasion de rencontrer le fantome. Ce personnage – le temoin – n’etait autre que celui que le Tout-Paris appelait « le Persan » et qui etait bien connu de tous les abonnes de l’Opera. Le juge l’avait pris pour un illumine. Vous pensez si je fus prodigieusement interesse par cette histoire du Persan, Je voulus retrouver, s’il en etait temps encore, ce precieux et original temoin. Ma bonne fortune reprenant le dessus, je parvint a le decouvrir dans son petit appartement de la rue de Rivoli, qu’il n’avait point quitte depuis l’epoque et ou il allait mourir cinq mois apres ma visite. Tout d’abord, je me mefiai ; mais quand le Persan m’eut raconte, avec une candeur d’enfant, tout ce qu’il savait personnellement du fantome et qu’il m’eut remis en toute propriete les preuves de son existence et surtout l’etrange correspondance de Christine Daae, correspondance qui eclairait d’un jour si eblouissant son effrayant destin, il ne me fut plus possible de douter ! Non ! non ! Le fantome n’etait pas un mythe ! Je sais bien que l’on m’a repondu que toute cette correspondance n’etait peut-etre point authentique et qu’elle pouvait avoir ete fabriquee de toutes pieces par un homme, dont l’imagination avait ete certainement nourrie des contes les plus seduisants, mais il m’a ete possible, heureusement, de trouver de l’ecriture de Christine en dehors du fameux paquet de lettres et, par consequent, de me livrer a une etude comparative qui a leve toutes mes hesitations. Je me suis egalement documente sur le Persan et ainsi j’ai apprecie en lui un honnete homme incapable d’inventer une machination qui eut pu egarer la justice. - 7 - C’est l’avis du reste des plus grandes personnalites qui ont ete melees de pres ou de loin a l’affaire Chagny, qui ont ete les amis de la famille et auxquelles j’ai expose tous mes documents et devant lesquelles j’ai deroule toutes mes deductions. J’ai recu de ce cote les plus nobles encouragements et je me permettrai de reproduire a ce sujet quelques lignes qui m’ont ete adressees par le general D… Monsieur, Je ne saurais trop vous inciter a publier les resultats de votre enquete. Je me rappelle parfaitement que quelques semaines avant la disparition de la grande cantatrice Christine Daae et le drame qui a mis en deuil tout le faubourg Saint-Germain, on parlait beaucoup, au foyer de la danse, du fantome, et je crois bien que l’on n’a cesse de s’en entretenir qu’a la suite de cette affaire qui occupait tous les esprits ; mais s’il est possible, comme je le pense apres vous avoir entendu, d’expliquer le drame par le fantome, je vous en prie, monsieur, reparlez-nous du fantome. Si mysterieux que celui-ci puisse tout d’abord apparaitre, il sera toujours plus explicable que cette sombre histoire ou des gens malintentionnes ont voulu voir se dechirer jusqu’a la mort deux freres qui s’adorerent toute leur vie… Croyez bien, etc. Enfin, mon dossier en main, j’avais parcouru a nouveau le vaste domaine du fantome, le formidable monument dont il avait fait son empire, et tout ce que mes yeux avaient vu, tout ce que mon esprit avait decouvert corroborait admirablement les documents du Persan, quand une trouvaille merveilleuse vint couronner d’une facon definitive mes travaux. On se rappelle que dernierement, en creusant le sous-sol de l’Opera, pour y enterrer les voix phonographiees des artistes, le pic des ouvriers a mis a nu un cadavre ; or, j’ai eu tout de suite la preuve que ce cadavre etait celui du Fantome de l’Opera ! J’ai fait - 8 - toucher cette preuve, de la main, a l’administrateur lui-meme, et maintenant, il m’est indifferent que les journaux racontent qu’on a trouve la une victime de la Commune. Les malheureux qui ont ete massacres, lors de la Commune, dans les caves de l’Opera, ne sont point enterres de ce cote ; je dirai ou l’on peut retrouver leurs squelettes, bien loin de cette crypte immense ou l’on avait accumule, pendant le siege, toutes sortes de provisions de bouche. J’ai ete mis sur cette trace en recherchant justement les restes du fantome de l’Opera, que je n’aurais pas retrouves sans ce hasard inoui de l’ensevelissement des voix vivantes ! Mais nous reparlerons de ce cadavre et de ce qu’il convient d’en faire ; maintenant, il m’importe de terminer ce tres necessaire avant-propos en remerciant les trop modestes comparses qui, tel M. le commissaire de police Mifroid (jadis appele aux premieres constatations lors de la disparition de Christine Daae), tels encore M. l’ancien secretaire Remy, M. l’ancien administrateur Mercier, M. l’ancien chef de chant Gabriel, et plus particulierement Mme la baronne de Castelot- Barbezac, qui fut autrefois « la petite Meg » (et qui n’en rougit pas), la plus charmante etoile de notre admirable corps de ballet, la fille ainee de l’honorable Mme Giry – ancienne ouvreuse decedee de la loge du Fantome – me furent du plus utile secours et grace auxquels je vais pouvoir, avec le lecteur, revivre, dans leurs plus petits details, ces heures de pur amour et d’effroi.1 1 Je serais un ingrat si je ne remerciais egalement sur le seuil de cette effroyable et veridique histoire, la direction actuelle de l’Opera, qui s’est pretee si aimablement a toutes mes investigations, et en particulier M. Messager; aussi le tres sympathique administrateur M. Gabion et le tres aimable architecte attache a la bonne conservation du monument, qui n’a point hesite a me preter les ouvrages de Charles Garnier, bien qu’il fut a peu pres sur que je ne les lui rendrais point. Enfin, il me reste a reconnaitre publiquement la generosite de mon ami et ancien collaborateur M. J.-L. Croze, qui m’a permis de - 9 - puiser dans son admirable bibliotheque theatrale et de lui emprunter des editions uniques auxquelles il tenait beaucoup. – G. L. - 10 - PREMIERE PARTIE : ERIK - 11 - I Est-ce le fantome ? Ce soir-la, qui etait celui ou MM. Debienne et Poligny, les directeurs demissionnaires de l’Opera, donnaient leur derniere soiree de gala, a l’occasion de leur depart, la loge de la Sorelli, un des premiers sujets de la danse, etait subitement envahie par une demi-douzaine de ces demoiselles du corps de ballet qui remontaient de scene apres avoir « danse » Polyeucte. Elles s’y precipiterent dans une grande confusion, les unes faisant entendre des rires excessifs et peu naturels, et les autres des cris de terreur. La Sorelli, qui desirait etre seule un instant pour « repasser » le compliment qu’elle devait prononcer tout a l’heure au foyer devant MM. Debienne et Poligny, avait vu avec mechante humeur toute cette foule etourdie se ruer derriere elle. Elle se retourna vers ses camarades et s’inquieta d’un aussi tumultueux emoi. Ce fut la petite Jammes, –le nez cher a Grevin, des yeux de myosotis, des joues de roses, une gorge de lis, – qui en donna la raison en trois mots, d’une voix tremblante qu’etouffait l’angoisse : « C’est le fantome ! » Et elle ferma la porte a clef. La loge de la Sorelli etait d’une elegance officielle et banale. Une psyche, un divan, une toilette et des armoires en formaient le mobilier necessaire. Quelques gravures sur les murs, souvenirs de la mere, qui avait connu les beaux jours de l’ancien Opera de la rue Le Peletier. Des portraits de Vestris, de Gardel, de Dupont, de Bigottini. Cette loge paraissait un palais aux gamines du corps de ballet, qui etaient logees dans des chambres communes, ou elles passaient leur temps a chanter, a se disputer, a battre les coiffeurs et les habilleuses et a se payer des petits verres de cassis ou de biere ou meme de rhum jusqu’au coup de cloche de l’avertisseur. - 12 - La Sorelli etait tres superstitieuse. En entendant la petite Jammes parler du fantome, elle frissonna et dit : « Petite bete ! » Et comme elle etait la premiere a croire aux fantomes en general et a celui de l’Opera en particulier, elle voulut tout de suite etre renseignee. « Vous l’avez vu ? interrogea-t-elle. – Comme je vous vois! » repliqua en gemissant la petite Jammes, qui, ne tenant plus sur ses jambes, se laissa tomber sur une chaise. Et aussitot la petite Giry, – des yeux pruneaux, des cheveux d’encre, un teint de bistre, sa pauvre petite peau sur ses pauvres petits os, – ajouta : « Si c’est lui, il est bien laid ! – Oh ! oui », fit le choeur des danseuses. Et elles parlerent toutes ensemble. Le fantome leur etait apparu sous les especes d’un monsieur en habit noir qui s’etait dresse tout a coup devant elles, dans le couloir, sans qu’on put savoir d’ou il venait. Son apparition avait ete si subite qu’on eut pu croire qu’il sortait de la muraille. « Bah ! fit l’une d’elles qui avait a peu pres conserve son sangfroid, vous voyez le fantome partout. » Et c’est vrai que, depuis quelques mois, il n’etait question a l’Opera que de ce fantome en habit noir qui se promenait comme une ombre du haut en bas du batiment, qui n’adressait la parole a personne, a qui personne n’osait parler et qui s’evanouissait, du - 13 - reste, aussitot qu’on l’avait vu, sans qu’on put savoir par ou ni comment. Il ne faisait pas de bruit en marchant, ainsi qu’il sied a un vrai fantome. On avait commence par en rire et par se moquer de ce revenant habille comme un homme du monde ou comme un croque-mort, mais la legende du fantome avait bientot pris des proportions colossales dans le corps de ballet. Toutes pretendaient avoir rencontre plus ou moins cet etre extra-naturel et avoir ete victimes de ses malefices. Et celles qui en riaient le plus fort n’etaient point les plus rassurees. Quand il ne se laissait point voir, il signalait sa presence ou son passage par des evenements drolatiques ou funestes dont la superstition quasi generale le rendait responsable. Avait-on a deplorer un accident, une camarade avait-elle fait une niche a l’une de ces demoiselles du corps de ballet, une houppette a poudre de riz etait-elle perdue ? Tout etait de la faute du fantome, du fantome de l’Opera ! Au fond, qui l’avait vu ? On peut rencontrer tant d’habits noirs a l’Opera qui ne sont pas des fantomes. Mais celui-la avait une specialite que n’ont point tous les habits noirs. Il habillait un squelette. Du moins, ces demoiselles le disaient. Et il avait, naturellement, une tete de mort. Tout cela etait-il serieux ? La verite est que l’imagination du squelette etait nee de la description qu’avait faite du fantome, Joseph Buquet, chef machiniste, qui, lui, l’avait reellement vu. Il s’etait heurte, – on ne saurait dire « nez a nez », car le fantome n’en avait pas, – avec le mysterieux personnage dans le petit escalier qui, pres de la rampe, descend directement aux « dessous ». Il avait eu le temps de l’apercevoir une seconde, – car le fantome s’etait enfui, – et avait conserve un souvenir ineffacable de cette vision. - 14 - Et voici ce que Joseph Buquet a dit du fantome a qui voulait l’entendre : « Il est d’une prodigieuse maigreur et son habit noir flotte sur une charpente squelettique. Ses yeux sont si profonds qu’on ne distingue pas bien les prunelles immobiles. On ne voit, en somme, que deux grands trous noirs comme aux cranes des morts. Sa peau, qui est tendue sur l’ossature comme une peau de tambour, n’est point blanche, mais vilainement jaune ; son nez est si peu de chose qu’il est invisible de profil, et l‘absence de ce nez est une chose horrible a voir. Trois ou quatre longues meches brunes sur le front et derriere les oreilles font office de chevelure. » En vain Joseph Buquet avait-il poursuivi cette etrange apparition. Elle avait disparu comme par magie et il n’avait pu retrouver sa trace. Ce chef machiniste etait un homme serieux, range, d’une imagination lente, et il etait sobre. Sa parole fut ecoutee avec stupeur et interet, et aussitot il se trouva des gens pour raconter qu’eux aussi avaient rencontre un habit noir avec une tete de mort. Les personnes sensees qui eurent vent de cette histoire affirmerent d’abord que Joseph Buquet avait ete victime d’une plaisanterie d’un de ses subordonnes. Et puis, il se produisit coup sur coup des incidents si curieux et si inexplicables que les plus malins commencerent a se tourmenter. Un lieutenant de pompiers, c’est brave ! Ca ne craint rien, ca ne craint surtout pas le feu ! - 15 - Eh bien, le lieutenant de pompiers en question2, qui s’en etait alle faire un tour de surveillance dans les dessous et qui s’etait aventure, parait-il, un peu plus loin que de coutume, etait soudain reapparu sur le plateau, pale, effare, tremblant, les yeux hors des orbites, et s’etait quasi evanoui dans les bras de la noble mere de la petite Jammes. Et pourquoi ? Parce qu’il avait vu s’avancer vers lui, a hauteur de tete, mais sans corps, une tete de feu ! Et je le repete, un lieutenant de pompiers, ca ne craint pas le feu. Ce lieutenant de pompiers s’appelait Papin. Le corps de ballet fut consterne. D’abord cette tete de feu ne repondait nullement a la description qu’avait donnee du fantome Joseph Buquet. On questionna bien le pompier, on interrogea a nouveau le chef machiniste, a la suite de quoi ces demoiselles furent persuadees que le fantome avait plusieurs tetes dont il changeait comme il voulait. Naturellement, elles imaginerent aussitot qu’elles couraient les plus grands dangers. Du moment qu’un lieutenant de pompiers n’hesitait pas a s’evanouir, coryphees et rats pouvaient invoquer bien des excuses a la terreur qui les faisait se sauver de toutes leurs petites pattes quand elles passaient devant quelque trou obscur d’un corridor mal eclaire. Si bien que, pour proteger dans la mesure du possible le monument voue a d’aussi horribles malefices, la Sorelli ellememe, entouree de toutes les danseuses et suivie meme de toute la marmaille des petites classes en maillot, avait, – au lendemain de l’histoire du lieutenant de pompiers, – sur la table qui se trouve dans le vestibule du concierge, du cote de la cour de l’administration, depose un fer a cheval que quiconque penetrant dans l’Opera, a un autre titre que celui de spectateur, devait toucher avant de mettre le pied sur la premiere marche de 2 Je tiens l’anecdote, tres authentique egalement, de M. Pedro Gailhard lui-meme, ancien directeur de l’Opera. - 16 - l’escalier. Et cela sous peine de devenir la proie de la puissance occulte qui s’etait emparee du batiment, des caves au grenier ! Ce fer a cheval comme toute cette histoire, du reste, – helas ! – je ne l’ai point invente, et l’on peut encore aujourd’hui le voir sur la table du vestibule, devant la loge du concierge, quand on entre dans l’Opera par la cour de l’administration. Voila qui donne assez rapidement un apercu de l’etat d’ame de ces demoiselles, le soir ou nous penetrons avec elles dans la loge de la Sorelli. « C’est le fantome ! » s’etait donc ecriee la petite Jammes. Et l’inquietude des danseuses n’avait fait que grandir. Maintenant, un angoissant silence regnait dans la loge. On n’entendait plus que le bruit des respirations haletantes. Enfin, Jammes s’etant jetee avec les marques d’un sincere effroi jusque dans le coin le plus recule de la muraille, murmura ce seul mot : « Ecoutez ! » Il semblait, en effet, a tout le monde qu’un frolement se faisait entendre derriere la porte. Aucun bruit de pas. On eut dit d’une soie legere qui glissait sur le panneau. Puis, plus rien. La Sorelli tenta de se montrer moins pusillanime que ses compagnes. Elle s’avanca vers la porte, et demanda d’une voix blanche : « Qui est la ? » Mais personne ne lui repondit. Alors, sentant sur elle tous les yeux qui epiaient ses moindres gestes, elle se forca a etre brave et dit tres fort : « Il y a quelqu’un derriere la porte ? - 17 - – Oh ! oui ! Oui ! certainement, il y a quelqu’un derriere la porte ! » repeta ce petit pruneau sec de Meg Giry, qui retint heroiquement la Sorelli par sa jupe de gaze… « Surtout, n’ouvrez pas ! Mon Dieu, n’ouvrez pas ! » Mais la Sorelli, armee d’un stylet qui ne la quittait jamais, osa tourner la clef dans la serrure, et ouvrir la porte, pendant que les danseuses reculaient jusque dans le cabinet de toilette et que Meg Giry soupirait : « Maman ! maman ! » La Sorelli regardait dans le couloir courageusement. Il etait desert ; un papillon de feu, dans sa prison de verre, jetait une lueur rouge et louche au sein des tenebres ambiantes, sans parvenir a les dissiper. Et la danseuse referma vivement la porte avec un gros soupir. « Non, dit-elle, il n’y a personne ! – Et pourtant, nous l’avons bien vu ! affirma encore Jammes en reprenant a petits pas craintifs sa place aupres de la Sorelli. Il doit etre quelque part, par la, a roder. Moi, je ne retourne point m’habiller. Nous devrions descendre toutes au foyer, ensemble, tout de suite, pour le “compliment”, et nous remonterions ensemble. » La-dessus, l’enfant toucha pieusement le petit doigt de corail qui etait destine a la conjurer du mauvais sort. Et la Sorelli dessina, a la derobee, du bout de l’ongle rose de son pouce droit, une croix de Saint-Andre sur la bague en bois qui cerclait l’annulaire de sa main gauche. « La Sorelli, a ecrit un chroniqueur celebre, est une danseuse grande, belle, au visage grave et voluptueux, a la taille aussi souple qu’une branche de saule ; on dit communement d’elle que - 18 - c’est “une belle creature”. Ses cheveux blonds et purs comme l’or couronnent un front mat au-dessous duquel s’enchassent deux yeux d’emeraude. Sa tete se balance mollement comme une aigrette sur un cou long, elegant et fier. Quand elle danse, elle a un certain mouvement de hanches indescriptible, qui donne a tout son corps un frissonnement d’ineffable langueur. Quand elle leve les bras et se penche pour commencer une pirouette, accusant ainsi tout le dessin du corsage, et que l’inclination du corps fait saillir la hanche de cette delicieuse femme, il parait que c’est un tableau a se bruler la cervelle. » En fait de cervelle, il parait avere qu’elle n’en eut guere. On ne le lui reprochait point. Elle dit encore aux petites danseuses : « Mes enfants, il faut vous “remettre” !… Le fantome ? Personne ne l’a peut-etre jamais vu !… – Si ! si ! Nous l’avons vu !… nous l’avons vu tout a l’heure ! reprirent les petites. Il avait la tete de mort et son habit, comme le soir ou il est apparu a Joseph Buquet ! – Et Gabriel aussi l’a vu ! fit Jammes… pas plus tard qu’hier ! hier dans l’apres-midi… en plein jour… – Gabriel, le maitre de chant ? – Mais oui… Comment ! vous ne savez pas ca ? – Et il avait son habit, en plein jour ? – Qui ca ? Gabriel ? – Mais non ! Le fantome ? - 19 - – Bien sur, qu’il avait son habit ! affirma Jammes. C’est Gabriel lui-meme qui me l’a dit… C’est meme a ca qu’il l’a reconnu. Et voici comment ca s’est passe. Gabriel se trouvait dans le bureau du regisseur. Tout a coup, la porte s’est ouverte. C’etait le Persan qui entrait. Vous savez si le Persan a le “mauvais oeil”. – Oh ! oui ! » repondirent en choeur les petites danseuses qui, aussitot qu’elles eurent evoque l’image du Persan, firent les cornes au Destin avec leur index et leur auriculaire allonges, cependant que le medium et l’annulaire etaient replies sur la paume et retenus par le pouce. « … Et si Gabriel est superstitieux ! continua Jammes, cependant il est toujours poli et quand il voit le Persan, il se contente de mettre tranquillement sa main dans sa poche et de toucher ses clefs… Eh bien, aussitot que la porte s’est ouverte devant le Persan, Gabriel ne fit qu’un bond du fauteuil ou il etait assis jusqu’a la serrure de l’armoire, pour toucher du fer ! Dans ce mouvement, il dechira a un clou tout un pan de son paletot. En se pressant pour sortir, il alla donner du front contre une patere et se fit une bosse enorme ; puis, en reculant brusquement, il s’ecorcha le bras au paravent, pres du piano ; il voulut s’appuyer au piano, mais si malheureusement que le couvercle lui retomba sur les mains et lui ecrasa les doigts ; il bondit comme un fou hors du bureau et enfin prit si mal son temps en descendant l’escalier qu’il degringola sur les reins toutes les marches du premier etage. Je passais justement a ce moment-la avec maman. Nous nous sommes precipitees pour le relever. Il etait tout meurtri et avait du sang plein la figure, que ca nous en faisait peur. Mais tout de suite il s’est mis a nous sourire et a s’ecrier : “Merci, mon Dieu ! d’en etre quitte pour si peu !” Alors, nous l’avons interroge et il nous a raconte toute sa peur. Elle lui etait venue de ce qu’il avait apercu, derriere le Persan, le fantome ! le fantome avec la tete de mort, comme l’a decrit Joseph Buquet. » Un murmure effare salua la fin de cette histoire au bout de laquelle Jammes arriva tout essoufflee, tant elle l’avait narree vite, vite, comme si elle etait poursuivie par le fantome. Et puis, il - 20 - y eut encore un silence qu’interrompit, a mi-voix, la petite Giry, pendant que, tres emue, la Sorelli se polissait les ongles. « Joseph Buquet ferait mieux de se taire, enonca le pruneau. – Pourquoi donc qu’il se tairait ? lui demanda-t-on. – C’est l’avis de m’man… », repliqua Meg, tout a fait a voix basse, cette fois-ci, et en regardant autour d’elle comme si elle avait peur d’etre entendue d’autres oreilles que de celles qui se trouvaient la. « Et pourquoi que c’est l’avis de ta mere ? – Chut ! M’man dit que le fantome n’aime pas qu’on l’ennuie ! – Et pourquoi qu’elle dit ca, ta mere ? – Parce que… Parce que… rien… » Cette reticence savante eut le don d’exasperer la curiosite de ces demoiselles, qui se presserent autour de la petite Giry et la supplierent de s’expliquer. Elles etaient la, coude a coude, penchees dans un meme mouvement de priere et d’effroi. Elles se communiquaient leur peur, y prenant un plaisir aigu qui les glacait. « J’ai jure de ne rien dire ! » fit encore Meg, dans un souffle. Mais elles ne lui laisserent point de repos et elles promirent si bien le secret que Meg, qui brulait du desir de raconter ce qu’elle savait, commenca, les yeux fixes sur la porte : « Voila… c’est a cause de la loge… – Quelle loge ? - 21 - – La loge du fantome ! – Le fantome a une loge ? » A cette idee que le fantome avait sa loge, les danseuses ne purent contenir la joie funeste de leur stupefaction. Elles pousserent de petits soupirs. Elles dirent : « Oh ! mon Dieu ! raconte… raconte… – Plus bas ! commanda Meg. C’est la premiere loge, numero 5, vous savez bien, la premiere loge a cote de l’avant-scene de gauche. – Pas possible ! – C’est comme je vous le dis… C’est m’man qui en est l’ouvreuse… Mais vous me jurez bien de ne rien raconter ? – Mais oui, va !… – Eh bien, c’est la loge du fantome… Personne n’y est venu depuis plus d’un mois, excepte le fantome, bien entendu, et on a donne l’ordre a l’administration de ne plus jamais la louer… – Et c’est vrai que le fantome y vient ? – Mais oui… – Il y vient donc quelqu’un ? – Mais non !… Le fantome y vient et il n’y a personne. » - 22 - Les petites danseuses se regarderent. Si le fantome venait dans la loge, on devait le voir, puisqu’il avait un habit noir et une tete de mort. C’est ce qu’elles firent comprendre a Meg, mais celle-ci leur repliqua : « Justement ! On ne voit pas le fantome ! Et il n’a ni habit ni tete !… Tout ce qu’on a raconte sur sa tete de mort et sur sa tete de feu, c’est des blagues ! Il n’a rien du tout… On l’entend seulement quand il est dans la loge. M’man ne l’a jamais vu, mais elle l’a entendu. M’man le sait bien, puisque c’est celle qui lui donne le programme ! » La Sorelli crut devoir intervenir : « Petite Giry, tu te moques de nous. » Alors, la petite Giry se prit a pleurer. « J’aurais mieux fait de me taire… si m’man savait jamais ca !… mais pour sur que Joseph Buquet a tort de s’occuper de choses qui ne le regardent pas… ca lui portera malheur… m’man le disait encore hier soir… » A ce moment, on entendit des pas puissants et presses dans le couloir et une voix essoufflee qui criait : « Cecile ! Cecile ! es-tu la ? – C’est la voix de maman ! fit Jammes. Qu’y a-t-il ? » Et elle ouvrit la porte. Une honorable dame, taillee comme un grenadier pomeranien, s’engouffra dans la loge et se laissa tomber en gemissant dans un fauteuil. Ses yeux roulaient, affoles, eclairant lugubrement sa face de brique cuite. « Quel malheur ! fit-elle… Quel malheur ! - 23 - – Quoi ? Quoi ? – Joseph Buquet… – Eh bien, Joseph Buquet… – Joseph Buquet est mort ! » La loge s’emplit d’exclamations, de protestations etonnees, de demandes d’explications effarees… « Oui… on vient de le trouver pendu dans le troisieme dessous !… Mais le plus terrible, continua, haletante, la pauvre honorable dame, le plus terrible est que les machinistes qui ont trouve son corps, pretendent que l’on entendait autour du cadavre comme un bruit qui ressemblait au chant des morts ! – C’est le fantome ! » laissa echapper, comme malgre elle, la petite Ciry, mais elle se reprit immediatement, ses poings a la bouche : « Non !… non !… je n’ai rien dit !… je n’ai rien dit !… » Autour d’elle, toutes ses compagnes, terrorisees, repetaient a voix basse : « Pour sur ! C’est le fantome !… » La Sorelli etait pale… « Jamais je ne pourrai dire mon compliment », fit-elle. La maman de Jammes donna son avis en vidant un petit verre de liqueur qui trainait sur une table : il devait y avoir du fantome la-dessous… La verite est qu’on n’a jamais bien su comment etait mort Joseph Buquet. L’enquete, sommaire, ne donna aucun resultat, - 24 - en dehors du suicide naturel. Dans les Memoires d’un Directeur, M. Moncharmin, qui etait l’un des deux directeurs, succedant a MM. Debienne et Poligny, rapporte ainsi l’incident du pendu : « Un facheux incident vint troubler la petite fete que MM. Debienne et Poligny se donnaient pour celebrer leur depart. J’etais dans le bureau de la direction quand je vis entrer tout a coup Mercier – l’administrateur. – Il etait affole en m’apprenant qu’on venait de decouvrir, pendu dans le troisieme dessous de la scene, entre une ferme et un decor du Roi de Lahore, le corps d’un machiniste. Je m’ecriai : “Allons le decrocher !” Le temps que je mis a degringoler l’escalier et a descendre l’echelle du portant, le pendu n’avait deja plus sa corde ! » Voila donc un evenement que M. Moncharmin trouve naturel. Un homme est pendu au bout d’une corde, on va le decrocher, la corde a disparu. Oh ! M. Moncharmin a trouve une explication bien simple. Ecoutez-le : C’etait l’heure de la danse, et coryphees et rats avaient bien vite pris leurs precautions contre le mauvais oeil. Un point, c’est tout. Vous voyez d’ici le corps de ballet descendant l’echelle du portant et se partageant la corde de pendu en moins de temps qu’il ne faut pour l’ecrire. Ce n’est pas serieux. Quand je songe, au contraire, a l’endroit exact ou le corps a ete retrouve – dans le troisieme dessous de la scene – j’imagine qu’il pouvait y avoir quelque part un interet a ce que cette corde disparut apres qu’elle eut fait sa besogne et nous verrons plus tard si j’ai tort d’avoir cette imagination-la. La sinistre nouvelle s’etait vite repandue du haut en bas de l’Opera, ou Joseph Buquet etait tres aime. Les loges se viderent, et les petites danseuses, groupees autour de la Sorelli comme des moutons peureux autour du patre, prirent le chemin du foyer, a travers les corridors et les escaliers mal eclaires, trottinant de toute la hate de leurs petites pattes roses. - 25 - II La Marguerite nouvelle Au premier palier, la Sorelli se heurta au comte de Chagny qui montait. Le comte, ordinairement si calme, montrait une grande exaltation. « J’allais chez vous, fit le comte en saluant la jeune femme de facon fort galante. Ah ! Sorelli, quelle belle soiree ! Et Christine Daae : quel triomphe ! – Pas possible ! protesta Meg Giry. Il y a six mois, elle chantait comme un clou ! Mais laissez-nous passer, mon cher comte, fit la gamine avec une reverence mutine, nous allons aux nouvelles d’un pauvre homme que l’on a trouve pendu. » A ce moment passait, affaire, l’administrateur, qui s’arreta brusquement en entendant le propos. « Comment ! Vous savez deja cela, mesdemoiselles ? fit-il d’un ton assez rude… Eh bien, n’en parlez point… et surtout que MM. Debienne et Poligny n’en soient pas informes ! ca leur ferait trop de peine pour leur dernier jour. » Tout le monde s’en fut vers le foyer de la danse, qui etait deja envahi. Le comte de Chagny avait raison ; jamais gala ne fut comparable a celui-la ; les privilegies qui y assisterent en parlent encore a leurs enfants et petits-enfants avec un souvenir emu. Songez donc que Gounod, Reyer, Saint-Saens, Massenet, Guiraud, Delibes, monterent a tour de role au pupitre du chef d’orchestre et dirigerent eux-memes l’execution de leurs oeuvres. Ils eurent, entre autres interpretes, Faure et la Krauss, et c’est ce soir-la que se revela au Tout-Paris stupefait et enivre cette - 26 - Christine Daae dont je veux, dans cet ouvrage, faire connaitre le mysterieux destin. Gounod avait fait executer La marche funebre d’une Marionnette ; Reyer, sa belle ouverture de Sigurd ; Saint-Saens, La Danse macabre et une Reverie orientale ; Massenet, une Marche hongroise inedite ; Guiraud, son Carnaval ; Delibes, La Valse lente de Sylvia et les pizzicati de Coppelia, Mlles Krauss et Denise Bloch avaient chante : la premiere, le bolero des Vepres siciliennes ; la seconde, le brindisi de Lucrece Borgia. Mais tout le triomphe avait ete pour Christine Daae, qui s’etait fait entendre d’abord dans quelques passages de Romeo et Juliette. C’etait la premiere fois que la jeune artiste chantait cette oeuvre de Gounod, qui, du reste, n’avait pas encore ete transportee a l’Opera et que l’Opera-Comique venait de reprendre longtemps apres qu’elle eut ete creee a l’ancien Theatre-Lyrique par Mme Carvalho. Ah ! il faut plaindre ceux qui n’ont point entendu Christine Daae dans ce role de Juliette, qui n’ont point connu sa grace naive, qui n’ont point tressailli aux accents de sa voix seraphique, qui n’ont point senti s’envoler leur ame avec son ame au-dessus des tombeaux des amants de Verone : « Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! pardonnez-nous !» Eh bien, tout cela n’etait encore rien a cote des accents surhumains qu’elle fit entendre dans l’acte de la prison et le trio final de Faust, qu’elle chanta en remplacement de la Carlotta, indisposee. On n’avait jamais entendu, jamais vu ca ! Ca, c’etait « la Marguerite nouvelle » que revelait la Daae, une Marguerite d’une splendeur, d’un rayonnement encore insoupconnes. La salle tout entiere avait salue des mille clameurs de son inenarrable emoi, Christine qui sanglotait et qui defaillait dans les bras de ses camarades. On dut la transporter dans sa loge. Elle - 27 - semblait avoir rendu l’ame. Le grand critique P. de St-V. fixa le souvenir inoubliable de cette minute merveilleuse, dans une chronique qu’il intitula justement La Marguerite nouvelle. Comme un grand artiste qu’il etait, il decouvrait simplement que cette belle et douce enfant avait apporte ce soir-la, sur les planches de l’Opera, un peu plus que son art, c’est-a-dire son coeur. Aucun des amis de l’Opera n’ignorait que le coeur de Christine etait reste pur comme a quinze ans, et P. de St-V., declarait « que pour comprendre ce qui venait d’arriver a Daae, il etait dans la necessite d’imaginer qu’elle venait d’aimer pour la premiere fois ! Je suis peut-etre indiscret, ajoutait-il, mais l’amour seul est capable d’accomplir un pareil miracle, une aussi foudroyante transformation. Nous avons entendu, il y a deux ans, Christine Daae dans son concours du Conservatoire, et elle nous avait donne un espoir charmant. D’ou vient le sublime d’aujourd’hui ? S’il ne descend point du ciel sur les ailes de l’amour, il me faudra penser qu’il monte de l’enfer et que Christine, comme le maitre chanteur Ofterdingen, a passe un pacte avec le Diable ! Qui n’a pas entendu Christine chanter le trio final de Faust ne connait pas Faust : l’exaltation de la voix et l’ivresse sacree d’une ame pure ne sauraient aller au-dela ! » Cependant, quelques abonnes protestaient. Comment avaiton pu leur dissimuler si longtemps un pareil tresor ? Christine Daae avait ete jusqu’alors un Siebel convenable aupres de cette Marguerite un peu trop splendidement materielle qu’etait la Carlotta. Et il avait fallu l’absence incomprehensible et inexplicable de la Carlotta, a cette soiree de gala, pour qu’au pied leve la petite Daae put donner toute sa mesure dans une partie du programme reservee a la diva espagnole ! Enfin, comment, prives de Carlotta, MM. Debienne et Poligny s’etaient-ils adresses a la Daae ? Ils connaissaient donc son genie cache ? Et s’ils le connaissaient, pourquoi le cachaient-ils ? Et elle, pourquoi le cachait-elle ? Chose bizarre, on ne lui connaissait point de professeur actuel. Elle avait declare a plusieurs reprises que, desormais, elle travaillerait toute seule. Tout cela etait bien inexplicable. - 28 - Le comte de Chagny avait assiste, debout dans sa loge, a ce delire et s’y etait mele par ses bravos eclatants. Le comte de Chagny (Philippe-Georges-Marie) avait alors exactement quarante et un ans. C’etait un grand seigneur et un bel homme. D’une taille au-dessus de la moyenne, d’un visage agreable, malgre le front dur et des yeux un peu froids, il etait d’une politesse raffinee avec les femmes et un peu hautain avec les hommes, qui ne lui pardonnaient pas toujours ses succes dans le monde. Il avait un coeur excellent et une honnete conscience. Par la mort du vieux comte Philibert, il etait devenu le chef d’une des plus illustres et des plus antiques familles de France, dont les quartiers de noblesse remontaient a Louis le Hutin. La fortune des Chagny etait considerable, et quand le vieux comte, qui etait veuf, mourut, ce ne fut point une mince besogne pour Philippe, que celle qu’il dut accepter de gerer un aussi lourd patrimoine. Ses deux soeurs et son frere Raoul ne voulurent point entendre parler de partage, et ils resterent dans l’indivision, s’en remettant de tout a Philippe, comme si le droit d’ainesse n’avait point cesse d’exister. Quand les deux soeurs se marierent, – le meme jour, – elles reprirent leurs parts des mains de leur frere, non point comme une chose leur appartenant, mais comme une dot dont elles lui exprimerent leur reconnaissance. La comtesse de Chagny – nee de Moerogis de la Martyniere – etait morte en donnant le jour a Raoul, ne vingt ans apres son frere aine. Quand le vieux comte etait mort, Raoul avait douze ans. Philippe s’occupa activement de l’education de l’enfant. Il fut admirablement seconde dans cette tache par ses soeurs d’abord et puis par une vieille tante, veuve du marin, qui habitait Brest, et qui donna au jeune Raoul le gout des choses de la mer. Le jeune homme entra au Borda, en sortit dans les premiers numeros et accomplit tranquillement son tour du monde. Grace a de puissants appuis, il venait d’etre designe pour faire partie de l’expedition officielle du Requin, qui avait mission de rechercher dans les glaces du pole les survivants de l’expedition du d’Artois, dont on n’avait pas de nouvelles depuis trois ans. En attendant, il jouissait d’un long conge qui ne devait prendre fin que dans six - 29 - mois, et les douairieres du noble faubourg, en voyant cet enfant joli, qui paraissait si fragile, le plaignaient deja des rudes travaux qui l’attendaient. La timidite de ce marin, je serais presque tente de dire, son innocence, etait remarquable. Il semblait etre sorti la veille de la main des femmes. De fait, choye par ses deux soeurs et par sa vieille tante, il avait garde de cette education purement feminine des manieres presque candides, empreintes d’un charme que rien, jusqu’alors, n’avait pu ternir. A cette epoque, il avait un peu plus de vingt et un ans et en paraissait dix-huit. Il avait une petite moustache blonde, de beaux yeux bleus et un teint de fille. Philippe gatait beaucoup Raoul. D’abord, il en etait tres fier et prevoyait avec joie une carriere glorieuse pour son cadet dans cette marine ou l’un de leurs ancetres, le fameux Chagny de La Roche, avait tenu rang d’amiral. Il profitait du conge du jeune homme pour lui montrer Paris, que celui-ci ignorait a peu pres dans ce qu’il peut offrir de joie luxueuse et de plaisir artistique. Le comte estimait qu’a l’age de Raoul trop de sagesse n’est plus tout a fait sage. C’etait un caractere fort bien equilibre, que celui de Philippe, pondere dans ses travaux comme dans ses plaisirs, toujours d’une tenue parfaite, incapable de montrer a son frere un mechant exemple. Il l’emmena partout avec lui. Il lui fit meme connaitre le foyer de la danse. Je sais bien que l’on racontait que le comte etait du « dernier bien » avec la Sorelli. Mais quoi ! pouvait-on faire un crime a ce gentilhomme, reste celibataire, et qui, par consequent, avait bien des loisirs devant lui, surtout depuis que ses soeurs etaient etablies, de venir passer une heure ou deux, apres son diner, dans la compagnie d’une danseuse qui, evidemment, n’etait point tres, tres spirituelle, mais qui avait les plus jolis yeux du monde ? Et puis, il y a des endroits ou un vrai Parisien, quand il tient le rang du comte de Chagny, doit se montrer, et, a cette epoque, le foyer de la danse de l’Opera etait un de ces endroits-la. - 30 - Enfin, peut-etre Philippe n’eut-il pas conduit son frere dans les coulisses de l’Academie nationale de musique, si celui-ci n’avait ete le premier, a plusieurs reprises, a le lui demander avec une douce obstination dont le comte devait se souvenir plus tard. Philippe, apres avoir applaudi ce soir-la la Daae, s’etait tourne du cote de Raoul, et l’avait vu si pale qu’il en avait ete effraye. « Vous ne voyez donc point, avait dit Raoul, que cette femme se trouve mal ? » En effet, sur la scene, on devait soutenir Christine Daae. « C’est toi qui vas defaillir… fit le comte en se penchant vers Raoul. Qu’as-tu donc ? » Mais Raoul etait deja debout. « Allons, dit-il, la voix fremissante. – Ou veux-tu aller, Raoul ? interrogea le comte, etonne de l’emotion dans laquelle il trouvait son cadet. – Mais allons voir ! C’est la premiere fois qu’elle chante comme ca ! » Le comte fixa curieusement son frere et un leger sourire vint s’inscrire au coin de sa levre amusee. « Bah !… » Et il ajouta tout de suite : « Allons ! Allons ! » Il avait l’air enchante. Ils furent bientot a l’entree des abonnes, qui etait fort encombree. En attendant qu’il put penetrer sur la scene, Raoul dechirait ses gants d’un geste inconscient. Philippe, qui etait bon, - 31 - ne se moqua point de son impatience. Mais il etait renseigne. Il savait maintenant pourquoi Raoul etait distrait quand il lui parlait et aussi pourquoi il semblait prendre un si vif plaisir a ramener tous les sujets de conversation sur l’Opera. Ils penetrerent sur le plateau. Une foule d’habits noirs se pressaient vers le foyer de la danse ou se dirigeaient vers les loges des artistes. Aux cris des machinistes se melaient les allocutions vehementes des chefs de service. Les figurants du dernier tableau qui s’en vont, les « marcheuses » qui vous bousculent, un portant qui passe, une toile de fond qui descend du cintre, un praticable qu’on assujettit a grands coups de marteau, l’eternel « place au theatre » qui retentit a vos oreilles comme la menace de quelque catastrophe nouvelle pour votre huit-reflets ou d’un renfoncement solide pour vos reins, tel est l’evenement habituel des entractes qui ne manque jamais de troubler un novice comme le jeune homme a la petite moustache blonde, aux yeux bleus et au teint de fille qui traversait, aussi vite que l’encombrement le lui permettait, cette scene sur laquelle Christine Daae venait de triompher et sous laquelle Joseph Buquet venait de mourir. Ce soir-la, la confusion n’avait jamais ete plus complete, mais Raoul n’avait jamais ete moins timide. Il ecartait d’une epaule solide tout ce qui lui faisait obstacle, ne s’occupant point de ce qui se disait autour de lui, n’essayant point de comprendre les propos effares des machinistes. Il etait uniquement preoccupe du desir de voir celle dont la voix magique lui avait arrache le coeur. Oui, il sentait bien que son pauvre coeur tout neuf ne lui appartenait plus, Il avait bien essaye de le defendre depuis le jour ou Christine, qu’il avait connue toute petite, lui etait reapparue, Il avait ressenti en face d’elle une emotion tres douce qu’il avait voulu chasser, a la reflexion, car il s’etait jure, tant il avait le respect de lui-meme et de sa foi, de n’aimer que celle qui serait sa femme, et il ne pouvait, une seconde, naturellement, songer a epouser une chanteuse ; mais voila qu’a l’emotion tres douce avait succede une sensation atroce. Sensation ? Sentiment ? Il y avait - 32 - la-dedans du physique et du moral. Sa poitrine lui faisait mal, comme si on la lui avait ouverte pour lui prendre le coeur. Il sentait la un creux affreux, un vide reel qui ne pourrait jamais plus etre rempli que par le coeur de l’autre ! Ce sont la des evenements d’une psychologie particuliere qui, parait-il, ne peuvent etre compris que de ceux qui ont ete frappes, par l’amour, de ce coup etrange appele, dans le langage courant, « coup de foudre ». Le comte Philippe avait peine a le suivre. Il continuait de sourire. Au fond de la scene, passe la double porte qui s’ouvre sur les degres qui conduisent au foyer et sur ceux qui menent aux loges de gauche du rez-de-chaussee, Raoul dut s’arreter devant la petite troupe de rats qui, descendus a l’instant de leur grenier, encombraient le passage dans lequel il voulait s’engager. Plus d’un mot plaisant lui fut decoche par de petites levres fardees auxquelles il ne repondit point ; enfin, il put passer et s’enfonca dans l’ombre d’un corridor tout bruyant des exclamations que faisaient entendre d’enthousiastes admirateurs. Un nom couvrait toutes les rumeurs : Daae ! Daae ! Le comte, derriere Raoul, se disait : « Le coquin connait le chemin ! », et il se demandait comment il l’avait appris. Jamais il n’avait conduit lui-meme Raoul chez Christine. Il faut croire que celui-ci y etait alle tout seul pendant que le comte restait a l’ordinaire a bavarder au foyer avec la Sorelli, qui le priait souvent de demeurer pres d’elle jusqu’au moment ou elle entrait en scene, et qui avait parfois cette manie tyrannique de lui donner a garder les petites guetres avec lesquelles elle descendait de sa loge et dont elle garantissait le lustre de ses souliers de satin et la nettete de son maillot chair. La Sorelli avait une excuse : elle avait perdu sa mere. Le comte, remettant a quelques minutes la visite qu’il devait faire a la Sorelli, suivait donc la galerie qui conduisait chez la Daae, et constatait que ce corridor n’avait jamais ete aussi frequente que ce soir, ou tout le theatre semblait bouleverse du succes de l’artiste et aussi de son evanouissement. Car la belle - 33 - enfant n’avait pas encore repris connaissance, et on etait alle chercher le docteur du theatre, qui arriva sur ces entrefaites, bousculant les groupes et suivi de pres par Raoul, qui lui marchait sur les talons. Ainsi, le medecin et l’amoureux se trouverent dans le meme moment aux cotes de Christine, qui recut les premiers soins de l’un et ouvrit les yeux dans les bras de l’autre. Le comte etait reste, avec beaucoup d’autres, sur le seuil de la porte devant laquelle on s’etouffait. « Ne trouvez-vous point, docteur, que ces messieurs devraient “degager” un peu la loge ? demanda Raoul avec une incroyable audace. On ne peut plus respirer ici. – Mais vous avez parfaitement raison », acquiesca le docteur, et il mit tout le monde a la porte, a l’exception de Raoul et de la femme de chambre. Celle-ci regardait Raoul avec des yeux agrandis par le plus sincere ahurissement. Elle ne l’avait jamais vu. Elle n’osa pas toutefois le questionner. Et le docteur s’imagina que si le jeune homme agissait ainsi, c’etait evidemment parce qu’il en avait le droit. Si bien que le vicomte resta dans cette loge a contempler la Daae renaissant a la vie, pendant que les deux directeurs, MM. Debienne et Poligny eux-memes, qui etaient venus pour exprimer leur admiration a leur pensionnaire, etaient refoules dans le couloir, avec des habits noirs. Le comte de Chagny, rejete comme les autres dans le corridor, riait aux eclats. « Ah ! le coquin ! Ah ! le coquin ! » Et il ajoutait, in petto : « Fiez-vous donc a ces jouvenceaux qui prennent des airs de petites filles ! » - 34 - Il etait radieux. Il conclut : « C’est un Chagny ! » et il se dirigea vers la loge de la Sorelli ; mais celle-ci descendait au foyer avec son petit troupeau tremblant de peur, et le comte la rencontra en chemin, comme il a ete dit. Dans la loge, Christine Daae avait pousse un profond soupir auquel avait repondu un gemissement. Elle tourna la tete et vit Raoul et tressaillit. Elle regarda le docteur auquel elle sourit, puis sa femme de chambre, puis encore Raoul. « Monsieur ! demanda-t-elle a ce dernier, d’une voix qui n’etait encore qu’un souffle… qui etes-vous ? – Mademoiselle, repondit le jeune homme qui mit un genou en terre et deposa un ardent baiser sur la main de la diva, mademoiselle, je suis le petit enfant qui est alle ramasser votre echarpe dans la mer. » Christine regarda encore le docteur et la femme de chambre et tous trois se mirent a rire. Raoul se releva tres rouge. « Mademoiselle, puisqu’il vous plait de ne point me reconnaitre, je voudrais vous dire quelque chose en particulier, quelque chose de tres important. – Quand j’irai mieux, monsieur, voulez-vous ?… – et sa voix tremblait. – Vous etes tres gentil… – Mais il faut vous en aller… ajouta le docteur avec son plus aimable sourire. Laissez-moi soigner mademoiselle. – Je ne suis pas malade », fit tout a coup Christine avec une energie aussi etrange qu’inattendue. - 35 - Et elle se leva en se passant d’un geste rapide une main sur les paupieres. « Je vous remercie, docteur !… J’ai besoin de rester seule… Allez-vous-en tous ! je vous en prie… laissez-moi… Je suis tres nerveuse ce soir… » Le medecin voulut faire entendre quelques protestations, mais devant l’agitation de la jeune femme, il estima que le meilleur remede a un pareil etat consistait a ne point la contrarier. Et il s’en alla avec Raoul, qui se trouva dans le couloir, tres desempare. Le docteur lui dit : « Je ne la reconnais plus ce soir… elle, ordinairement si douce… » Et il le quitta. Raoul restait seul. Toute cette partie du theatre etait deserte maintenant. On devait proceder a la ceremonie d’adieux, au foyer de la danse. Raoul pensa que la Daae s’y rendrait peut-etre et il attendit dans la solitude et le silence. Il se dissimula meme dans l’ombre propice d’un coin de porte. Il avait toujours cette affreuse douleur a la place du coeur. Et c’etait de cela qu’il voulait parler a la Daae, sans retard. Soudain la loge s’ouvrit et il vit la soubrette qui s’en allait toute seule, emportant des paquets. Il l’arreta au passage et lui demanda des nouvelles de sa maitresse. Elle lui repondit en riant que celle-ci allait tout a fait bien, mais qu’il ne fallait point la deranger parce qu’elle desirait rester seule. Et elle se sauva. Une idee traversa la cervelle embrasee de Raoul : Evidemment la Daae voulait rester seule pour lui !… Ne lui avaitil point dit qu’il desirait l’entretenir particulierement et n’etait-ce point la la raison pour laquelle elle avait fait le vide autour d’elle ? Respirant a peine, il se rapprocha de sa loge et l’oreille penchee contre la porte pour entendre ce qu’on allait lui repondre, et il se disposa a frapper. Mais sa main retomba. Il venait de percevoir, - 36 - dans la loge, une voix d’homme, qui disait sur une intonation singulierement autoritaire : « Christine, il faut m’aimer ! » Et la voix de Christine, douloureuse, que l’on devinait accompagnee de larmes, une voix tremblante, repondait : « Comment pouvez-vous me dire cela ? Moi qui ne chante que pour vous ! » Raoul s’appuya au panneau, tant il souffrait. Son coeur, qu’il croyait parti pour toujours, etait revenu dans sa poitrine et lui donnait des coups retentissants. Tout le couloir en resonnait et les oreilles de Raoul en etaient comme assourdies. Surement, si son coeur continuait a faire autant de tapage, on allait l’entendre, on allait ouvrir la porte et le jeune homme serait honteusement chasse. Quelle position pour un Chagny ! Ecouter derriere une porte ! Il prit son coeur a deux mains pour le faire taire. Mais un coeur, ce n’est point la gueule d’un chien et meme quand on tient la gueule d’un chien a deux mains, – un chien qui aboie insupportablement, – on l’entend gronder toujours. La voix d’homme reprit : « Vous devez etre bien fatiguee ? – Oh ! ce soir, je vous ai donne mon ame et je suis morte. – Ton ame est bien belle, mon enfant, reprit la voix grave d’homme et je te remercie. Il n’y a point d’empereur qui ait recu un pareil cadeau ! Les anges ont pleure ce soir. » Apres ces mots : les anges ont pleure ce soir, le vicomte n’entendit plus rien. Cependant, il ne s’en alla point, mais, comme il craignait d’etre surpris, il se rejeta dans son coin d’ombre, decide a - 37 - attendre la que l’homme quittat la loge. A la meme heure il venait d’apprendre l’amour et la haine. Il savait qu’il aimait. Il voulait connaitre qui il haissait. A sa grande stupefaction la porte s’ouvrit, et Christine Daae, enveloppee de fourrures et la figure cachee sous une dentelle, sortit seule. Elle referma la porte, mais Raoul observa qu’elle ne refermait point a clef. Elle passa. Il ne la suivit meme point des yeux, car ses yeux etaient sur la porte qui ne se rouvrait pas. Alors, le couloir etant a nouveau desert, il le traversa. Il ouvrit la porte de la loge et la referma aussitot derriere lui. Il se trouvait dans la plus opaque obscurite. On avait eteint le gaz. « Il y a quelqu’un ici ! fit Raoul d’une voix vibrante. Pourquoi se cache-t-il ? » Et ce disant, il s’appuyait toujours du dos a la porte close. La nuit et le silence. Raoul n’entendait que le bruit de sa propre respiration. Il ne se rendait certainement point compte que l’indiscretion de sa conduite depassait tout ce que l’on pouvait imaginer. « Vous ne sortirez d’ici que lorsque je le permettrai ! s’ecria le jeune homme. Si vous ne me repondez pas, vous etes un lache ! Mais je saurai bien vous demasquer ! » Et il fit craquer son allumette. La flamme eclaira la loge. Il n’y avait personne dans la loge ! Raoul, apres avoir pris soin de fermer la porte a clef, alluma les globes, les lampes. Il penetra dans le cabinet de toilette, ouvrit les armoires, chercha, tata de ses mains moites les murs. Rien ! « Ah ! ca, dit-il tout haut, est-ce que je deviens fou ? » Il resta ainsi dix minutes, a ecouter le sifflement du gaz dans la paix de cette loge abandonnee ; amoureux, il ne songea meme point a derober un ruban qui lui eut apporte le parfum de celle - 38 - qu’il aimait. Il sortit, ne sachant plus ce qu’il faisait ni ou il allait. A un moment de son incoherente deambulation, un air glace vint le frapper au visage. Il se trouvait au bas d’un etroit escalier que descendait, derriere lui, un cortege d’ouvriers penches sur une espece de brancard que recouvrait un linge blanc. « La sortie, s’il vous plait ? fit-il a l’un de ces hommes. – Vous voyez bien ! en face de vous, lui fut-il repondu. La porte est ouverte. Mais laissez-nous passer. » Il demanda machinalement en montrant le brancard : « Qu’est-ce que c’est que ca ? » L’ouvrier repondit : « Ca, c’est Joseph Buquet que l’on a trouve pendu dans le troisieme dessous, entre un portant et un decor du Roi de Lahore. » Il s’effaca devant le cortege, salua et sortit. - 39 - III Ou pour la premiere fois, MM. Debienne et Poligny donnent, en secret, aux nouveaux directeurs de l’Opera, MM. Armand Monchardin et Firmin Richard, la veritable et mysterieuse raison de leur depart de l’Academie nationale de musique Pendant ce temps avait lieu la ceremonie des adieux. J’ai dit que cette fete magnifique avait ete donnee, a l’occasion de leur depart de l’Opera, par MM. Debienne et Poligny qui avaient voulu mourir comme nous disons aujourd’hui : en beaute. Ils avaient ete aides dans la realisation de ce programme ideal et funebre, par tout ce qui comptait alors a Paris dans la societe et dans les arts. Tout ce monde s’etait donne rendez-vous au foyer de la danse, ou la Sorelli attendait, une coupe de champagne a la main et un petit discours prepare au bout de la langue, les directeurs demissionnaires. Derriere elle, ses jeunes et vieilles camarades du corps de ballet se pressaient, les unes s’entretenant a voix basse des evenements du jour, les autres adressant discretement des signes d’intelligence a leurs amis, dont la foule bavarde entourait deja le buffet, qui avait ete dresse sur le plancher en pente, entre la danse guerriere et la danse champetre de M. Boulenger. Quelques danseuses avaient deja revetu leurs toilettes de ville ; la plupart avaient encore leur jupe de gaze legere ; mais toutes avaient cru devoir prendre des figures de circonstance. Seule, la petite Jammes dont les quinze printemps semblaient deja avoir oublie dans leur insouciance – heureux age – le fantome et la mort de Joseph Buquet, n’arretait point de caqueter, babiller, sautiller, faire des niches, si bien que, MM. Debienne et Poligny apparaissant sur les marches du foyer - 40 - de la danse, elle fut rappelee severement a l’ordre par la Sorelli, impatiente. Tout le monde remarqua que MM. les directeurs demissionnaires avaient l’air gai, ce qui, en province, n’eut paru naturel a personne, mais ce qui, a Paris, fut trouve de fort bon gout. Celui-la ne sera jamais Parisien qui n’aura point appris a mettre un masque de joie sur ses douleurs et le « loup » de la tristesse, de l’ennui ou de l’indifference sur son intime allegresse. Vous savez qu’un de vos amis est dans la peine, n’essayez point de le consoler ; il vous dira qu’il l’est deja ; mais s’il lui est arrive quelque evenement heureux, gardez-vous de l’en feliciter ; il trouve sa bonne fortune si naturelle qu’il s’etonnera qu’on lui en parle. A Paris, on est toujours au bal masque et ce n’est point au foyer de la danse que des personnages aussi « avertis » que MM. Debienne et Poligny eussent commis la faute de montrer leur chagrin qui etait reel. Et ils souriaient deja trop a la Sorelli, qui commencait a debiter son compliment quand une reclamation de cette petite folle de Jammes vint briser le sourire de MM. les directeurs d’une facon si brutale que la figure de desolation et d’effroi qui etait dessous, apparut aux yeux de tous : « Le fantome de l’Opera ! » Jammes avait jete cette phrase sur un ton d’indicible terreur et son doigt designait dans la foule des habits noirs un visage si bleme, si lugubre et si laid, avec les trous noirs des arcades sourcilieres si profonds, que cette tete de mort ainsi designee remporta immediatement un succes fou. « Le fantome de l’Opera ! Le fantome de l’Opera ! » Et l’on riait, et l’on se bousculait, et l’on voulait offrir a boire au fantome de l’Opera ; mais il avait disparu ! Il s’etait glisse dans la foule et on le rechercha en vain, cependant que deux vieux messieurs essayaient de calmer la petite Jammes et que la petite Giry poussait des cris de paon. - 41 - La Sorelli etait furieuse : elle n’avait pas pu achever son discours ; MM. Debienne et Poligny l’avaient embrassee, remerciee et s’etaient sauves aussi rapides que le fantome luimeme. Nul ne s’en etonna, car on savait qu’ils devaient subir la meme ceremonie a l’etage superieur, au foyer du chant, et qu’enfin leurs amis intimes seraient recus une derniere fois par eux dans le grand vestibule du cabinet directorial, ou un veritable souper les attendait. Et c’est la que nous les retrouverons avec les nouveaux directeurs MM. Armand Moncharmin et Firmin Richard. Les premiers connaissaient a peine les seconds, mais ils se repandirent en grandes protestations d’amitie et ceux-ci leur repondirent par mille compliments ; de telle sorte que ceux des invites qui avaient redoute une soiree un peu maussade montrerent immediatement des mines rejouies. Le souper fut presque gai et l’occasion s’etant presentee de plusieurs toasts, M. le commissaire du gouvernement y fut si particulierement habile, melant la gloire du passe aux succes de l’avenir, que la plus grande cordialite regna bientot parmi les convives. La transmission des pouvoirs directoriaux s’etait faite la veille, le plus simplement possible, et les questions qui restaient a regler entre l’ancienne et la nouvelle direction y avaient ete resolues sous la presidence du commissaire du gouvernement dans un si grand desir d’entente de part et d’autre, qu’en verite on ne pouvait s’etonner, dans cette soiree memorable, de trouver quatre visages de directeurs aussi souriants. MM. Debienne et Poligny avaient deja remis a MM. Armand Moncharmin et Firmin Richard les deux clefs minuscules, les passe-partout qui ouvraient toutes les portes de l’Academie nationale de musique, – plusieurs milliers. – Et prestement ces petites clefs, objet de la curiosite generale, passaient de main en main quand l’attention de quelques-uns fut detournee par la decouverte qu’ils venaient de faire, au bout de la table, de cette etrange et bleme et fantastique figure aux yeux caves qui etait - 42 - deja apparue au foyer de la danse et qui avait ete saluee par la petite Jammes de cette apostrophe : « Le fantome de l’Opera ! » Il etait la, comme le plus naturel des convives, sauf qu’il ne mangeait ni ne buvait. Ceux qui avaient commence a le regarder en souriant, avaient fini par detourner la tete, tant cette vision portait immediatement l’esprit aux pensers3 les plus funebres. Nul ne recommenca la plaisanterie du foyer, nul ne s’ecria : « Voila le fantome de l’Opera ! » Il n’avait pas prononce un mot, et ses voisins eux-memes n’eussent pu dire a quel moment precis il etait venu s’asseoir la, mais chacun pensa que si les morts revenaient parfois s’asseoir a la table des vivants, ils ne pouvaient montrer de plus macabre visage. Les amis de MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin crurent que ce convive decharne etait un intime de MM. Debienne et Poligny, tandis que les amis de MM. Debienne et Poligny penserent que ce cadavre appartenait a la clientele de MM. Richard et Moncharmin. De telle sorte qu’aucune demande d’explication, aucune reflexion deplaisante, aucune facetie de mauvais gout ne risqua de froisser cet hote d’outre-tombe. Quelques convives qui etaient au courant de la legende du fantome et qui connaissaient la description qu’en avait faite le chef machiniste, – ils ignoraient la mort de Joseph Buquet, – trouvaient in petto que l’homme du bout de la table aurait tres bien pu passer pour la realisation vivante du personnage cree, selon eux, par l’indecrottable superstition du personnel de l’Opera ; et cependant, selon la legende, le fantome n’avait pas de nez et ce personnage en avait un, mais M. Moncharmin affirme dans ses « memoires » que le nez du convive etait transparent. « Son nez, dit-il, etait long, fin, et transparent » – et j’ajouterai que cela pouvait etre un faux nez. M. Moncharmin a pu prendre 3 Note de l’editeur : meme sens que pensees ; terme employe en poesie. - 43 - pour de la transparence ce qui n’etait que luisant. Tout le monde sait que la science fait d’admirables faux nez pour ceux qui en ont ete prives par la nature ou par quelque operation. En realite, le fantome est-il venu s’asseoir, cette nuit-la, au banquet des directeurs sans y avoir ete invite ? Et pouvons-nous etre surs que cette figure etait celle du fantome de l’Opera lui-meme ? Qui oserait le dire ? Si je parle de cet incident ici, ce n’est point que je veuille une seconde faire croire ou tenter de faire croire au lecteur que le fantome ait ete capable d’une aussi superbe audace, mais parce qu’en somme la chose est tres possible. Et en voici, semble-t-il, une raison suffisante. M. Armand Moncharmin, toujours dans ses « memoires », dit textuellement : – Chapitre XI : « Quand je songe a cette premiere soiree, je ne puis separer la confidence qui nous fut faite, dans leur cabinet, par MM. Debienne et Poligny de la presence a notre souper de ce fantomatique personnage que nul de nous ne connaissait. » Voici exactement ce qui se passa : MM. Debienne et Poligny, places au milieu de la table, n’avaient pas encore apercu l’homme a la tete de mort, quand celui-ci se mit tout a coup a parler. « Les rats ont raison, dit-il. La mort de ce pauvre Buquet n’est peut-etre point si naturelle qu’on le croit. » Debienne et Poligny sursauterent. « Buquet est mort ? s’ecrierent-ils. – Oui, repliqua tranquillement l’homme ou l’ombre d’homme… Il a ete trouve pendu, ce soir, dans le troisieme dessous, entre une ferme et un decor du Roi de Lahore. » Les deux directeurs, ou plutot ex-directeurs, se leverent aussitot, en fixant etrangement leur interlocuteur. Ils etaient agites plus que de raison, c’est-a-dire plus qu’on a raison de l’etre - 44 - par l’annonce de la pendaison d’un chef machiniste. Ils se regarderent tous deux. Ils etaient devenus plus pales que la nappe. Enfin, Debienne fit signe a MM. Richard et Moncharmin : Poligny prononca quelques paroles d’excuse a l’adresse des convives, et tous quatre passerent dans le bureau directorial. Je laisse la parole a M. Moncharmin. « MM. Debienne et Poligny semblaient de plus en plus agites, raconte-t-il dans ses memoires, et il nous parut qu’ils avaient quelque chose a nous dire qui les embarrassait fort. D’abord, ils nous demanderent si nous connaissions l’individu, assis au bout de la table, qui leur avait appris la mort de Joseph Buquet, et, sur notre reponse negative, ils se montrerent encore plus troubles. Ils nous prirent les passepartout des mains, les considererent un instant, hocherent la tete, puis nous donnerent le conseil de faire faire de nouvelles serrures, dans le plus grand secret, pour les appartements, cabinets et objets dont nous pouvions desirer la fermeture hermetique. Ils etaient si droles en disant cela, que nous nous primes a rire en leur demandant s’il y avait des voleurs a l’Opera ? Ils nous repondirent qu’il y avait quelque chose de pire qui etait le fantome. Nous recommencames a rire, persuades qu’ils se livraient a quelque plaisanterie qui devait etre comme le couronnement de cette petite fete intime. Et puis, sur leur priere, nous reprimes notre « serieux », decides a entrer, pour leur faire plaisir, dans cette sorte de jeu. Ils nous dirent que jamais ils ne nous auraient parle du fantome, s’ils n’avaient recu l’ordre formel du fantome lui-meme de nous engager a nous montrer aimables avec celui-ci et a lui accorder tout ce qu’il nous demanderait. Cependant, trop heureux de quitter un domaine ou regnait en maitresse cette ombre tyrannique et d’en etre debarrasses du coup, ils avaient hesite jusqu’au dernier moment a nous faire part d’une aussi curieuse aventure a laquelle certainement nos esprits sceptiques n’etaient point prepares, quand l’annonce de la mort de Joseph Buquet leur avait brutalement rappele que, chaque fois qu’ils n’avaient point obei aux desirs du fantome, quelque - 45 - evenement fantasque ou funeste avait vite fait de les ramener au sentiment de leur dependance. » Pendant ces discours inattendus prononces sur le ton de la confidence la plus secrete et la plus importante, je regardais Richard. Richard, au temps qu’il etait etudiant, avait eu une reputation de farceur, c’est-a-dire qu’il n’ignorait aucune des mille et une manieres que l’on a de se moquer les uns des autres, et les concierges du boulevard Saint-Michel en ont su quelque chose. Aussi semblait-il gouter fort le plat qu’on lui servait a son tour. Il n’en perdait pas une bouchee, bien que le condiment fut un peu macabre a cause de la mort de Buquet. Il hochait la tete avec tristesse, et sa mine, au fur et a mesure que les autres parlaient, devenait lamentable comme celle d’un homme qui regrettait amerement cette affaire de l’Opera maintenant qu’il apprenait qu’il y avait un fantome dedans. Je ne pouvais faire mieux que de copier servilement cette attitude desesperee. Cependant, malgre tous nos efforts, nous ne pumes, a la fin, nous empecher de « pouffer » a la barbe de MM. Debienne et Poligny qui, nous voyant passer sans transition de l’etat d’esprit le plus sombre a la gaiete la plus insolente, firent comme s’ils croyaient que nous etions devenus fous. La farce se prolongeant un peu trop, Richard demanda, moitie figue moitie raisin : « Mais enfin qu’est-ce qu’il veut ce fantome-la ? » M. Poligny se dirigea vers son bureau et en revint avec une copie du cahier des charges. Le cahier des charges commence par ces mots : « La direction de l’Opera sera tenue de donner aux representations de l’Academie nationale de musique la splendeur qui convient a la premiere scene lyrique francaise », et se termine par l’article 98 ainsi concu : « Le present privilege pourra etre retire : - 46 - 1° Si le directeur contrevient aux dispositions stipulees dans le cahier des charges. » Suivent ces dispositions. Cette copie, dit M. Moncharmin, etait a l’encre noire et entierement conforme a celle que nous possedions. Cependant nous vimes que le cahier des charges que nous soumettait M. Poligny comportait in fine un alinea, ecrit a l’encre rouge, – ecriture bizarre et tourmentee, comme si elle eut ete tracee a coups de bout d’allumettes, ecriture d’enfant qui n’aurait pas cesse de faire des batons et qui ne saurait pas encore relier ses lettres. Et cet alinea qui allongeait si etrangement l’article 98, – disait textuellement : 5 ° Si le directeur retarde de plus de quinze jours la mensualite qu’il doit au fantome de l’Opera, mensualite fixee jusqu’a nouvel ordre a 20 000 francs – 240 000 francs par an. M. de Poligny, d’un doigt hesitant, nous montrait cette clause supreme, a laquelle nous ne nous attendions certainement pas. « C’est tout ? Il ne veut pas autre chose ? demanda Richard avec le plus grand sang-froid. – Si », repliqua Poligny. Et il feuilleta encore le cahier des charges et lut : « ART. 63. – La grande avant-scene de droite des premieres n° 1, sera reservee a toutes les representations pour le chef de l’Etat. - 47 - La baignoire n° 20, le lundi, et la premiere loge n° 30, les mercredis et vendredis, seront mises a la disposition du ministre. La deuxieme loge n° 27 sera reservee chaque jour pour l’usage des prefets de la Seine et de police. » Et encore, en fin de cet article, M. Poligny nous montra une ligne a l’encre rouge qui y avait ete ajoutee. La premiere loge n° 5 sera mise a toutes les representations a la disposition du fantome de l’Opera. Sur ce dernier coup, nous ne pumes que nous lever et serrer chaleureusement les mains de nos deux predecesseurs en les felicitant d’avoir imagine cette charmante plaisanterie, qui prouvait que la vieille gaiete francaise ne perdait jamais ses droits. Richard crut meme devoir ajouter qu’il comprenait maintenant pourquoi MM. Debienne et Poligny quittaient la direction de l’Academie nationale de musique. Les affaires n’etaient plus possibles avec un fantome aussi exigeant. « Evidemment, repliqua sans sourciller M. Poligny : 240 000 francs ne se trouvent pas sous le fer d’un cheval. Et avez-vous compte ce que peut nous couter la non-location de la premiere loge n° 5 reservee au fantome a toutes les representations ? Sans compter que nous avons ete obliges d’en rembourser l’abonnement, c’est effrayant ! Vraiment, nous ne travaillons pas pour entretenir des fantomes !… Nous preferons nous en aller ! – Oui, repeta M. Debienne, nous preferons nous en aller ! Allons-nous-en ! » Et il se leva. Richard dit : « Mais enfin, il me semble que vous etes bien bons avec ce fantome. Si j’avais un fantome aussi genant que ca, je n’hesiterais pas a le faire arreter… - 48 - – Mais ou ? Mais comment ? s’ecrierent-ils en choeur ; nous ne l’avons jamais vu ! – Mais quand il vient dans sa loge ? – Nous ne l’avons jamais vu dans sa loge. – Alors, louez-la. – Louer la loge du fantome de l’Opera ! Eh bien, messieurs, essayez ! » Sur quoi, nous sortimes tous quatre du cabinet directorial. Richard et moi nous n’avions jamais « tant ri ». - 49 - IV La loge n° 5 Armand Moncharmin a ecrit de si volumineux memoires qu’en ce qui concerne particulierement la periode assez longue de sa co-direction, on est en droit de se demander s’il trouva jamais le temps de s’occuper de l’Opera autrement qu’en racontant ce qui s’y passait. M. Moncharmin ne connaissait pas une note de musique, mais il tutoyait le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, avait fait un peu de journalisme sur le boulevard et jouissait d’une assez grosse fortune. Enfin, c’etait un charmant garcon et qui ne manquait point d’intelligence puisque, decide a commanditer l’Opera, il avait su choisir celui qui en serait l’utile directeur et etait alle tout droit a Firmin Richard. Firmin Richard etait un musicien distingue et un galant homme. Voici le portrait qu’en trace, au moment de sa prise de possession, la Revue des theatres : « M. Firmin Richard est age de cinquante ans environ, de haute taille, de robuste encolure, sans embonpoint. Il a de la prestance et de la distinction, haut en couleur, les cheveux plantes dru, un peu bas et tailles en brosse, la barbe a l’unisson des cheveux, l’aspect de la physionomie a quelque chose d’un peu triste que tempere aussitot un regard franc et droit joint a un sourire charmant. « M. Firmin Richard est un musicien tres distingue. Harmoniste habile, contrepointiste savant, la grandeur est le principal caractere de sa composition. Il a publie de la musique de chambre tres appreciee des amateurs, de la musique pour piano, sonates ou pieces fugitives remplies d’originalite, un recueil de melodies. Enfin, La Mort d’Hercule, executee aux concerts du Conservatoire, respire un souffle epique qui fait songer a Gluck, un des maitres veneres de M. Firmin Richard. Toutefois, s’il adore Gluck, il n’en aime pas moins Piccini ; M. Richard prend son plaisir ou il le trouve. Plein d’admiration pour Piccini, il s’incline devant Meyerbeer, il se delecte de Cimarosa et nul n’apprecie mieux que lui l’inimitable genie de - 50 - Weber. Enfin, en ce qui concerne Wagner, M. Richard n’est pas loin de pretendre qu’il est, lui, Richard, le premier en France et peut-etre le seul a l’avoir compris. » J’arrete ici ma citation, d’ou il me semble resulter assez clairement que si M. Firmin Richard aimait a peu pres toute la musique et tous les musiciens, il etait du devoir de tous les musiciens d’aimer M. Firmin Richard. Disons en terminant ce rapide portrait que M. Richard etait ce qu’on est convenu d’appeler un autoritaire, c’est-a-dire qu’il avait un fort mauvais caractere. Les premiers jours que les deux associes passerent a l’Opera furent tout a la joie de se sentir les maitres d’une aussi vaste et belle entreprise et ils avaient certainement oublie cette curieuse et bizarre histoire du fantome quand se produisit un incident qui leur prouva que – s’il y avait farce – la farce n’etait point terminee. M. Firmin Richard arriva ce matin-la a onze heures a son bureau. Son secretaire, M. Remy, lui montra une demi-douzaine de lettres qu’il n’avait point decachetees parce qu’elles portaient la mention « personnelle ». L’une de ces lettres attira tout de suite l’attention de Richard non seulement parce que la suscription de l’enveloppe etait a l’encre rouge, mais encore parce qu’il lui sembla avoir vu deja quelque part cette ecriture. Il ne chercha point longtemps : c’etait l’ecriture rouge avec laquelle on avait complete si etrangement le cahier des charges. Il en reconnut l’allure batonnante et enfantine. Il la decacheta et lut : Mon cher directeur, je vous demande pardon de venir vous troubler en ces moments si precieux ou vous decidez du sort des meilleurs artistes de l’Opera, ou vous renouvelez d’importants engagements et ou vous en concluez de nouveaux ; et cela avec une surete de vue, une entente du theatre, une science du public et de ses gouts, une autorite qui a ete bien pres de stupefier ma vieille experience. Je suis au courant de ce que vous venez de - 51 - faire pour la Carlotta, la Sorelli et la petite Jammes, et pour quelques autres dont vous avez devine les admirables qualites, le talent ou le genie. – (Vous savez bien de qui je parle quand j’ecris ces mots-la ; ce n’est evidemment point pour la Carlotta, qui chante comme une seringue et qui n’aurait jamais du quitter les Ambassadeurs ni le cafe Jacquin ; ni pour la Sorelli, qui a surtout du succes dans la carrosserie ; ni pour la petite Jammes, qui danse comme un veau dans la prairie. Ce n’est point non plus pour Christine Daae, dont le genie est certain, mais que vous laissez avec un soin jaloux a l’ecart de toute importante creation.) – Enfin, vous etes libres d’administrer votre petite affaire comme bon vous semble, n’est-ce pas ? Tout de meme, je desirerais profiter de ce que vous n’avez pas encore jete Christine Daae a la porte pour l’entendre ce soir dans le role de Siebel, puisque celui de Marguerite, depuis son triomphe de l’autre jour, lui est interdit, et je vous prierai de ne point disposer de ma loge aujourd’hui ni les jours suivants ; car je ne terminerai pas cette lettre sans vous avouer combien j’ai ete desagreablement surpris, ces temps derniers, en arrivant a l’Opera, d’apprendre que ma loge avait ete louee, – au bureau de location, – sur vos ordres. Je n’ai point proteste, d’abord parce que je suis l’ennemi du scandale, ensuite parce que je m’imaginais que vos predecesseurs, MM. Debienne et Poligny, qui ont toujours ete charmants pour moi, avaient neglige avant leur depart de vous parler de mes petites manies. Or, je viens de recevoir la reponse de MM. Debienne et Poligny a ma demande d’explications, reponse qui me prouve que vous etes au courant de mon cahier des charges et par consequent que vous vous moquez outrageusement de moi. Si vous voulez que nous vivions en paix, il ne faut pas commencer par m’enlever ma loge ! Sous le benefice de ces petites observations, veuillez me considerer, mon cher directeur, comme votre tres humble et tres obeissant serviteur. Signe… F. de l’Opera. - 52 - Cette lettre etait accompagnee d’un extrait de la petite correspondance de la Revue theatrale, ou on lisait ceci : « F. de l’O. : R. et M. sont inexcusables. Nous les avons prevenus et nous leur avons laisse entre les mains votre cahier des charges. Salutations ! » M. Firmin Richard avait a peine termine cette lecture que la porte de son cabinet s’ouvrait et que M. Armand Moncharmin venait au-devant de lui, une lettre a la main, absolument semblable a celle que son collegue avait recue. Ils se regarderent en eclatant de rire. « La plaisanterie continue, fit M. Richard ; mais elle n’est pas drole ! – Qu’est-ce que ca signifie ? demanda M. Moncharmin. Pensent-ils que parce qu’ils ont ete directeurs de l’Opera nous allons leur conceder une loge a perpetuite ? » Car, pour le premier comme pour le second, il ne faisait point de doute que la double missive ne fut le fruit de la collaboration facetieuse de leurs predecesseurs. « Je ne suis point d’humeur a me laisser longtemps berner ! declara Firmin Richard. – C’est inoffensif ! » observa Armand Moncharmin. « Au fait, qu’est-ce qu’ils veulent ? Une loge pour ce soir ? » M. Firmin Richard donna l’ordre a son secretaire d’envoyer la premiere loge n° 5 a MM. Debienne et Poligny, si elle n’etait pas louee. Elle ne l’etait pas. Elle leur fut expediee sur-le-champ. MM. Debienne et Poligny habitaient : le premier, au coin de la - 53 - rue Scribe et du boulevard des Capucines ; le second, rue Auber. Les deux lettres du fantome F. de l’Opera avaient ete mises au bureau de poste du boulevard des Capucines. C’est Moncharmin qui le remarqua en examinant les enveloppes. « Tu vois bien ! » fit Richard. Ils hausserent les epaules et regretterent que des gens de cet age s’amusassent encore a des jeux aussi innocents. « Tout de meme, ils auraient pu etre polis ! fit observer Moncharmin. As-tu vu comme ils nous traitent a propos de la Carlotta, de la Sorelli et de la petite Jammes ? – Eh bien, cher, ces gens-la sont malades de jalousie !… Quand je pense qu’ils sont alles jusqu’a payer une petite correspondance a la Revue theatrale !… Ils n’ont donc plus rien a faire ? – A propos ! dit encore Moncharmin, ils ont l’air de s’interesser beaucoup a la petite Christine Daae… – Tu sais aussi bien que moi qu’elle a la reputation d’etre sage ! repondit Richard. – On vole si souvent sa reputation, repliqua Moncharmin. Est-ce que je n’ai pas, moi, la reputation de me connaitre en musique, et j’ignore la difference qu’il y a entre la clef de sol et la clef de fa. – Tu n’as jamais eu cette reputation-la, declara Richard, rassure-toi. » La-dessus, Firmin Richard donna l’ordre a l’huissier de faire entrer les artistes qui, depuis deux heures, se promenaient dans le grand couloir de l’administration en attendant que la porte - 54 - directoriale s’ouvrit, cette porte derriere laquelle les attendaient la gloire et l’argent… ou le conge. Toute cette journee se passa en discussions, pourparlers, signatures ou ruptures de contrats ; aussi je vous prie de croire que ce soir-la – le soir du 25 janvier – nos deux directeurs, fatigues par une apre journee de coleres, d’intrigues, de recommandations, de menaces, de protestations d’amour ou de haine, se coucherent de bonne heure, sans avoir meme la curiosite d’aller jeter un coup d’oeil dans la loge n° 5, pour savoir si MM. Debienne et Poligny trouvaient le spectacle a leur gout. L’Opera n’avait point chome depuis le depart de l’ancienne direction, et M. Richard avait fait proceder aux quelques travaux necessaires, sans interrompre le cours des representations. Le lendemain matin, MM. Richard et Moncharmin trouverent dans leur courrier, d’une part, une carte de remerciement du fantome, ainsi concue : Mon cher Directeur, Merci. Charmante soiree. Daae exquise. Soignez les choeurs. La Carlotta, magnifique et banal instrument. Vous ecrirai bientot pour les 240 000 francs, – exactement 233 424 fr 70 ; MM. Debienne et Poligny m’ayant fait parvenir les 6575 fr 30, representant les dix premiers jours de ma pension de cette annee, – leurs privileges finissant le 10 au soir. Serviteur F. de l’O. D’autre part, une lettre de MM. Debienne et Poligny : Messieurs, - 55 - Nous vous remercions de votre aimable attention, mais vous comprendrez facilement que la perspective de reentendre Faust, si douce soit-elle a d’anciens directeurs de l’Opera, ne puisse nous faire oublier que nous n’avons aucun droit a occuper la premiere loge n° 5, qui appartient exclusivement a celui dont nous avons eu l’occasion de vous parler, en relisant avec vous, une derniere fois, le cahier des charges, – dernier alinea de l’article 63. Veuillez agreer, messieurs, etc. « Ah ! mais, ils commencent a m’agacer, ces gens-la ! » declara violemment Firmin Richard, en arrachant la lettre de MM. Debienne et Poligny. Ce soir-la, la premiere loge n° 5 fut louee. Le lendemain, en arrivant dans leur cabinet, MM. Richard et Moncharmin trouvaient un rapport d’inspecteur relatif aux evenements qui s’etaient deroules la veille au soir dans la premiere loge n° 5. Voici le passage essentiel du rapport, qui est bref : « J’ai ete dans la necessite, ecrit l’inspecteur, de requerir, ce soir – l’inspecteur avait ecrit son rapport la veille au soir – un garde municipal pour faire evacuer par deux fois, au commencement et au milieu du second acte, la premiere loge n° 5. Les occupants – ils etaient arrives au commencement du second acte – y causaient un veritable scandale par leurs rires et leurs reflexions saugrenues. De toutes parts autour d’eux, des chut ! se faisaient entendre et la salle commencait a protester quand l’ouvreuse est venue me trouver ; je suis entre dans la loge et je fis entendre les observations necessaires. Ces gens ne paraissaient point jouir de tout leur bon sens et me tinrent des propos stupides. Je les avertis que si un pareil scandale se renouvelait je me verrais force de faire evacuer la loge. Je n’etais pas plus tot parti que j’entendis de nouveau leurs rires et les - 56 - protestations de la salle. Je revins avec un garde municipal qui les fit sortir. Ils reclamerent, toujours en riant, declarant qu’ils ne s’en iraient point si on ne leur rendait pas leur argent. Enfin, ils se calmerent, et je les laissai rentrer dans la loge ; aussitot les rires recommencerent, et, cette fois, je les fis expulser definitivement. » « Qu’on fasse venir l’inspecteur », cria Richard a son secretaire, qui l’avait lu, le premier, ce rapport et qui l’avait deja annote au crayon bleu. Le secretaire, M. Remy – vingt-quatre ans, fine moustache, elegant, distingue, grande tenue –, dans ce temps-la redingote obligatoire dans la journee, intelligent et timide devant le directeur, 2 400 d’appointement par an, paye par le directeur, compulse les journaux, repond aux lettres, distribue des loges et des billets de faveur, regle les rendez-vous, cause avec ceux qui font antichambre, court chez les artistes malades, cherche les doublures, correspond avec les chefs de service, mais avant tout est le verrou du cabinet directorial, peut etre sans compensation aucune jete a la porte du jour au lendemain, car il n’est pas reconnu par l’administration – le secretaire, qui avait fait deja chercher l’inspecteur, donna l’ordre de le faire entrer. L’inspecteur entra, un peu inquiet. « Racontez-nous ce qui s’est passe », fit brusquement Richard. L’inspecteur bredouilla tout de suite et fit allusion au rapport. « Enfin ! ces gens-la, pourquoi riaient-ils ? demanda Moncharmin. – Monsieur le directeur, ils devaient avoir bien dine et paraissaient plus prepares a faire des farces qu’a ecouter de la bonne musique. Deja, en arrivant, ils n’etaient pas plus tot entres - 57 - dans la loge qu’ils en etaient ressortis et avaient appele l’ouvreuse qui leur a demande ce qu’ils avaient. Ils ont dit a l’ouvreuse : « Regardez dans la loge, il n’y a personne, n’est ce pas ?… – Non, a repondu l’ouvreuse. – Eh bien, ont-ils affirme, quand nous sommes entres, nous avons entendu une voix qui disait qu’il y avait quelqu’un. » M. Moncharmin ne put regarder M. Richard sans sourire, mais M. Richard, lui, ne souriait point. Il avait jadis trop « travaille » dans le genre pour ne point reconnaitre dans le recit que lui faisait, le plus naivement du monde, l’inspecteur, toutes les marques d’une de ces mechantes plaisanteries qui amusent d’abord ceux qui en sont victimes puis qui finissent par les rendre enrages. M. l’inspecteur, pour faire sa cour a M. Moncharmin, qui souriait, avait cru devoir sourire, lui aussi. Malheureux sourire ! Le regard de M. Richard foudroya l’employe, qui s’occupa aussitot de montrer un visage effroyablement consterne. « Enfin, quand ces gens-la sont arrives, demanda en grondant le terrible Richard, il n’y avait personne dans la loge ? – Personne, monsieur le directeur ! personne ! Ni dans la loge de droite, ni dans la loge de gauche, personne, je vous le jure ! j’en mets la main au feu ! et c’est ce qui prouve bien que tout cela n’est qu’une plaisanterie. – Et l’ouvreuse, qu’est-ce qu’elle a dit ? – Oh ! pour l’ouvreuse, c’est bien simple, elle dit que c’est le fantome de l’Opera. Alors ! » Et l’inspecteur ricana. Mais encore il comprit qu’il avait eu tort de ricaner, car il n’avait pas plus tot prononce ces mots : elle dit que c’est le fantome de l’Opera ! que la physionomie de M. Richard, de sombre qu’elle etait, devint farouche. - 58 - « Qu’on aille me chercher l’ouvreuse ! commanda-t-il… Tout de suite ! Et que l’on me la ramene ! Et que l’on mette tout ce monde-la a la porte ! » L’inspecteur voulut protester, mais Richard lui ferma la bouche d’un redoutable : « Taisez-vous ! » Puis, quand les levres du malheureux subordonne semblerent closes pour toujours, M. le directeur ordonna qu’elles se rouvrissent a nouveau. « Qu’est-ce que le “fantome de l’Opera” ? » se decida-t-il a demander avec un grognement. Mais l’inspecteur etait maintenant incapable de dire un mot. Il fit entendre par une mimique desesperee qu’il n’en savait rien ou plutot qu’il n’en voulait rien savoir. « Vous l’avez vu, vous, le fantome de l’Opera ? » Par un geste energique de la tete, l’inspecteur nia l’avoir jamais vu. « Tant pis ! » declara froidement M. Richard. L’inspecteur ouvrit des yeux enormes, des yeux qui sortaient de leurs orbites, pour demander pourquoi M. le directeur avait prononce ce sinistre : « Tant pis ! » « Parce que je vais faire regler leur compte a tous ceux qui ne l’ont pas vu ! expliqua M. le directeur. Puisqu’il est partout, il n’est pas admissible qu’on ne l’apercoive nulle part. J’aime qu’on fasse son service, moi ! » - 59 - V Suite de « la loge n° 5 » Ayant dit, M. Richard ne s’occupa plus du tout de l’inspecteur et traita de diverses affaires avec son administrateur qui venait d’entrer. L’inspecteur avait pense qu’il pouvait s’en aller et tout doucement, tout doucement, oh ! mon Dieu ! si doucement !… a reculons, il s’etait rapproche de la porte, quand M. Richard, s’apercevant de la manoeuvre, cloua l’homme sur place d’un tonitruant : « Bougez pas ! » Par les soins de M. Remy, on etait alle chercher l’ouvreuse, qui etait concierge rue de Provence, a deux pas de l’Opera. Elle fit bientot son entree. « Comment vous appelez-vous ? – Mame Giry. Vous me connaissez bien, monsieur le directeur ; c’est moi la mere de la petite Giry, la petite Meg, quoi ! » Ceci fut dit d’un ton rude et solennel qui impressionna un instant M. Richard. Il regarda Mame Giry (chale deteint, souliers uses, vieille robe de taffetas, chapeau couleur de suie). Il etait de toute evidence, a l’attitude de M. le directeur, que celui-ci ne connaissait nullement ou ne se rappelait point avoir connu Mame Giry, ni meme la petite Giry, « ni meme la petite Meg » ! Mais l’orgueil de Mame Giry etait tel que cette celebre ouvreuse (je crois bien que c’est de son nom que l’on a fait le mot bien connu dans l’argot des coulisses : « giries ». Exemple : une artiste reproche a une camarade ses potins, ses papotages ; elle lui dira : « Tout ca, c’est des giries »), que cette ouvreuse, disons-nous, s’imaginait etre connue de tout le monde. « Connais pas ! finit par proclamer M. le directeur… Mais, mame Giry, il n’empeche que je voudrais bien savoir ce qui vous - 60 - est arrive hier soir, pour que vous ayez ete forcee, vous et M. l’inspecteur, d’avoir recours a un garde municipal… – J’voulais justement vous voir pour vous en parler, m’sieur le directeur, a seule fin qu’il ne vous arrive pas les memes desagrements qu’a MM. Debienne et Poligny… Eux, non plus, au commencement, ils ne voulaient pas m’ecouter… – Je ne vous demande pas tout ca. Je vous demande ce qui vous est arrive hier soir ! » Mame Giry devint rouge d’indignation. On ne lui avait jamais parle sur un ton pareil. Elle se leva comme pour partir, ramassant deja les plis de sa jupe et agitant avec dignite les plumes de son chapeau couleur de suie ; mais, se ravisant, elle se rassit et dit d’une voix rogue : « Il est arrive qu’on a encore embete le fantome ! » La-dessus, comme M. Richard allait eclater, M. Moncharmin intervint et dirigea l’interrogatoire, d’ou il resulta que mame Giry trouvait tout naturel qu’une voix se fit entendre pour proclamer qu’il y avait du monde dans une loge ou il n’y avait personne. Elle ne pouvait s’expliquer ce phenomene, qui n’etait point nouveau pour elle, que par l’intervention du fantome. Ce fantome, personne ne le voyait dans la loge, mais tout le monde pouvait l’entendre. Elle l’avait entendu souvent, elle, et on pouvait l’en croire, car elle ne mentait jamais. On pouvait demander a MM. Debienne et Poligny et a tous ceux qui la connaissaient, et aussi a M. Isidore Saack, a qui le fantome avait casse la jambe ! « Oui-da ? interrompit Moncharmin. Le fantome a casse la jambe a ce pauvre Isidore Saack ? » Mame Giry ouvrit de grands yeux ou se peignait l’etonnement qu’elle ressentait devant tant d’ignorance. Enfin, elle consentit a instruire ces deux malheureux innocents. La chose s’etait passee - 61 - du temps de MM. Debienne et Poligny, toujours dans la loge n° 5 et aussi pendant une representation de Faust. Mame Giry tousse, assure sa voix… elle commence… on dirait qu’elle se prepare a chanter toute la partition de Gounod. « Voila, monsieur. Il y avait, ce soir-la, au premier rang, M. Maniera et sa dame, les lapidaires de la rue Mogador, et, derriere Mme Maniera, leur ami intime, M. Isidore Saack. Mephistopheles chantait (Mame Giry chante) : « Vous qui faites l’endormie », et alors M. Maniera entend dans son oreille droite (sa femme etait a sa gauche) une voix qui lui dit : « Ah ! ah ! ce n’est pas Julie qui fait l’endormie ! » (Sa dame s’appelle justement Julie). M. Maniera se retourne a droite pour voir qui est-ce qui lui parlait ainsi. Personne ! Il se frotte l’oreille et se dit a lui-meme : « Est-ce que je reve ? » La-dessus, Mephistopheles continuait sa chanson… Mais j’ennuie peut-etre messieurs les directeurs ? – Non ! non ! continuez… – Messieurs les directeurs sont trop bons ! (Une grimace de Mame Giry.) Donc, Mephistopheles continuait sa chanson (Mame Giry chante) : « Catherine que j’adore – pourquoi refuser – l’amant qui vous implore – un si doux baiser ? » et aussitot M. Maniera entend, toujours dans son oreille droite, la voix qui lui dit : « Ah ! ah ! ce n’est pas Julie qui refuserait un baiser a Isidore ? » La-dessus, il se retourne, mais, cette fois, du cote de sa dame et d’Isidore, et qu’est-ce qu’il voit ? Isidore qui avait pris par-derriere la main de sa dame et qui la couvrait de baisers dans le petit creux du gant… comme ca, mes bons messieurs. (Mame Giry couvre de baisers le coin de chair laisse a nu par son gant de filoselle.) Alors, vous pensez bien que ca ne s’est pas passe a la douce ! Clic ! Clac ! M. Maniera, qui etait grand et fort comme vous, monsieur Richard, distribua une paire de gifles a M. Isidore Saack, qui etait mince et faible comme M. Moncharmin, sauf le respect que je lui dois… C’etait un scandale. Dans la salle, on - 62 - criait : « Assez ! Assez !… Il va le tuer !… » Enfin, M. Isidore Saack put s’echapper… – Le fantome ne lui avait donc pas casse la jambe ? » demande M. Moncharmin, un peu vexe de ce que son physique ait fait une si petite impression sur Mame Giry. – Il la lui a cassee, mossieu, replique Mame Giry avec hauteur (car elle a compris l’intention blessante). Il la lui a cassee tout net dans la grande escalier, qu’il descendait trop vite, mossieu ! et si bien, ma foi, que le pauvre ne la remontera pas de sitot !… – C’est le fantome qui vous a raconte les propos qu’il avait glisses dans l’oreille droite de M. Maniera ? questionne toujours avec un serieux qu’il croit du plus comique, le juge d’instruction Moncharmin. – Non ! mossieu, c’est mossieu Maniera lui-meme. Ainsi… – Mais vous, vous avez deja parle au fantome, ma brave dame ? – Comme je vous parle, mon brav’ mossieu… – Et quand il vous parle, le fantome, qu’est-ce qu’il vous dit ? – Eh bien, il me dit de lui apporter un p’tit banc ! » A ces mots prononces solennellement, la figure de Mame Giry devint de marbre, de marbre jaune, veine de raies rouges, comme celui des colonnes qui soutiennent le grand escalier et que l’on appelle marbre sarrancolin. Cette fois, Richard etait reparti a rire de compagnie avec Moncharmin et le secretaire Remy ; mais, instruit par l’experience, l’inspecteur ne riait plus. Appuye au mur, il se - 63 - demandait, en remuant febrilement ses clefs dans sa poche, comment cette histoire allait finir. Et plus Mame Giry le prenait sur un ton « rogue », plus il craignait le retour de la colere de M. le directeur ! Et maintenant, voila que devant l’hilarite directoriale, Mame Giry osait devenir menacante ! menacante en verite ! « Au lieu de rire du fantome, s’ecria-t-elle indignee, vous feriez mieux de faire comme M. Poligny, qui, lui, s’est rendu compte par lui-meme… – Rendu compte de quoi ? interroge Moncharmin, qui ne s’est jamais tant amuse. – Du fantome !… Puisque je vous le dis… Tenez !… (Elle se calme subitement, car elle juge que l’heure est grave.) Tenez !… Je m’en rappelle comme si c’etait hier. Cette fois, on jouait La Juive. M. Poligny avait voulu assister, tout seul, dans la loge du fantome, a la representation. Mme Krauss avait obtenu un succes fou. Elle venait de chanter, vous savez bien, la machine du second acte (Mame Giry chante a mi-voix) : Pres de celui que j’aime Je veux vivre et mourir, Et la mort, elle-meme, Ne peut nous desunir. – Bien ! Bien ! j’y suis… », fait observer avec un sourire decourageant M. Moncharmin. Mais Mame Giry continue a mi-voix, en balancant la plume de son chapeau couleur de suie : « Partons ! partons ! Ici-bas, dans les cieux, Meme sort desormais nous attend tous les deux. - 64 - – Oui ! Oui ! nous y sommes ! repete Richard, a nouveau impatiente… et alors ? et alors ? – Et alors, c’est a ce moment-la que Leopold s’ecrie : “Fuyons !” n’est-ce pas ? et qu’Eleazar les arrete, en leur demandant : “Ou courez-vous ?” Eh bien, juste a ce moment-la, M. Poligny, que j’observais du fond d’une loge a cote, qui etait restee vide. M. Poligny s’est leve tout droit, et est parti raide comme une statue, et je n’ai eu que le temps de lui demander, comme Eleazar : “Ou allez-vous ?” Mais il ne m’a pas repondu et il etait plus pale qu’un mort ! Je l’ai regarde descendre l’escalier, mais il ne s’est pas casse la jambe… Pourtant, il marchait comme dans un reve, comme dans un mauvais reve, et il ne retrouvait seulement pas son chemin… lui qui etait paye pour bien connaitre l’Opera ! » Ainsi s’exprima Mame Giry, et elle se tut pour juger de l’effet qu’elle avait produit. L’histoire de Poligny avait fait hocher la tete a Moncharmin. « Tout cela ne me dit pas dans quelles circonstances, ni comment le fantome de l’Opera vous a demande un petit banc ? insista-t-il, en regardant fixement la mere Giry, comme on dit, entre “quatre-z-yeux”. – Eh bien, mais, c’est depuis ce soir-la… car, a partir de ce soir-la, on l’a laisse tranquille, not’ fantome… on n’a plus essaye de lui disputer sa loge. MM. Debienne et Poligny ont donne des ordres pour qu’on la lui laisse a toutes les representations. Alors, quand il venait, il me demandait son petit banc… – Euh ! euh ! un fantome qui demande un petit banc ? C’est donc une femme, votre fantome ? interrogea Moncharmin. – Non, le fantome est un homme. – Comment le savez-vous ? - 65 - Il a une voix d’homme, oh ! une douce voix d’homme ! Voila comment ca se passe : Quand il vient a l’Opera, il arrive d’ordinaire vers le milieu du premier acte, il frappe trois petits coups secs a la porte de la loge n° 5. La premiere fois que j’ai entendu ces trois coups-la, alors que je savais tres bien qu’il n’y avait encore personne dans la loge, vous pensez si j’ai ete intriguee ! J’ouvre la porte, j’ecoute, je regarde : personne ! et puis voila-t-il pas que j’entends une voix qui me dit : « Mame Jules » (c’est le nom de defunt mon mari), un petit banc, s.v.p. ? » Sauf vot’ respect, m’sieur le directeur, j’en etais comme une tomate… Mais la voix continua : « Vous effrayez pas, Mame Jules, c’est moi le fantome de l’Opera ! ! ! » Je regardai du cote d’ou venait la voix qui etait, du reste si bonne, et si « accueillante », qu’elle ne me faisait presque plus peur. La voix, m’sieur le directeur, etait assise sur le premier fauteuil du premier rang a droite. Sauf que je ne voyais personne sur le fauteuil, on aurait jure qu’il y avait quelqu’un dessus, qui parlait, et quelqu’un de bien poli, ma foi. – La loge a droite de la loge n° 5, demanda Moncharmin, etait-elle occupee ? – Non ; la loge n° 7 comme la loge n° 3 a gauche n’etaient pas encore occupees. On n’etait qu’au commencement du spectacle. – Et qu’est-ce que vous avez fait ? – Eh bien, j’ai apporte le petit banc. Evidemment, ca n’etait pas pour lui qu’il demandait un petit banc, c’etait pour sa dame ! Mais elle, je ne l’ai jamais entendue ni vue… » Hein ? Quoi ? le fantome avait une femme maintenant ! De Mame Giry, le double regard de MM. Moncharmin et Richard monta jusqu’a l’inspecteur, qui, derriere l’ouvreuse, agitait les bras dans le dessein d’attirer sur lui l’attention de ses chefs. Il se frappait le front d’un index desole pour faire comprendre aux - 66 - directeurs que la mere Jules etait bien certainement folle, pantomime qui engagea definitivement M. Richard a se separer d’un inspecteur qui gardait dans son service une hallucinee. La bonne femme continuait, toute a son fantome, vantant maintenant sa generosite. « A la fin du spectacle, il me donne toujours une piece de quarante sous, quelquefois cent sous, quelquefois meme dix francs, quand il a ete plusieurs jours sans venir. Seulement, depuis qu’on a recommence a l’ennuyer, il ne me donne plus rien du tout… – Pardon, ma brave femme… (Revolte nouvelle de la plume du chapeau couleur de suie, devant une aussi persistante familiarite) pardon !… Mais comment le fantome fait-il pour vous remettre vos quarante sous ? interroge Moncharmin, ne curieux. – Bah ! il les laisse sur la tablette de la loge. Je les trouve la avec le programme que je lui apporte toujours ; des soirs je retrouve meme des fleurs dans ma loge, une rose qui sera tombee du corsage de sa dame… car, sur, il doit venir quelquefois avec une dame, pour qu’un jour, ils aient oublie un eventail. – Ah ! ah ! le fantome a oublie un eventail ? – Et qu’en avez-vous fait ? – Eh bien, je le lui ai rapporte la fois suivante. » Ici, la voix de l’inspecteur se fit entendre : « Vous n’avez pas observe le reglement, Mame Giry, je vous mets a l’amende. – Taisez-vous, imbecile ! (Voix de basse de M. Firmin Richard.) - 67 - – Vous avez rapporte l’eventail ! Et alors ? – Et alors, ils l’ont remporte, m’sieur le directeur ; je ne l’ai plus retrouve a la fin du spectacle, a preuve qu’ils ont laisse a la place une boite de bonbons anglais que j’aime tant, m’sieur le directeur. C’est une des gentillesses du fantome… – C’est bien, Mame Giry… Vous pouvez vous retirer. » Quand Mame Giry eut salue respectueusement, non sans une certaine dignite qui ne l’abandonnait jamais, ses deux directeurs, ceux-ci declarerent a M. l’inspecteur qu’ils etaient decides a se priver des services de cette vieille folle. Et ils congedierent M. l’inspecteur. Quand M. l’inspecteur se fut retire a son tour, apres avoir proteste de son devouement a la maison, MM. les directeurs avertirent M. l’administrateur qu’il eut a faire regler le compte de M. l’inspecteur. Quand ils furent seuls, MM. les directeurs se communiquerent une meme pensee, qui leur etait venue en meme temps a tous deux, celle d’aller faire un petit tour du cote de la loge n° 5. Nous les y suivrons bientot. - 68 - VI Le violon enchante Christine Daae, victime d’intrigues sur lesquelles nous reviendrons plus tard, ne retrouva point tout de suite a l’Opera le triomphe de la fameuse soiree de gala. Depuis, cependant, elle avait eu l’occasion de se faire entendre en ville, chez la duchesse de Zurich, ou elle chanta les plus beaux morceaux de son repertoire ; et voici comment le grand critique X. Y. Z., qui se trouvait parmi les invites de marque, s’exprime sur son compte : « Quand on l’entend dans Hamlet, on se demande si Shakespeare est venu des Champs-Elysees lui faire repeter Ophelie… Il est vrai que, quand elle ceint le diademe d’etoiles de la reine de la nuit, Mozart, de son cote, doit quitter les demeures eternelles pour venir l’entendre. Mais non, il n’a pas a se deranger, car la voix aigue et vibrante de l’interprete magique de sa Flute enchantee vient le trouver dans le Ciel, qu’elle escalade avec aisance, exactement comme elle a su, sans effort, passer de sa chaumiere du village de Skotelof au palais d’or et de marbre bati par M. Garnier. » Mais apres la soiree de la duchesse de Zurich, Christine ne chante plus dans le monde. Le fait est qu’a cette epoque, elle refuse toute invitation, tout cachet. Sans donner de pretexte plausible, elle renonce a paraitre dans une fete de charite, pour laquelle elle avait precedemment promis son concours. Elle agit comme si elle n’etait plus la maitresse de sa destinee, comme si elle avait peur d’un nouveau triomphe. Elle sut que le comte de Chagny, pour faire plaisir a son frere, avait fait des demarches tres actives en sa faveur aupres de M. Richard ; elle lui ecrivit pour le remercier et aussi pour le prier de ne plus parler d’elle a ses directeurs. Quelles pouvaient bien etre alors les raisons d’une aussi etrange attitude ? Les uns ont pretendu qu’il y avait la un incommensurable orgueil, d’autres ont crie a une divine modestie. On n’est point si modeste que cela - 69 - quand on est au theatre ; en verite, je ne sais si je ne devrais point ecrire simplement ce mot : effroi. Oui, je crois bien que Christine Daae avait alors peur de ce qui venait de lui arriver et qu’elle en etait aussi stupefaite que tout le monde autour d’elle. Stupefaite ? Allons donc ! J’ai la une lettre de Christine (collection du Persan) qui se rapporte aux evenements de cette epoque. Eh bien, apres l’avoir relue, je n’ecrirai point que Christine etait stupefaite ou meme effrayee de son triomphe, mais bien epouvantee. Oui, oui… epouvantee ! « Je ne me reconnais plus quand je chante ! » ditelle. La pauvre, la pure, la douce enfant ! Elle ne se montrait nulle part, et le vicomte de Chagny essaya en vain de se trouver sur son chemin. Il lui ecrivit, pour lui demander la permission de se presenter chez elle, et il desesperait d’avoir une reponse, quand un matin, elle lui fit parvenir le billet suivant : « Monsieur, je n’ai point oublie le petit enfant qui est alle me chercher mon echarpe dans la mer. Je ne puis m’empecher de vous ecrire cela, aujourd’hui ou je pars pour Perros, conduite par un devoir sacre. C’est demain l’anniversaire de la mort de mon pauvre papa, que vous avez connu, et qui vous aimait bien. Il est enterre la-bas, avec son violon, dans le cimetiere qui entoure la petite eglise, au pied du coteau ou, tout petits, nous avons tant joue ; au bord de cette route ou, un peu plus grands, nous nous sommes dit adieu pour la derniere fois. » Quand il recut ce billet de Christine Daae, le vicomte de Chagny se precipita sur un indicateur de chemin de fer, s’habilla a la hate, ecrivit quelques lignes que son valet de chambre devait remettre a son frere et se jeta dans une voiture qui d’ailleurs le deposa trop tard sur le quai de la gare de Montparnasse pour lui permettre de prendre le train du matin sur lequel il comptait. Raoul passa une journee maussade et ne reprit gout a la vie que vers le soir quand il fut installe dans son wagon. Tout le long du voyage, il relut le billet de Christine, il en respira le parfum ; il - 70 - ressuscita la douce image de ses jeunes ans. Il passa toute cette abominable nuit de chemin de fer dans un reve fievreux qui avait pour commencement et fin Christine Daae. Le jour commencait a poindre quand il debarqua a Lannion. Il courut a la diligence de Perros-Guirec. Il etait le seul voyageur. Il interrogea le cocher. Il sut que la veille au soir une jeune femme qui avait l’air d’une Parisienne s’etait fait conduire a Perros et etait descendue a l’auberge du Soleil-Couchant. Ce ne pouvait etre que Christine. Elle etait venue seule. Raoul laissa echapper un profond soupir. Il allait pouvoir, en toute paix, parler a Christine, dans cette solitude. Il l’aimait a en etouffer. Ce grand garcon, qui avait fait le tour du monde, etait pur comme une vierge qui n’a jamais quitte la maison de sa mere. Au fur et a mesure qu’il se rapprochait d’elle, il se rappelait devotement l’histoire de la petite chanteuse suedoise. Bien des details en sont encore ignores de la foule. Il y avait une fois, dans un petit bourg, aux environs d’Upsal, un paysan qui vivait la, avec sa famille, cultivant la terre pendant la semaine et chantant au lutrin, le dimanche. Ce paysan avait une petite fille a laquelle, bien avant qu’elle sut lire, il apprit a dechiffrer l’alphabet musical. Le pere Daae etait, sans qu’il s’en doutat peut-etre, un grand musicien. Il jouait du violon et etait considere comme le meilleur menetrier de toute la Scandinavie. Sa reputation s’etendait a la ronde et on s’adressait toujours a lui pour faire danser les couples dans les noces et les festins. La mere Daae, impotente, mourut alors que Christine entrait dans sa sixieme annee. Aussitot le pere, qui n’aimait que sa fille et sa musique, vendit son lopin de terre et s’en fut chercher la gloire a Upsal. Il n’y trouva que la misere. Alors, il retourna dans les campagnes, allant de foire en foire, raclant ses melodies scandinaves, cependant que son enfant, qui ne le quittait jamais, l’ecoutait avec extase ou l’accompagnait en chantant. Un jour, a la foire de Limby, le professeur Valerius les entendit tous deux et les emmena a Gothenburg. Il pretendait que le pere etait le premier violoneux du monde et que sa fille avait - 71 - l’etoffe d’une grande artiste. On pourvut a l’education et a l’instruction de l’enfant. Partout elle emerveillait un chacun par sa beaute, sa grace et sa soif de bien dire et bien faire. Ses progres etaient rapides. Le professeur Valerius et sa femme durent, sur ces entrefaites, venir s’installer en France. Ils emmenerent Daae et Christine. La maman Valerius traitait Christine comme sa fille. Quant au bonhomme, il commencait a deperir, pris du mal du pays. A Paris, il ne sortait jamais. Il vivait dans une espece de reve qu’il entretenait avec son violon. Des heures entieres, il s’enfermait dans sa chambre avec sa fille, et on l’entendait violoner et chanter tout doux, tout doux. Parfois, la maman Valerius venait les ecouter derriere la porte, poussait un gros soupir, essuyait une larme et s’en retournait sur la pointe des pieds. Elle aussi avait la nostalgie de son ciel scandinave. Le pere Daae ne semblait reprendre des forces que l’ete, quand toute la famille s’en allait villegiaturer a Perros-Guirec, dans un coin de Bretagne qui etait alors a peu pres inconnu des Parisiens. Il aimait beaucoup la mer de ce pays, lui trouvant, disait-il, la meme couleur que la-bas et, souvent, sur la plage, il lui jouait ses airs les plus dolents, et il pretendait que la mer se taisait pour les ecouter. Et puis, il avait si bien supplie la maman Valerius, que celle-ci avait consenti a une nouvelle lubie de l’ancien menetrier. A l’epoque des « pardons », des fetes de villages, des danses et des « derobees », il partit comme autrefois, avec son violon, et il avait le droit d’emmener sa fille pendant huit jours. On ne se lassait point de les ecouter. Ils versaient pour toute l’annee de l’harmonie dans les moindres hameaux, et couchaient la nuit dans des granges, refusant le lit de l’auberge, se serrant sur la paille l’un contre l’autre, comme au temps ou ils etaient si pauvres en Suede. Or, ils etaient habilles fort convenablement, refusaient les sous qu’on leur offrait, ne faisaient point de quete, et les gens, autour d’eux, ne comprenaient rien a la conduite de ce violoneux qui courait les chemins avec cette belle enfant qui chantait si bien qu’on croyait entendre un ange du paradis. On les suivait de village en village. - 72 - Un jour, un jeune garcon de la ville, qui etait avec sa gouvernante, fit faire a celle-ci un long chemin, car il ne se decidait point a quitter la petite fille dont la voix si douce et si pure semblait l’avoir enchaine. Ils arriverent ainsi au bord d’une crique que l’on appelle encore Trestraou. En ce temps-la, il n’y avait en ce lieu que le ciel et la mer et le rivage dore. Et, pardessus tout, il y avait un grand vent qui emporta l’echarpe de Christine dans la mer. Christine poussa un cri et tendit les bras, mais le voile etait deja loin sur les flots. Christine entendit une voix qui lui disait : « Ne vous derangez pas, mademoiselle, je vais vous ramasser votre echarpe dans la mer. » Et elle vit un petit garcon qui courait, qui courait, malgre les cris et les protestations indignees d’une brave dame, toute en noir. Le petit garcon entra dans la mer tout habille et lui rapporta son echarpe. Le petit garcon et l’echarpe etaient dans un bel etat ! La dame en noir ne parvenait pas a se calmer, mais Christine riait de tout son coeur, et elle embrassa le petit garcon. C’etait le vicomte Raoul de Chagny. Il habitait, dans le moment, avec sa tante, a Lannion. Pendant la saison, ils se revirent presque tous les jours et ils jouerent ensemble. Sur la demande de la tante et par l’entremise du professeur Valerius, le bonhomme Daae consentit a donner des lecons de violon au jeune vicomte. Ainsi, Raoul apprit-il a aimer les memes airs que ceux qui avaient enchante l’enfance de Christine. Ils avaient a peu pres la meme petite ame reveuse et calme. Ils ne se plaisaient qu’aux histoires, aux vieux contes bretons, et leur principal jeu etait d’aller les chercher au seuil des portes, comme des mendiants. « Madame ou mon bon monsieur, avezvous une petite histoire a nous raconter, s’il vous plait ? » Il etait rare qu’on ne leur « donnat » point. Quelle est la vieille grandmere bretonne qui n’a point vu, au moins une fois dans sa vie, danser les korrigans, sur la bruyere, au clair de lune ? - 73 - Mais leur grande fete etait lorsqu’au crepuscule, dans la grande paix du soir, apres que le soleil s’etait couche dans la mer, le pere Daae venait s’asseoir a cote d’eux sur le bord de la route, et leur contait a voix basse, comme s’il craignait de faire peur aux fantomes qu’il evoquait, les belles, douces ou terribles legendes du pays du Nord. Tantot, c’etait beau comme les contes d’Andersen, tantot c’etait triste comme les chants du grand poete Runeberg. Quand il se taisait, les deux enfants disaient : « Encore ! » Il y avait une histoire qui commencait ainsi : « Un roi s’etait assis dans une petite nacelle, sur une de ces eaux tranquilles et profondes qui s’ouvrent comme un oeil brillant au milieu des monts de la Norvege… » Et une autre : « La petite Lotte pensait a tout et ne pensait a rien. Oiseau d’ete, elle planait dans les rayons d’or du soleil, portant sur ses boucles blondes sa couronne printaniere. Son ame etait aussi claire, aussi bleue que son regard. Elle calinait sa mere, elle etait fidele a sa poupee, avait grand soin de sa robe, de ses souliers rouges et de son violon, mais elle aimait, par- dessus toutes choses, entendre en s’endormant l’Ange de la musique. » Pendant que le bonhomme disait ces choses, Raoul regardait les yeux bleus et la chevelure doree de Christine. Et Christine pensait que la petite Lotte etait bienheureuse d’entendre en s’endormant l’Ange de la musique. Il n’etait guere d’histoire du pere Daae ou n’intervint l’Ange de la musique, et les enfants lui demandaient des explications sur cet Ange, a n’en plus finir. Le pere Daae pretendait que tous les grands musiciens, tous les grands artistes recoivent au moins une fois dans leur vie la visite de l’Ange de la musique. Cet Ange s’est penche quelquefois sur leur berceau, comme il est arrive a la petite Lotte, et c’est ainsi - 74 - qu’il y a de petits prodiges qui jouent du violon a six ans mieux que des hommes de cinquante, ce qui, vous l’avouerez, est tout a fait extraordinaire. Quelquefois, l’Ange vient beaucoup plus tard, parce que les enfants ne sont pas sages et ne veulent pas apprendre leur methode et negligent leurs gammes. Quelquefois, l’Ange ne vient jamais, parce qu’on n’a pas le coeur pur ni une conscience tranquille. On ne voit jamais l’Ange, mais il se fait entendre aux ames predestinees. C’est souvent dans les moments qu’elles s’y attendent le moins, quand elles sont tristes et decouragees. Alors, l’oreille percoit tout a coup des harmonies celestes, une voix divine, et s’en souvient toute la vie. Les personnes qui sont visitees par l’Ange en restent comme enflammees. Elles vibrent d’un frisson que ne connait point le reste des mortels. Et elles ont ce privilege de ne plus pouvoir toucher un instrument ou ouvrir la bouche pour chanter, sans faire entendre des sons qui font honte par leur beaute a tous les autres sons humains. Les gens qui ne savent pas que l’Ange a visite ces personnes disent qu’elles ont du genie. La petite Christine demandait a son papa s’il avait entendu l’Ange. Mais le pere Daae secouait la tete tristement, puis son regard brillait en regardant son enfant et lui disait : « Toi, mon enfant, tu l’entendras un jour ! Quand je serai au ciel, je te l’enverrai, je te le promets ! » Le pere Daae commencait a tousser a cette epoque. L’automne vint qui separa Raoul et Christine. Ils se revirent trois ans plus tard ; c’etaient des jeunes gens. Ceci se passa a Perros encore et Raoul en conserva une telle impression qu’elle le poursuivit toute sa vie. Le professeur Valerius etait mort, mais la maman Valerius etait restee en France, ou ses interets la retenaient avec le bonhomme Daae et sa fille, ceux-ci toujours chantant et jouant du violon, entrainant - 75 - dans leur reve harmonieux leur chere protectrice, qui semblait ne plus vivre que de musique. Le jeune homme etait venu a tout hasard a Perros et, de meme, il penetra dans la maison habitee autrefois par sa petite amie. Il vit d’abord le vieillard Daae, qui se leva de son siege les larmes aux yeux et qui l’embrassa, en lui disant qu’ils avaient conserve de lui un fidele souvenir. De fait, il ne s’etait guere passe de jour sans que Christine parlat de Raoul. Le vieillard parlait encore quand la porte s’ouvrit et, charmante, empressee, la jeune fille entra, portant sur un plateau le the fumant. Elle reconnut Raoul et deposa son fardeau. Une flamme legere se repandit sur son charmant visage. Elle demeurait hesitante, se taisait. Le papa les regardait tous deux. Raoul s’approcha de la jeune fille et l’embrassa d’un baiser qu’elle n’evita point. Elle lui posa quelques questions, s’acquitta joliment de son devoir d’hotesse, reprit le plateau et quitta la chambre. Puis elle alla se refugier sur un banc dans la solitude du jardin. Elle eprouvait des sentiments qui s’agitaient dans son coeur adolescent pour la premiere fois. Raoul vint la rejoindre et ils causerent jusqu’au soir, dans un grand embarras. Ils etaient tout a fait changes, ne reconnaissaient point leurs personnages, qui semblaient avoir acquis une importance considerable. Ils etaient prudents comme des diplomates et ils se racontaient des choses qui n’avaient point affaire avec leurs sentiments naissants. Quand ils se quitterent, au bord de la route, Raoul dit a Christine, en deposant un baiser correct sur sa main tremblante : « Mademoiselle, je ne vous oublierai jamais ! » Et il s’en alla en regrettant cette parole hardie, car il savait bien que Christine Daae ne pouvait pas etre la femme du vicomte de Chagny. Quant a Christine, elle alla retrouver son pere et lui dit : « Tu ne trouves pas que Raoul n’est plus aussi gentil qu’autrefois ? Je ne l’aime plus ! » Et elle essaya de ne plus penser a lui. Elle y arrivait assez difficilement et se rejeta sur son art qui lui prit tous ses instants. Ses progres devenaient merveilleux. Ceux qui l’ecoutaient lui predisaient qu’elle serait la premiere artiste du monde. Mais son pere, sur ces entrefaites, mourut, et, du coup, elle sembla avoir perdu avec lui sa voix, son ame et son - 76 - genie. Il lui resta suffisamment de tout cela pour entrer au Conservatoire, mais tout juste. Elle ne se distingua en aucune facon, suivit les classes sans enthousiasme et remporta un prix pour faire plaisir a la vieille maman Valerius, avec laquelle elle continuait de vivre. La premiere fois que Raoul avait revu Christine a l’Opera, il avait ete charme par la beaute de la jeune fille et par l’evocation des douces images d’autrefois, mais il avait ete plutot etonne du cote negatif de son art. Elle semblait detachee de tout. Il revint l’ecouter. Il la suivait dans les coulisses. Il l’attendit derriere un portant. Il essaya d’attirer son attention. Plus d’une fois, il l’accompagna jusque vers le seuil de sa loge, mais elle ne le voyait pas. Elle semblait du reste ne voir personne. C’etait l’indifference qui passait. Raoul en souffrit, car elle etait belle ; il etait timide et n’osait s’avouer a lui-meme qu’il l’aimait. Et puis, ca avait ete le coup de tonnerre de la soiree de gala : les cieux dechires, une voix d’ange se faisant entendre sur la terre pour le ravissement des hommes et la consommation de son coeur… Et puis, et puis, il y avait eu cette voix d’homme derriere la porte : « Il faut m’aimer ! » et personne dans la loge… Pourquoi avait-elle ri quand il lui avait dit, dans le moment qu’elle rouvrait les yeux : « Je suis le petit enfant qui a ramasse votre echarpe dans la mer » ? Pourquoi ne l’avait-elle pas reconnu ? Et pourquoi lui avait-elle ecrit ? Oh ! cette cote est longue… longue… Voici le crucifix des trois chemins… Voici la lande deserte, la bruyere glacee, le paysage immobile sous le ciel blanc. Les vitres tintinnabulent, lui brisent leurs carreaux dans les oreilles… Que de bruit fait cette diligence qui avance si peu ! Il reconnait les chaumieres… les enclos, les talus, les arbres du chemin… Voici le dernier detour de la route, et puis on devalera et ce sera la mer… la grande baie de Perros… - 77 - Alors, elle est descendue a l’auberge du Soleil-Couchant. Dame ! Il n’y en a pas d’autre. Et puis, on y est tres bien. Il se rappelle que, dans le temps, on y racontait de belles histoires ! Comme son coeur bat ! Qu’est-ce qu’elle va dire en le voyant ? La premiere personne qu’il apercoit en entrant dans la vieille salle enfumee de l’auberge est la maman Tricard. Elle le reconnait. Elle lui fait des compliments. Elle lui demande ce qui l’amene. Il rougit. Il dit que, venu pour affaire a Lannion, il a tenu a « pousser jusque-la pour lui dire bonjour ». Elle veut lui servir a dejeuner, mais il dit : « Tout a l’heure. » Il semble attendre quelque chose ou quelqu’un. La porte s’ouvre. Il est debout. Il ne s’est pas trompe : c’est elle ! Il veut parler, il retombe. Elle reste devant lui souriante, nullement etonnee. Sa figure est fraiche et rose comme une fraise venue a l’ombre. Sans doute, la jeune fille est-elle emue par une marche rapide. Son sein qui renferme un coeur sincere se souleve doucement. Ses yeux, clairs miroirs d’azur pale, de la couleur des lacs qui revent, immobiles, tout lahaut vers le nord du monde, ses yeux lui apportent tranquillement le reflet de son ame candide. Le vetement de fourrure est entrouvert sur une taille souple, sur la ligne harmonieuse de son jeune corps plein de grace. Raoul et Christine se regardent longuement. La maman Tricard sourit et, discrete, s’esquive. Enfin Christine parle : « Vous etes venu et cela ne m’etonne point. J’avais le pressentiment que je vous retrouverais ici, dans cette auberge, en revenant de la messe. Quelqu’un me l’a dit, la-bas. Oui, on m’avait annonce votre arrivee. – Qui donc ? » demande Raoul, en prenant dans ses mains la petite main de Christine que celle-ci ne lui retire pas. « Mais, mon pauvre papa qui est mort. » Il y eut un silence entre les deux jeunes gens. - 78 - Puis, Raoul reprend : « Est-ce que votre papa vous a dit que je vous aimais, Christine, et que je ne puis vivre sans vous ? » Christine rougit jusqu’aux cheveux et detourne la tete. Elle dit, la voix tremblante : « Moi ? Vous etes fou, mon ami. » Et elle eclate de rire pour se donner, comme on dit, une contenance. « Ne riez pas, Christine, c’est tres serieux. » Et elle replique, grave : « Je ne vous ai point fait venir pour que vous me disiez des choses pareilles. – Vous m’avez « fait venir », Christine ; vous avez devine que votre lettre ne me laisserait point indifferent et que j’accourrais a Perros. Comment avez-vous pu penser cela, si vous n’avez pas pense que je vous aimais ? – J’ai pense que vous vous souviendriez des jeux de notre enfance auxquels mon pere se melait si souvent. Au fond, je ne sais pas bien ce que j’ai pense… J’ai peut-etre eu tort de vous ecrire… Votre apparition si subite l’autre soir dans ma loge, m’avait reporte loin, bien loin dans le passe, et je vous ai ecrit comme une petite fille que j’etais alors, qui serait heureuse de revoir, dans un moment de tristesse et de solitude, son petit camarade a cote d’elle… » Un instant, ils gardent le silence. Il y a dans l’attitude de Christine quelque chose que Raoul ne trouve point naturel sans - 79 - qu’il lui soit possible de preciser sa pensee. Cependant, il ne la sent pas hostile ; loin de la… la tendresse desolee de ses yeux le renseigne suffisamment. Mais pourquoi cette tendresse est-elle desolee ?… Voila peut-etre ce qu’il faut savoir et ce qui irrite deja le jeune homme… « Quand vous m’avez vu dans votre loge, c’etait la premiere fois que vous m’aperceviez, Christine ? » Celle-ci ne sait pas mentir. Elle dit : « Non ! je vous avais deja apercu plusieurs fois dans la loge de votre frere. Et puis aussi sur le plateau. – Je m’en doutais ! fait Raoul en se pincant les levres. Mais pourquoi donc alors, quand vous m’avez vu dans votre loge, a vos genoux, et vous faisant souvenir que j’avais ramasse votre echarpe dans la mer, pourquoi avez-vous repondu comme si vous ne me connaissiez point et aussi avez-vous ri ? » Le ton de ces questions est si rude que Christine regarde Raoul, etonnee, et ne lui repond pas. Le jeune homme est stupefait lui-meme de cette querelle subite, qu’il ose dans le moment meme ou il s’etait promis de faire entendre a Christine des paroles de douceur, d’amour et de soumission. Un mari, un amant qui a tous les droits, ne parlerait pas autrement a sa femme ou a sa maitresse qui l’aurait offense. Mais il s’irrite luimeme de ses torts, et, se jugeant stupide, il ne trouve d’autre issue a cette ridicule situation que dans la decision farouche qu’il prend de se montrer odieux. « Vous ne me repondez pas ! fait-il, rageur et malheureux. Eh bien, je vais repondre pour vous, moi ! C’est qu’il y avait quelqu’un dans cette loge qui vous genait, Christine ! quelqu’un a qui vous ne vouliez point montrer que vous pouviez vous interesser a une autre personne qu’a lui !… - 80 - – Si quelqu’un me genait, mon ami ! interrompit Christine sur un ton glace… si quelqu’un me genait, ce soir-la, ce devait etre vous, puisque c’est vous que j’ai mis a la porte !… – Oui !… pour rester avec l’autre !… – Que dites-vous, monsieur ? fait la jeune femme haletante… et de quel autre s’agit-il ici ? – De celui a qui vous avez dit : “Je ne chante que pour vous ! Je vous ai donne mon ame ce soir, et je suis morte !” » Christine a saisi le bras de Raoul : elle le lui etreint avec une force que l’on ne soupconnerait point chez cet etre fragile. « Vous ecoutiez donc derriere la porte ? – Oui ! parce que je vous aime… Et j’ai tout entendu… – Vous avez entendu quoi ? » Et la jeune fille, redevenue etrangement calme, laisse le bras de Raoul. « Il vous a dit : Il faut m’aimer ! » A ces mots, une paleur cadaverique se repand sur le visage de Christine, ses yeux se cernent… Elle chancelle, elle va tomber. Raoul se precipite, tend les bras, mais deja Christine a surmonte cette defaillance passagere, et, d’une voix basse, presque expirante : « Dites ! dites encore ! dites tout ce que vous avez entendu ! » Raoul la regarde, hesite, ne comprend rien a ce qui se passe. « Mais, dites donc ! Vous voyez bien que vous me faites mourir !… - 81 - – J’ai entendu encore qu’il vous a repondu, quand vous lui eutes dit que vous lui aviez donne votre ame : “Ton ame est bien belle, mon enfant, et je te remercie. Il n’y a point d’empereur qui ait recu un pareil cadeau ! Les anges ont pleure ce soir !” » Christine a porte la main sur son coeur. Elle fixe Raoul dans une emotion indescriptible. Son regard est tellement aigu, tellement fixe, qu’il parait celui d’une insensee. Raoul est epouvante. Mais voila que les yeux de Christine deviennent humides et sur ses joues d’ivoire glissent deux perles, deux lourdes larmes… « Christine !… – Raoul !… » Le jeune homme veut la saisir, mais elle lui glisse dans les mains et elle se sauve dans un grand desordre. Pendant que Christine restait enfermee dans sa chambre, Raoul se faisait mille reproches de sa brutalite ; mais, d’autre part, la jalousie reprenait son galop dans ses veines en feu. Pour que la jeune fille eut montre une pareille emotion en apprenant que l’on avait surpris son secret, il fallait que celui-ci fut d’importance ! Certes, Raoul, en depit de ce qu’il avait entendu, ne doutait point de la purete de Christine. Il savait qu’elle avait une grande reputation de sagesse et il n’etait point si novice qu’il ne comprit la necessite ou se trouve acculee parfois une artiste d’entendre des propos d’amour. Elle y avait bien repondu en affirmant qu’elle avait donne son ame, mais de toute evidence, il ne s’agissait en tout ceci que de chant et de musique. De toute evidence ? Alors, pourquoi cet emoi tout a l’heure ? Mon Dieu, que Raoul etait malheureux ! Et, s’il avait tenu l’homme, la voix d’homme, il lui aurait demande des explications precises. - 82 - Pourquoi Christine s’est-elle enfuie ? Pourquoi ne descendaitelle point ? Il refusa de dejeuner. Il etait tout a fait marri et sa douleur etait grande de voir s’ecouler loin de la jeune Suedoise, ces heures qu’il avait esperees si douces. Que ne venait-elle avec lui parcourir le pays ou tant de souvenirs leur etaient communs ? Et pourquoi, puisqu’elle semblait ne plus rien avoir a faire a Perros et, qu’en fait, elle n’y faisait rien, ne reprenait-elle point aussitot le chemin de Paris ? Il avait appris que le matin, elle avait fait dire une messe pour le repos de l’ame du pere Daae et qu’elle avait passe de longues heures en priere dans la petite eglise et sur la tombe du menetrier. Triste, decourage, Raoul s’en fut vers le cimetiere qui entourait l’eglise. Il en poussa la porte. Il erra solitaire parmi les tombes, dechiffrant les inscriptions, mais comme il arrivait derriere l’abside, il fut tout de suite renseigne par la note eclatante des fleurs qui soupiraient sur le granit tombal et debordaient jusque sur la terre blanche. Elles embaumaient tout ce coin glace de l’hiver breton. C’etaient de miraculeuses roses rouges qui paraissaient ecloses du matin, dans la neige. C’etait un peu de vie chez les morts, car la mort, la, etait partout. Elle aussi debordait de la terre qui avait rejete son trop-plein de cadavres. Des squelettes et des cranes par centaines etaient entasses contre le mur de l’eglise, retenus simplement par un leger reseau de fils de fer qui laissait a decouvert tout le macabre edifice. Les tetes de morts, empilees, alignees comme des briques, consolidees dans les intervalles par des os fort proprement blanchis, semblaient former la premiere assise sur laquelle on avait maconne les murs de la sacristie. La porte de cette sacristie s’ouvrait au milieu de cet ossuaire, tel qu’on en voit beaucoup au long des vieilles eglises bretonnes. Raoul pria pour Daae, puis, lamentablement impressionne par ces sourires eternels qu’ont les bouches des tetes de morts, il sortit du cimetiere, remonta le coteau et s’assit au bord de la lande qui domine la mer. Le vent courait mechamment sur les - 83 - greves, aboyant apres la pauvre et timide clarte du jour. Celle-ci ceda, s’enfuit et ne fut plus qu’une raie livide a l’horizon. Alors, le vent se tut. C’etait le soir. Raoul etait enveloppe d’ombres glacees, mais il ne sentait pas le froid. Toute sa pensee errait sur la lande deserte et desolee, tout son souvenir. C’etait la, a cette place, qu’il etait venu souvent, a la tombee du jour, avec la petite Christine, pour voir danser les korrigans, juste au moment ou la lune se leve. Pour son compte, il n’en avait jamais apercu, et cependant il avait de bons yeux. Christine, au contraire, qui etait un peu myope, pretendait en avoir vu beaucoup. Il sourit a cette idee, et puis, tout a coup, il tressaillit. Une forme, une forme precise, mais qui etait venue la sans qu’il sut comment, sans que le moindre bruit l’eut averti, une forme debout a son cote, disait : « Croyez-vous que les korrigans viendront ce soir ? » C’etait Christine. Il voulut parler. Elle lui ferma la bouche de sa main gantee. « Ecoutez-moi, Raoul, je suis resolue a vous dire quelque chose de grave, de tres grave ! » Sa voix tremblait. Il attendit. Elle reprit, oppressee. « Vous rappelez-vous, Raoul, la legende de l’Ange de la musique ? – Si je m’en souviens ! fit-il, je crois bien que c’est ici que votre pere nous l’a contee pour la premiere fois. – C’est ici aussi qu’il m’a dit : “Quand je serai au ciel, mon enfant, je te l’enverrai.” Eh bien, Raoul, mon pere est au ciel et j’ai recu la visite de l’Ange de la musique. – Je n’en doute pas », repliqua le jeune homme gravement, car il croyait comprendre que dans une pensee pieuse, son amie melait le souvenir de son pere a l’eclat de son dernier triomphe. - 84 - Christine parut legerement etonnee du sang-froid avec lequel le vicomte de Chagny apprenait qu’elle avait recu la visite de l’Ange de la musique. « Comment l’entendez-vous, Raoul ? » fit-elle, en penchant sa figure pale si pres du visage du jeune homme que celui-ci put croire que Christine allait lui donner un baiser, mais elle ne voulait que lire, malgre les tenebres, dans ses yeux. « J’entends, repliqua-t-il, qu’une creature humaine ne chante point comme vous avez chante l’autre soir, sans qu’intervienne quelque miracle, sans que le Ciel y soit pour quelque chose. Il n’est point de professeur sur la terre qui puisse vous apprendre des accents pareils. Vous avez entendu l’Ange de la musique, Christine. – Oui, fit-elle solennellement, dans ma loge. C’est la qu’il vient me donner ses lecons quotidiennes. » Le ton dont elle dit cela etait si penetrant et si singulier que Raoul la regarda inquiet, comme on regarde une personne qui dit une enormite ou affirme quelque vision folle a laquelle elle croit de toutes les forces de son pauvre cerveau malade. Mais elle s’etait reculee et elle n’etait plus, immobile, qu’un peu d’ombre dans la nuit. « Dans votre loge ? repeta-t-il comme un echo stupide. – Oui, c’est la que je l’ai entendu et je n’ai pas ete seule al’entendre… – Qui donc l’a entendu encore, Christine ? – Vous, mon ami. - 85 - – Moi ? j’ai entendu l’Ange de la musique ? – Oui, l’autre soir, c’est lui qui parlait quand vous ecoutiez derriere la porte de ma loge. C’est lui qui m’a dit : “Il faut m’aimer.” Mais je croyais bien etre la seule a percevoir sa voix. Aussi, jugez de mon etonnement quand j’ai appris, ce matin, que vous pouviez l’entendre, vous aussi… » Raoul eclata de rire. Et aussitot, la nuit se dissipa sur la lande deserte et les premiers rayons de la lune vinrent envelopper les jeunes gens. Christine s’etait retournee, hostile, vers Raoul. Ses yeux, ordinairement si doux, lancaient des eclairs. « Pourquoi riez-vous ? Vous croyez peut-etre avoir entendu une voix d’homme ? – Dame ! » repondit le jeune homme, dont les idees commencaient a se brouiller devant l’attitude de bataille de Christine. « C’est vous, Raoul ! vous qui me dites cela ! un ancien petit compagnon a moi ! un ami de mon pere ! Je ne vous reconnais plus. Mais que croyez-vous donc ? Je suis une honnete fille, moi, monsieur le vicomte de Chagny, et je ne m’enferme point avec des voix d’homme, dans ma loge. Si vous aviez ouvert la porte, vous auriez vu qu’il n’y avait personne ! – C’est vrai ! Quand vous avez ete partie, j’ai ouvert cette porte et je n’ai trouve personne dans la loge… – Vous voyez bien… alors ? » Le comte fit appel a tout son courage. « Alors, Christine, je pense qu’on se moque de vous ! » Elle poussa un cri et s’enfuit. Il courut derriere elle, mais elle lui jeta, dans une irritation farouche : « Laissez-moi ! laissezmoi ! » - 86 - Et elle disparut. Raoul rentra a l’auberge tres las, tres decourage et tres triste. Il apprit que Christine venait de monter dans sa chambre et qu’elle avait annonce qu’elle ne descendrait pas pour diner. Le jeune homme demanda si elle n’etait point malade. La brave aubergiste lui repondit d’une facon ambigue que, si elle etait souffrante, ce devait etre d’un mal qui n’etait point bien grave, et, comme elle croyait a la facherie de deux amoureux, elle s’eloigna en haussant les epaules et en exprimant sournoisement la pitie qu’elle avait pour des jeunes gens qui gaspillaient en vaines querelles les heures que le bon Dieu leur a permis de passer sur la terre. Raoul dina tout seul, au coin de l’atre et, comme vous pensez bien, de facon fort maussade. Puis, dans sa chambre, il essaya de lire, puis, dans son lit, il essaya de dormir. Aucun bruit ne se faisait entendre dans l’appartement a cote. Que faisait Christine ? Dormait-elle ? Et si elle ne dormait point, a quoi pensait-elle ? Et lui, a quoi pensait-il ? Eut-il ete seulement capable de le dire ? La conversation etrange qu’il avait eue avec Christine l’avait tout a fait trouble !… Il pensait moins a Christine qu’autour de Christine, et cet « autour » etait si diffus, si nebuleux, si insaisissable, qu’il en eprouvait un tres curieux et tres angoissant malaise. Ainsi les heures passaient tres lentes ; il pouvait etre onze heures et demie de la nuit quand il entendit distinctement marcher dans la chambre voisine de la sienne. C’etait un pas leger, furtif. Christine ne s’etait donc pas couchee ? Sans raisonner ses gestes, le jeune homme s’habilla a la hate, en prenant garde de faire le moindre bruit. Et, pret a tout, il attendait. Pret a quoi ? Est-ce qu’il savait ? Son coeur bondit quand il entendit la porte de Christine tourner lentement sur ses gonds. Ou allait-elle a cette heure ou tout reposait dans Perros ? Il entrouvrit tout doucement sa porte et put voir, dans un rayon de lune, la forme blanche de Christine qui glissait precautionneusement dans le corridor. Elle atteignit l’escalier ; elle descendit et, lui, au-dessus d’elle, se pencha sur la rampe. - 87 - Soudain, il entendit deux voix qui s’entretenaient rapidement. Une phrase lui arriva : « Ne perdez pas la clef. » C’etait la voix de l’hotesse. En bas, on ouvrit la porte qui donnait sur la rade. On la referma. Et tout rentra dans le calme. Raoul revint aussitot dans sa chambre et courut a sa fenetre qu’il ouvrit. La forme blanche de Christine se dressait sur le quai desert. Ce premier etage de l’auberge du Soleil-Couchant n’etait guere eleve et un arbre en espalier qui tendait ses branches aux bras impatients de Raoul permit a celui-ci d’etre dehors sans que l’hotesse put soupconner son absence. Aussi, quelle ne fut pas la stupefaction de la brave dame, le lendemain matin, quand on lui apporta le jeune homme quasi glace, plus mort que vif, et qu’elle apprit qu’on l’avait trouve etendu tout de son long sur les marches du maitre-autel de la petite eglise de Perros. Elle courut apprendre presto la nouvelle a Christine, qui descendit en hate et prodigua, aidee de l’aubergiste, ses soins inquiets au jeune homme qui ne tarda point a ouvrir les yeux et revint tout a fait a la vie en apercevant au-dessus de lui le charmant visage de son amie. Que s’etait-il donc passe ? M. le commissaire Mifroid eut l’occasion, quelques semaines plus tard, quand le drame de l’Opera entraina l’action du ministere public, d’interroger le vicomte de Chagny sur les evenements de la nuit de Perros, et voici de quelle sorte ceux-ci furent transcrits sur les feuilles du dossier d’enquete. (Cote 150). Demande. – Mlle Daae ne vous avait pas vu descendre de votre chambre par le singulier chemin que vous aviez choisi ? Reponse. – Non, monsieur, non, non. Cependant, j’arrivai derriere elle en negligeant d’etouffer le bruit de mes pas. Je ne demandais alors qu’une chose, c’est qu’elle se retournat, qu’elle me vit et qu’elle me reconnut. Je venais de me dire, en effet, que ma poursuite etait tout a fait incorrecte et que la facon d’espionnage a laquelle je me livrais etait indigne de moi. Mais - 88 - elle ne sembla point m’entendre et, de fait, elle agit comme si je n’avais pas ete la. Elle quitta tranquillement le quai et puis, tout a coup, remonta rapidement le chemin. L’horloge de l’eglise venait de sonner minuit moins un quart, et il me parut que le son de l’heure avait determine la hate de sa course, car elle se prit presque a courir. Ainsi arriva-t-elle a la porte du cimetiere. D. – La porte du cimetiere etait-elle ouverte ? R. – Oui, monsieur, et cela me surprit, mais ne parut nullement etonner Mlle Daae. D. – Il n’y avait personne dans le cimetiere ? R. – Je ne vis personne. S’il y avait eu quelqu’un, je l’aurais vu. La lumiere de la lune etait eblouissante et la neige qui couvrait la terre, en nous renvoyant ses rayons, faisait la nuit plus claire encore. D. – On ne pouvait pas se cacher derriere les tombes ? R. – Non, monsieur. Ce sont de pauvres pierres tombales qui disparaissaient sous la couche de neige et qui alignaient leurs croix au ras du sol. Les seules ombres etaient celles de ces croix et les deux notres. L’eglise etait toute eblouissante de clarte. Je n’ai jamais vu une pareille lumiere nocturne. C’etait tres beau, tres transparent et tres froid. Je n’etais jamais alle la nuit dans les cimetieres, et j’ignorais qu’on put y trouver une semblable lumiere, “une lumiere qui ne pese rien”. D. – Vous etes superstitieux ? R. – Non, monsieur, je suis croyant. D. – Dans quel etat d’esprit etiez-vous ? - 89 - R. – Tres sain et tres tranquille, ma foi. Certes, la sortie insolite de Mlle Daae m’avait tout d’abord profondement trouble ; mais aussitot que je vis la jeune fille penetrer dans le cimetiere, je me dis qu’elle y venait accomplir quelque voeu sur la tombe paternelle, et je trouvai la chose si naturelle que je reconquis tout mon calme. J’etais simplement etonne qu’elle ne m’eut pas encore entendu marcher derriere elle, car la neige craquait sous mes pas. Mais sans doute etait-elle tout absorbee par sa pensee pieuse. Je resolus du reste de ne la point troubler et, quand elle fut parvenue a la tombe de son pere, je restai a quelques pas derriere elle. Elle s’agenouilla dans la neige, fit le signe de la croix et commenca de prier. A ce moment, minuit sonna. Le douzieme coup tintait encore a mon oreille quand, soudain, je vis la jeune fille relever la tete ; son regard fixa la voute celeste, ses bras se tendirent vers l’astre des nuits ; elle me parut en extase et je me demandais encore quelle avait ete la raison subite et determinante de cette extase quand moi-meme je relevai la tete, je jetai autour de moi un regard eperdu et tout mon etre se tendit vers l’Invisible, l’invisible qui nous jouait de la musique. Et quelle musique ! Nous la connaissions deja ! Christine et moi l’avions deja entendue en notre jeunesse. Mais jamais sur le violon du pere Daae, elle ne s’etait exprimee avec un art aussi divin. Je ne pus mieux faire, en cet instant, que de me rappeler tout ce que Christine venait de me dire de l’Ange de la musique, et je ne sus trop que penser de ces sons inoubliables qui, s’ils ne descendaient pas du ciel, laissaient ignorer leur origine sur terre. Il n’y avait point la d’instrument ni de main pour conduire l’archet. Oh ! je me rappelai l’admirable melodie. C’etait la Resurrection de Lazare, que le pere Daae nous jouait dans ses heures de tristesse et de foi. L’Ange de Christine aurait existe qu’il n’aurait pas mieux joue cette nuit-la avec le violon du defunt menetrier. L’invocation de Jesus nous ravissait a la terre, et, ma foi, je m’attendis presque a voir se soulever la pierre du tombeau du pere de Christine. L’idee me vint aussi que Daae avait ete enterre avec son violon et, en verite, je ne sais point jusqu’ou, dans cette minute funebre et rayonnante, au fond de ce petit derobe cimetiere de province, a cote de ces tetes de morts qui nous riaient de toutes leurs machoires immobiles, non je ne sais point jusqu’ou s’en fut mon - 90 - imagination, ni ou elle s’arreta. Mais la musique s’etait tue et je retrouvai mes sens. Il me sembla entendre du bruit du cote des tetes de morts de l’ossuaire. D. – Ah ! ah ! vous avez entendu du bruit du cote de l’ossuaire ? R. – Oui, il m’a paru que les tetes de morts ricanaient maintenant et je n’ai pu m’empecher de frissonner. D. – Vous n’avez point pense tout de suite que derriere l’ossuaire pouvait se cacher justement le musicien celeste qui venait de tant vous charmer ? R. – J’ai si bien pense cela, que je n’ai plus pense qu’a cela, monsieur le commissaire, et que j’en oubliai de suivre Mlle Daae qui venait de se relever et gagnait tranquillement la porte du cimetiere. Quant a elle, elle etait tellement absorbee, qu’il n’est point etonnant qu’elle ne m’ait pas apercu. Je ne bougeai point, les yeux fixes vers l’ossuaire, decide a aller jusqu’au bout de cette incroyable aventure et d’en connaitre le fin mot. D. – Et alors, qu’arriva-t-il pour qu’on vous ait retrouve au matin, etendu a demi mort, sur les marches du maitre-autel ? R. – Oh ! ce fut rapide… Une tete de mort roula a mes pieds… puis une autre… puis une autre… On eut dit que j’etais le but de ce funebre jeu de boules. Et j’eus cette imagination qu’un faux mouvement avait du detruire l’harmonie de l’echafaudage derriere lequel se dissimulait notre musicien. Cette hypothese m’apparut d’autant plus raisonnable qu’une ombre glissa tout a coup sur le mur eclatant de la sacristie. Je me precipitai. L’ombre avait deja, poussant la porte, penetre dans l’eglise. J’avais des ailes, l’ombre avait un manteau. Je fus assez rapide pour saisir un coin du manteau de l’ombre. A ce moment, nous etions, l’ombre et moi, juste devant le maitre-autel et les rayons de la lune, a travers le grand vitrail de l’abside, tombaient droit devant nous. - 91 - Comme je ne lachai point le manteau, l’ombre se retourna et, le manteau dont elle etait enveloppee s’etant entrouvert, je vis, monsieur le juge, comme je vous vois, une effroyable tete de mort qui dardait sur moi un regard ou brulaient les feux de l’enfer. Je crus avoir affaire a Satan lui-meme et, devant cette apparition d’outre-tombe, mon coeur, malgre tout son courage, defaillit, et je n’ai plus souvenir de rien jusqu’au moment ou je me reveillai dans ma petite chambre de l’auberge du Soleil-Couchant. - 92 - VII Une visite a la loge n° 5 Nous avons quitte MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin dans le moment qu’ils se decidaient a aller faire une petite visite a la premiere loge n° 5. Ils ont laisse derriere eux le large escalier qui conduit du vestibule de l’administration a la scene et ses dependances ; ils ont traverse la scene (le plateau), ils sont entres dans le theatre par l’entree des abonnes, puis, dans la salle, par le premier couloir a gauche. Ils se sont alors glisses entre les premiers rangs des fauteuils d’orchestre et ont regarde la premiere loge n° 5. Ils la virent mal a cause qu’elle etait plongee dans une demiobscurite et que d’immenses housses etaient jetees sur le velours rouge des appuis-main. A ce moment, ils etaient presque seuls dans l’immense vaisseau tenebreux et un grand silence les entourait. C’etait l’heure tranquille ou les machinistes vont boire. L’equipe avait momentanement vide le plateau, laissant un decor moitie plante ; quelques rais de lumiere (une lumiere blafarde, sinistre, qui semblait volee a un astre moribond), s’etaient insinues par on ne sait quelle ouverture, jusqu’a une vieille tour qui dressait ses creneaux en carton sur la scene ; les choses, dans cette nuit factice, ou plutot dans ce jour menteur, prenaient d’etranges formes. Sur les fauteuils de l’orchestre, la toile qui les recouvrait avait l’apparence d’une mer en furie, dont les vagues glauques avaient ete instantanement immobilisees sur l’ordre secret du geant des tempetes, qui, comme chacun sait, s’appelle Adamastor. MM. Moncharmin et Richard etaient les naufrages de ce bouleversement immobile d’une mer de toile peinte. Ils avancaient vers les loges de gauche, a grandes brassees, comme des marins qui ont abandonne leur barque et cherchent a gagner le rivage. Les huit grandes colonnes en echaillon poli se dressaient dans l’ombre comme autant de prodigieux pilotis - 93 - destines a soutenir la falaise menacante, croulante et ventrue, dont les assises etaient figurees par les lignes circulaires, paralleles et flechissantes des balcons des premieres, deuxiemes et troisiemes loges. Du haut, tout en haut de la falaise, perdues dans le ciel de cuivre de M. Lenepveu, des figures grimacaient, ricanaient, se moquaient, se gaussaient de l’inquietude de MM. Moncharmin et Richard. C’etaient pourtant des figures fort serieuses a l’ordinaire. Elles s’appelaient : Isis, Amphitrite, Hebe, Flore, Pandore, Psyche, Thetis, Pomone, Daphne, Clythie, Galatee, Arethuse. Oui, Arethuse elle-meme et Pandore que tout le monde connait a cause de sa boite, regardaient les deux nouveaux directeurs de l’Opera qui avaient fini par s’accrocher a quelque epave, et qui, de la, contemplaient en silence la premiere loge n° 5. J’ai dit qu’ils etaient inquiets. Du moins, je le presume. M. Moncharmin, en tout cas, avoue qu’il etait impressionne. Il dit textuellement : « Cette balancoire (quel style !) du fantome de l’Opera, sur laquelle on nous avait si gentiment fait monter, depuis que nous avions pris la succession de MM. Poligny et Debienne, avait fini sans doute par troubler l’equilibre de mes facultes imaginatives, et, a tout prendre, visuelles, car (etait-ce le decor exceptionnel dans lequel nous nous mouvions, au centre d’un incroyable silence qui nous impressionna a ce point ?… fumes-nous le jouet d’une sorte d’hallucination rendue possible par la quasi-obscurite de la salle et la penombre qui baignait la loge n° 5 ?) car j’ai vu et Richard aussi a vu, dans le meme moment, une forme dans la loge n° 5. Richard n’a rien dit ; moi, non plus, du reste. Mais nous nous sommes pris la main d’un meme geste. Puis, nous avons attendu quelques minutes ainsi, sans bouger, les yeux toujours fixes sur le meme point : mais la forme avait disparu. Alors, nous sommes sortis et, dans le couloir, nous nous sommes fait part de nos impressions et nous avons parle de la forme. Le malheur est que ma forme, a moi, n’etait pas du tout la forme de Richard. Moi, j’avais vu comme une tete de mort qui etait posee sur le rebord de la loge, tandis que Richard avait apercu une forme de vieille femme qui ressemblait a la mere Giry. Si bien que nous vimes que nous avions ete reellement le jouet d’une illusion et que nous courumes sans plus tarder et en riant comme des fous a la premiere loge n° 5, dans laquelle nous - 94 - entrames et dans laquelle nous ne trouvames plus aucune forme. » Et maintenant nous voici dans la loge n° 5. C’est une loge comme toutes les autres premieres loges. En verite, rien ne distingue cette loge de ses voisines. MM. Moncharmin et Richard, s’amusant ostensiblement et riant l’un de l’autre, remuaient les meubles de la loge, soulevaient les housses et les fauteuils et examinaient en particulier celui sur lequel la voix avait l’habitude de s’asseoir. Mais ils constaterent que c’etait un honnete fauteuil, qui n’avait rien de magique. En somme, la loge etait la plus ordinaire des loges, avec sa tapisserie rouge, ses fauteuils, sa carpette et son appui-main en velours rouge. Apres avoir tate le plus serieusement du monde la carpette et n’avoir, de ce cote comme des autres, rien decouvert de special, ils descendirent dans la baignoire du dessous, qui correspondait a la loge n° 5. Dans la baignoire n° 5, qui est juste au coin de la premiere sortie de gauche des fauteuils d’orchestre, ils ne trouverent rien non plus qui meritat d’etre signale. « Tous ces gens-la se moquent de nous, finit par s’ecrier Firmin Richard ; samedi, on joue Faust, nous assisterons a la representation tous les deux dans la premiere loge n° 5 ! » - 95 - VIII Ou MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin ont l’audace de faire representer « Faust » dans une salle « maudite » et de l’effroyable evenement qui en resulta Mais le samedi matin, en arrivant dans leur bureau, les directeurs trouverent une double lettre de F. de l’O. ainsi concue : « Mes chers directeurs, C’est donc la guerre ? Si vous tenez encore a la paix, voici mon ultimatum. Il est aux quatre conditions suivantes : 1° Me rendre ma loge – et je veux qu’elle soit a ma libre disposition des maintenant ; 2° Le role de « Marguerite » sera chante ce soir par Christine Daae. Ne vous occupez pas de la Carlotta qui sera malade ; 3° Je tiens absolument aux bons et loyaux services de Mme Giry, mon ouvreuse, que vous reintegrerez immediatement dans ses fonctions ; 4° Faites-moi connaitre par une lettre remise a Mme Giry, qui me la fera parvenir, que vous acceptez, comme vos predecesseurs, les conditions de mon cahier des charges relatives a mon indemnite mensuelle. Je vous ferai savoir ulterieurement dans quelle forme vous aurez a me la verser. Sinon, vous donnerez Faust, ce soir, dans une salle maudite. - 96 - A bon entendeur, salut ! F.DE L’ O. « Eh bien, il m’embete, moi !… Il m’embete ! » hurla Richard, en dressant ses poings vengeurs et en les laissant retomber avec fracas sur la table de son bureau. Sur ces entrefaites, Mercier, l’administrateur, entra. « Lachenal voudrait voir l’un de ces messieurs, dit-il. Il parait que l’affaire est urgente, et le bonhomme me parait tout bouleverse. – Qui est ce Lachenal ? interrogea Richard. – C’est votre ecuyer en chef. – Comment ! mon ecuyer en chef ? – Mais oui, monsieur, expliqua Mercier… il y a a l’Opera plusieurs ecuyers, et M. Lachenal est leur chef. – Et qu’est-ce qu’il fait, cet ecuyer ? – Il a la haute direction de l’ecurie. – Quelle ecurie ? – Mais la votre, monsieur, l’ecurie de l’Opera ! – Il y a une ecurie a l’Opera ? Ma foi, je n’en savais rien ! Et ou se trouve-t-elle ? - 97 - – Dans les dessous, du cote de la Rotonde. C’est un service tres important, nous avons douze chevaux. – Douze chevaux ! Et pour quoi faire, grand Dieu ? – Mais pour les defiles de La Juive, du Prophete, etc., il faut des chevaux dresses et qui “connaissent les planches”. Les ecuyers sont charges de les leur apprendre. M. Lachenal y est fort habile. C’est l’ancien directeur des ecuries de Franconi. – Tres bien… mais qu’est-ce qu’il me veut ? – Je n’en sais rien… je ne l’ai jamais vu dans un etat pareil. – Faites-le entrer !… » M. Lachenal entre. Il a une cravache a la main et en cingle nerveusement l’une de ses bottes. « Bonjour, monsieur Lachenal, fit Richard impressionne. Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite ? – Monsieur le directeur, je viens vous demander de mettre toute l’ecurie a la porte. – Comment ! vous voulez mettre a la porte nos chevaux ? – Il ne s’agit pas des chevaux, mais des palefreniers. – Combien avez-vous de palefreniers, monsieur Lachenal ? – Six ! – Six palefreniers ! C’est au moins trop de deux ! - 98 - – Ce sont la des “places”, interrompit Mercier, qui ont ete creees et qui nous ont ete imposees par le sous-secretariat des Beaux-Arts. Elles sont occupees par des proteges du gouvernement, et si j’ose me permettre… – Le gouvernement, je m’en fiche !… affirma Richard avec energie. Nous n’avons pas besoin de plus de quatre palefreniers pour douze chevaux. – Onze ! rectifia M. l’ecuyer en chef. – Douze ! repeta Richard. – Onze ! repete Lachenal. – Ah ! c’est M. l’administrateur qui m’avait dit que vous aviez douze chevaux ! – J’en avais douze, mais je n’en ai plus que onze depuis que l’on nous a vole Cesar ! » Et M. Lachenal se donne un grand coup de cravache sur la botte. « On nous a vole Cesar, s’ecria M. l’administrateur ; Cesar, le cheval blanc du Prophete ? – Il n’y a pas deux Cesars ! declara d’un ton sec M. l’ecuyer en chef. J’ai ete dix ans chez Franconi et j’en ai vu, des chevaux ! Eh bien, il n’y a pas deux Cesars ! Et on nous l’a vole. – Comment cela ? – Eh ! je n’en sais rien ! Personne n’en sait rien ! Voila pourquoi je viens vous demander de mettre toute l’ecurie a la porte. - 99 - – Qu’est-ce qu’ils disent, vos palefreniers ? – Des betises… les uns accusent des figurants… les autres pretendent que c’est le concierge de l’administration. – Le concierge de l’administration ? J’en reponds comme de moi-meme ! protesta Mercier. – Mais enfin, monsieur le premier ecuyer, s’ecria Richard, vous devez avoir une idee !… – Eh bien, oui, j’en ai une ! J’en ai une ! declara tout a coup M. Lachenal, et je vais vous la dire. Pour moi, il n’y a pas de doute. » M. le premier ecuyer se rapprocha de MM. les directeurs et leur glissa a l’oreille : « C’est le fantome qui a fait le coup ! » Richard sursauta. « Ah ! Vous aussi ! Vous aussi ! – Comment ? moi aussi ? C’est bien la chose la plus naturelle… – Mais comment donc ! monsieur Lachenal ! mais comment donc, monsieur le premier ecuyer… – … Que je vous dise ce que je pense, apres ce que j’ai vu… – Et qu’avez-vous vu, monsieur Lachenal. – J’ai vu, comme je vous vois, une ombre noire qui montait un cheval blanc qui ressemblait comme deux gouttes d’eau a Cesar ! - 100 - – Et vous n’avez pas couru apres ce cheval blanc et cette ombre noire ? – J’ai couru et j’ai appele, monsieur le directeur, mais ils se sont enfuis avec une rapidite deconcertante et ont disparu dans la nuit de la galerie… » M. Richard se leva : « C’est bien, monsieur Lachenal. Vous pouvez vous retirer… nous allons deposer une plainte contre le fantome… – Et vous allez fiche mon ecurie a la porte ! – C’est entendu ! Au revoir, monsieur ! » M. Lachenal salua et sortit. Richard ecumait. « Vous allez regler le compte de cet imbecile ! – C’est un ami de M. le commissaire du gouvernement ! osa Mercier… – Et il prend son aperitif a Tortoni avec Lagrene, Scholl et Pertuiset, le tueur de lions, ajouta Moncharmin. Nous allons nous mettre toute la presse a dos ! Il racontera l’histoire du fantome et tout le monde s’amusera a nos depens ! Si nous sommes ridicules, nous sommes morts ! – C’est bien, n’en parlons plus… », conceda Richard, qui deja songeait a autre chose. A ce moment la porte s’ouvrit et, sans doute, cette porte n’etait-elle point alors defendue par son cerbere ordinaire, car on - 101 - vit Mame Giry entrer tout de go, une lettre a la main, et dire precipitamment : « Pardon, excuse, messieurs, mais j’ai recu ce matin une lettre du fantome de l’Opera. Il me dit de passer chez vous, que vous avez censement quelque chose a me… » Elle n’acheva pas sa phrase. Elle vit la figure de Firmin Richard, et c’etait terrible. L’honorable directeur de l’Opera etait pret a eclater. La fureur dont il etait agite ne se traduisait encore a l’exterieur que par la couleur ecarlate de sa face furibonde et par l’eclair de ses yeux fulgurants. Il ne dit rien. Il ne pouvait pas parler. Mais, tout a coup, son geste partit. Ce fut d’abord le bras gauche qui entreprit la falote personne de Mame Giry et lui fit decrire un demi-tour si inattendu, une pirouette si rapide que celle-ci en poussa une clameur desesperee, et puis, ce fut le pied droit, le pied droit du meme honorable directeur qui alla imprimer sa semelle sur le taffetas noir d’une jupe qui, certainement, n’avait pas encore, en pareil endroit, subi un pareil outrage. L’evenement avait ete si precipite que Mame Giry, quand elle se retrouva dans la galerie, en etait comme etourdie encore et semblait ne pas comprendre. Mais, soudain, elle comprit, et l’Opera retentit de ses cris indignes, de ses protestations farouches, de ses menaces de mort. Il fallut trois garcons pour la descendre dans la cour de l’administration et deux agents pour la porter dans la rue. A peu pres a la meme heure, la Carlotta, qui habitait un petit hotel de la rue du Faubourg-Saint-Honore, sonnait sa femme de chambre et se faisait apporter au lit son courrier. Dans ce courrier, elle trouvait une lettre anonyme ou on lui disait : « Si vous chantez ce soir, craignez qu’il ne vous arrive un grand malheur au moment meme ou vous chanterez… un malheur pire que la mort. » - 102 - Cette menace etait tracee a l’encre rouge, d’une ecriture hesitante et batonnante. Ayant lu cette lettre, la Carlotta n’eut plus d’appetit pour dejeuner. Elle repoussa le plateau sur lequel la cameriste lui presentait le chocolat fumant. Elle s’assit sur son lit et reflechit profondement. Ce n’etait point la premiere lettre de ce genre qu’elle recevait, mais jamais encore elle n’en avait lu d’aussi menacante. Elle se croyait en butte, a ce moment, aux mille entreprises de la jalousie et racontait couramment qu’elle avait un ennemi secret qui avait jure sa perte. Elle pretendait qu’il se tramait contre elle quelque mechant complot, quelque cabale qui eclaterait un de ces jours ; mais elle n’etait point femme a se laisser intimider, ajoutait-elle. La verite etait que, si cabale il y avait, celle-ci etait menee par la Carlotta elle-meme contre la pauvre Christine, qui ne s’en doutait guere. La Carlotta n’avait point pardonne a Christine le triomphe que celle-ci avait remporte en la remplacant au pied leve. Quand on lui avait appris l’accueil extraordinaire qui avait ete fait a sa remplacante, la Carlotta s’etait sentie instantanement guerie d’un commencement de bronchite et d’un acces de bouderie contre l’administration, et elle n’avait plus montre la moindre velleite de quitter son emploi. Depuis, elle avait travaille de toutes ses forces a « etouffer » sa rivale, faisant agir des amis puissants aupres des directeurs pour qu’ils ne donnassent plus a Christine l’occasion d’un nouveau triomphe. Certains journaux qui avaient commence a chanter le talent de Christine ne s’occuperent plus que de la gloire de la Carlotta. Enfin, au theatre meme, la celebre diva tenait sur Christine les propos les plus outrageants et essayait de lui causer mille petits desagrements. - 103 - La Carlotta n’avait ni coeur ni ame. Ce n’etait qu’un instrument ! Certes, un merveilleux instrument. Son repertoire comprenait tout ce qui peut tenter l’ambition d’une grande artiste, aussi bien chez les maitres allemands que chez les Italiens ou les Francais. Jamais, jusqu’a ce jour, on n’avait entendu la Carlotta chanter faux, ni manquer du volume de voix necessaire a la traduction d’aucun passage de son repertoire immense. Bref, l’instrument etait etendu, puissant et d’une justesse admirable. Mais nul n’aurait pu dire a Carlotta ce que Rossini disait a la Krauss, apres qu’elle eut chante pour lui en allemand « Sombres forets ?… » : « Vous chantez avec votre ame, ma fille, et votre ame est belle ! » Ou etait ton ame, o Carlotta, quand tu dansais dans les bouges de Barcelone ? Ou etait-elle, quand plus tard, a Paris, tu as chante sur de tristes treteaux tes couplets cyniques de bacchante de music-hall ? Ou ton ame, quand, devant les maitres assembles chez un de tes amants, tu faisais resonner cet instrument docile, dont le merveilleux etait qu’il chantait avec la meme perfection indifferente le sublime amour et la plus basse orgie ? O Carlotta, si jamais tu avais eu une ame et que tu l’eusses perdue alors, tu l’aurais retrouvee quand tu devins Juliette, quand tu fus Elvire, et Ophelie, et Marguerite ! Car d’autres sont montees de plus bas que toi et que l’art, aide de l’amour, a purifiees ! En verite, quand je songe a toutes les petitesses, les vilenies dont Christine Daae eut a souffrir, a cette epoque, de la part de cette Carlotta, je ne puis retenir mon courroux, et il ne m’etonne point que mon indignation se traduise par des apercus un peu vastes sur l’art en general, et celui du chant en particulier, ou les admirateurs de la Carlotta ne trouveront certainement point leur compte. Quand la Carlotta eut fini de reflechir a la menace de la lettre etrange qu’elle venait de recevoir, elle se leva. - 104 - « On verra bien », dit-elle… Et elle prononca, en espagnol, quelques serments, d’un air fort resolu. La premiere chose qu’elle vit en mettant son nez a la fenetre, fut un corbillard. Le corbillard et la lettre la persuaderent qu’elle courait, ce soir-la, les plus serieux dangers. Elle reunit chez elle le ban et l’arriere-ban de ses amis, leur apprit qu’elle etait menacee, a la representation du soir, d’une cabale organisee par Christine Daae, et declara qu’il fallait faire piece a cette petite en remplissant la salle de ses propres admirateurs, a elle, la Carlotta. Elle n’en manquait pas, n’est-ce pas ? Elle comptait sur eux pour se tenir prets a toute eventualite et faire taire les perturbateurs, si, comme elle le craignait, ils dechainaient le scandale. Le secretaire particulier de M. Richard etant venu prendre des nouvelles de la sante de la diva, s’en retourna avec l’assurance qu’elle se portait a merveille et que, « fut-elle a l’agonie », elle chanterait le soir meme le role de Marguerite. Comme le secretaire avait, de la part de son chef, recommande fortement a la diva de ne commettre aucune imprudence, de ne point sortir de chez elle, et de se garer des courants d’air, la Carlotta ne put s’empecher, apres son depart, de rapprocher ces recommandations exceptionnelles et inattendues des menaces inscrites dans la lettre. Il etait cinq heures, quand elle recut par le courrier une nouvelle lettre anonyme de la meme ecriture que la premiere. Elle etait breve. Elle disait simplement : « Vous etes enrhumee ; si vous etiez raisonnable, vous comprendriez que c’est folie de vouloir chanter ce soir. » La Carlotta ricana, haussa les epaules, qui etaient magnifiques, et lanca deux ou trois notes qui la rassurerent. Ses amis furent fideles a leur promesse. Ils etaient tous, ce soir-la, a l’Opera, mais c’est en vain qu’ils chercherent autour d’eux ces feroces conspirateurs qu’ils avaient mission de - 105 - combattre. Si l’on en exceptait quelques profanes, quelques honnetes bourgeois dont la figure placide ne refletait d’autre dessein que celui de reentendre une musique qui, depuis longtemps deja, avait conquis leurs suffrages, il n’y avait la que des habitues dont les moeurs elegantes, pacifiques et correctes, ecartaient toute idee de manifestation. La seule chose qui paraissait anormale etait la presence de MM. Richard et Moncharmin dans la loge n° 5. Les amis de la Carlotta penserent que, peut-etre, messieurs les directeurs avaient eu, de leur cote, vent du scandale projete et qu’ils avaient tenu a se rendre dans la salle pour l’arreter sitot qu’il eclaterait, mais c’etait la une hypothese injustifiee, comme vous le savez ; MM. Richard et Moncharmin ne pensaient qu’a leur fantome. Rien ?… En vain j’interroge en une ardente veille La Nature et le Createur. Pas une voix ne glisse a mon oreille Un mot consolateur !… Le celebre baryton Carolus Fonta venait a peine de lancer le premier appel du docteur Faust aux puissances de l’enfer, que M. Firmin Richard, qui s’etait assis sur la chaise meme du fantome – la chaise de droite, au premier rang – se penchait, de la meilleure humeur du monde, vers son associe, et lui disait : « Et toi, est-ce qu’une voix a deja glisse un mot a ton oreille ? – Attendons ! ne soyons pas trop presses, repondait sur le meme ton plaisant M. Armand Moncharmin. La representation ne fait que commencer et tu sais bien que le fantome n’arrive ordinairement que vers le milieu du premier acte. » Le premier acte se passa sans incident, ce qui n’etonna point les amis de Carlotta, puisque Marguerite, a cet acte, ne chante point. Quant aux deux directeurs, au baisser du rideau, ils se regarderent en souriant : - 106 - « Et d’un ! fit Moncharmin. – Oui, le fantome est en retard », declara Firmin Richard. Moncharmin, toujours badinant, reprit : « En somme, la salle n’est pas trop mal composee ce soir pour une salle maudite. » Richard daigna sourire. Il designa a son collaborateur une bonne grosse dame assez vulgaire vetue de noir qui etait assise dans un fauteuil au milieu de la salle et qui etait flanquee de deux hommes, d’allure fruste dans leurs redingotes en drap d’habit. « Qu’est-ce que c’est que ce “monde-la ?” demanda Moncharmin. – Ce monde-la, mon cher, c’est ma concierge, son frere et son mari. – Tu leur as donne des billets ? – Ma foi oui… Ma concierge n’etait jamais allee a l’Opera… c’est la premiere fois… et comme, maintenant, elle doit y venir tous les soirs, j’ai voulu qu’elle fut bien placee avant de passer son temps a placer les autres. » Moncharmin demanda des explications et Richard lui apprit qu’il avait decide, pour quelque temps, sa concierge, en laquelle il avait la plus grande confiance, a venir prendre la place de Mame Giry. « A propos de la mere Giry, fit Moncharmin, tu sais qu’elle va porter plainte contre toi. – Aupres de qui ? Aupres du fantome ? » Le fantome ! Moncharmin l’avait presque oublie. - 107 - Du reste, le mysterieux personnage ne faisait rien pour se rappeler au souvenir de MM. les directeurs. Soudain, la porte de leur loge s’ouvrit brusquement devant le regisseur effare. « Qu’y a-t-il ? demanderent-ils tous deux, stupefaits de voir celui-ci en pareil endroit, en ce moment. – Il y a, dit le regisseur, qu’une cabale est monte par les amis de Christine Daae contre la Carlotta. Celle-ci est furieuse. – Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-la ? » fit Richard en froncant les sourcils. Mais le rideau se levait sur la Kermesse et le directeur fit signe au regisseur de se retirer. Quand le regisseur eut vide la place, Moncharmin se pencha a l’oreille de Richard : « Daae a donc des amis ? demanda-t-il. – Oui, fit Richard, elle en a. – Qui ? » Richard designa du regard une premiere loge dans laquelle il n’y avait que deux hommes. « Le comte de Chagny ? – Oui, il me l’a recommandee… si chaleureusement, que si je ne le savais pas l’ami de la Sorelli… - 108 - – Tiens ! tiens !… murmura Moncharmin. Et qui donc est ce jeune homme si pale, assis a cote de lui ? – C’est son frere, le vicomte. – Il ferait mieux d’aller se coucher. Il a l’air malade. » La scene resonnait de chants joyeux. L’ivresse en musique. Triomphe du gobelet. Vin ou biere, Biere ou vin, Que mon verre Soit plein ! Etudiants, bourgeois, soldats, jeunes filles et matrones, le coeur allegre, tourbillonnaient devant le cabaret a l’enseigne du dieu Bacchus. Siebel fit son entree. Christine Daae etait charmante en travesti. Sa fraiche jeunesse, sa grace melancolique seduisaient a premiere vue. Aussitot, les partisans de la Carlotta s’imaginerent qu’elle allait etre saluee d’une ovation qui les renseignerait sur les intentions de ses amis. Cette ovation indiscrete eut ete, du reste, d’une maladresse insigne. Elle ne se produisit pas. Au contraire, quand Marguerite traversa la scene et qu’elle eut chante les deux seuls vers de son role a cet acte deuxieme : Non messieurs, je ne suis demoiselle ni belle, Et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main ! Des bravos eclatants accueillirent la Carlotta. C’etait si imprevu et si inutile que ceux qui n’etaient au courant de rien se regardaient en se demandant ce qui se passait, et l’acte encore - 109 - s’acheva sans aucun incident. Tout le monde se disait alors : « Ca va etre pour l’acte suivant, evidemment. » Quelques-uns, qui etaient, parait-il, mieux renseignes que les autres, affirmerent que le « boucan » devait commencer a la « Coupe du roi de Thule », et ils se precipiterent vers l’entree des abonnes pour aller avertir la Carlotta. Les directeurs quitterent la loge pendant cet entracte pour se renseigner sur cette histoire de cabale dont leur avait parle le regisseur, mais ils revinrent bientot a leur place en haussant les epaules et en traitant toute cette affaire de niaiserie. La premiere chose qu’ils virent en entrant fut, sur la tablette de l’appui-main, une boite de bonbons anglais. Qui l’avait apportee la ? Ils questionnerent les ouvreuses. Mais personne ne put les renseigner. S’etant alors retournes a nouveau du cote de l’appui- main ils apercurent, cette fois, a cote de la boite de bonbons anglais, une lorgnette. Ils se regarderent. Ils n’avaient pas envie de rire. Tout ce que leur avait dit Mme Giry leur revenait a la memoire… et puis… il leur semblait qu’il y avait autour d’eux comme un etrange courant d’air… Ils s’assirent en silence, reellement impressionnes. La scene representait le jardin de Marguerite… Faites-lui mes aveux, Portez mes voeux… Comme elle chantait ces deux premiers vers, son bouquet de roses et de lilas a la main, Christine, en relevant la tete, apercut dans sa loge le vicomte de Chagny et, des lors, il sembla a tous que sa voix etait moins assuree, moins pure, moins cristalline qu’a l’ordinaire. Quelque chose qu’on ne savait pas, assourdissait, alourdissait son chant… Il y avait, la-dessous, du tremblement et de la crainte. « Drole de fille, fit remarquer presque tout haut un ami de la Carlotta place a l’orchestre… L’autre soir, elle etait divine et, aujourd’hui, la voila qui chevrote. Pas d’experience, pas de methode ! » - 110 - C’est en vous que j’ai foi, Parlez pour moi. Le vicomte se mit la tete dans les mains. Il pleurait. Le comte, derriere lui, mordait violemment la pointe de sa moustache, haussait les epaules et froncait les sourcils. Pour qu’il traduisit par autant de signes exterieurs ses sentiments intimes, le comte, ordinairement si correct et si froid, devait, etre furieux. Il l’etait. Il avait vu son frere revenir d’un rapide et mysterieux voyage dans un etat de sante alarmant. Les explications qui s’en etaient suivies n’avaient sans doute point eu la vertu de tranquilliser le comte qui, desireux de savoir a quoi s’en tenir, avait demande un rendez-vous a Christine Daae. Celle-ci avait eu l’audace de lui repondre qu’elle ne pouvait le recevoir, ni lui ni son frere. Il crut a un abominable calcul. Il ne pardonnait point a Christine de faire souffrir Raoul, mais surtout il ne pardonnait point a Raoul, de souffrir pour Christine. Ah ! il avait eu bien tort de s’interesser un instant a cette petite, dont le triomphe d’un soir restait pour tous incomprehensible. Que la fleur sur sa bouche Sache au moins deposer Un doux baiser. « Petite rouee, va », gronda le comte. Et il se demanda ce qu’elle voulait… ce qu’elle pouvait bien esperer… Elle etait pure, on la disait sans ami, sans protecteur d’aucune sorte… cet Ange du Nord devait etre roublard ! Raoul, lui, derriere ses mains, rideau qui cachait ses larmes d’enfant, ne songeait qu’a la lettre qu’il avait recue, des son retour a Paris ou Christine etait arrivee avant lui, s’etant sauvee de Perros comme une voleuse : « Mon cher ancien petit ami, il faut avoir le courage de ne plus me revoir, de ne plus me parler… si vous m’aimez un peu, faites cela pour moi, pour moi qui ne vous oublierai jamais… mon cher Raoul. Surtout, ne penetrez plus - 111 - jamais dans ma loge. Il y va de ma vie. Il y va de la votre. Votre petite Christine. » Un tonnerre d’applaudissements… C’est la Carlotta qui fait son entree. L’acte du jardin se deroulait avec ses peripeties accoutumees. Quand Marguerite eut fini de chanter l’air du Roi de Thule, elle fut acclamee ; elle le fut encore quand elle eut termine l’air des bijoux : Ah ! je ris de me voir Si belle en ce miroir… Desormais, sure d’elle, sure de ses amis dans la salle, sure de sa voix et de son succes, ne craignant plus rien, Carlotta se donna tout entiere, avec ardeur, avec enthousiasme, avec ivresse. Son jeu n’eut plus aucune retenue ni aucune pudeur… Ce n’etait plus Marguerite, c’etait Carmen. On ne l’applaudit que davantage, et son duo avec Faust semblait lui preparer un nouveau succes, quand survint tout a coup… quelque chose d’effroyable. Faust s’etait agenouille : Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage Sous la pale clarte Dont l’astre de la nuit, comme dans un nuage, Caresse ta beaute. Et Marguerite repondait : O silence ! O bonheur ! Ineffable mystere ! Enivrante langueur ! J’ecoute !… Et je comprends cette voix solitaire - 112 - Qui chante dans mon coeur ! A ce moment donc… a ce moment juste… se produisit quelque chose… j’ai dit quelque chose d’effroyable… … La salle, d’un seul mouvement, s’est levee… Dans leur loge, les deux directeurs ne peuvent retenir une exclamation d’horreur… Spectateurs et spectatrices se regardent comme pour se demander les uns aux autres l’explication d’un aussi inattendu phenomene… Le visage de la Carlotta exprime la plus atroce douleur, ses yeux semblent hantes par la folie. La pauvre femme s’est redressee, la bouche encore entrouverte, ayant fini de laisser passer « cette voix solitaire qui chantait dans son coeur… » Mais cette bouche ne chantait plus… elle n’osait plus une parole, plus un son… Car cette bouche creee pour l’harmonie, cet instrument agile qui n’avait jamais failli, organe magnifique, generateur des plus belles sonorites, des plus difficiles accords, des plus molles modulations, des rythmes les plus ardents, sublime mecanique humaine a laquelle il ne manquait, pour etre divine, que le feu du ciel qui, seul, donne la veritable emotion et souleve les ames… cette bouche avait laisse passer… De cette bouche s’etait echappe… … Un crapaud ! Ah ! l’affreux, le hideux, le squameux, venimeux, ecumeux, ecumant, glapissant crapaud !… Par ou etait-il entre ? Comment s’etait-il accroupi sur la langue ? Les pattes de derriere repliees, pour bondir plus haut et plus loin, sournoisement, il etait sorti du larynx, et… couac ! Couac ! Couac !… Ah ! le terrible couac ! - 113 - Car vous pensez bien qu’il ne faut parler de crapaud qu’au figure. On ne le voyait pas mais, par l’enfer ! on l’entendait. Couac ! La salle en fut comme eclaboussee. Jamais batracien, au bord des mares retentissantes, n’avait dechire la nuit d’un plus affreux couac. Et certes, il etait bien inattendu de tout le monde. La Carlotta n’en croyait encore ni sa gorge ni ses oreilles. La foudre, en tombant a ses pieds, l’eut moins etonnee que ce crapaud couaquant qui venait de sortir de sa bouche… Et elle ne l’eut pas deshonoree. Tandis qu’il est bien entendu qu’un crapaud blotti sur la langue, deshonore toujours une chanteuse. Il y en a qui en sont mortes. Mon Dieu ! qui eut cru cela ?… Elle chantait si tranquillement : « Et je comprends cette voix solitaire qui chante dans mon coeur ! » Elle chantait sans effort, comme toujours, avec la meme facilite que vous dites : « Bonjour, madame, comment vous portez-vous ? » On ne saurait nier qu’il existe des chanteuses presomptueuses, qui ont le grand tort de ne point mesurer leurs forces, et qui, dans leur orgueil, veulent atteindre, avec la faible voix que le Ciel leur departit, a des effets exceptionnels et lancer des notes qui leur ont ete defendues en venant au monde. C’est alors que le Ciel, pour les punir, leur envoie, sans qu’elles le sachent, dans la bouche, un crapaud, un crapaud qui fait couac ! Tout le monde sait cela. Mais personne ne pouvait admettre qu’une Carlotta, qui avait au moins deux octaves dans la voix, y eut encore un crapaud. On ne pouvait avoir oublie ses contre-fa stridents, ses staccati inouis dans La flute enchantee. On se souvenait de Don Juan, ou - 114 - elle etait Elvire et ou elle remporta le plus retentissant triomphe, certain soir, en donnant elle-meme le si bemol que ne pouvait donner sa camarade dona Anna. Alors, vraiment, que signifiait ce couac, au bout de cette tranquille, paisible, toute petite « voix solitaire qui chantait dans son coeur » ? Ca n’etait pas naturel. Il y avait la-dessous du sortilege. Ce crapaud sentait le roussi. Pauvre, miserable, desesperee, aneantie Carlotta !… Dans la salle, la rumeur grandissait. C’eut ete une autre que la Carlotta a qui serait survenue semblable aventure, on l’eut huee ! Mais avec celle-la, dont on connaissait le parfait instrument, on ne montrait point de colere, mais de la consternation et de l’effroi. Ainsi les hommes ont-ils du subir cette sorte d’epouvante s’il en est qui ont assiste a la catastrophe qui brisa les bras de la Venus de Milo !… et encore ont-ils pu voir le coup qui frappait… et comprendre… Mais la ? Ce crapaud etait incomprehensible !… Si bien qu’apres quelques secondes passees a se demander si vraiment elle avait entendu elle-meme, sortir de sa bouche meme, cette note, – etait-ce une note, ce son ? – pouvait-on appeler cela un son ? Un son, c’est encore de la musique – ce bruit infernal, elle voulut se persuader qu’il n’en avait rien ete ; qu’il y avait eu la, un instant, une illusion de son oreille, et non point une criminelle trahison de l’organe vocal… Elle jeta, eperdue, les yeux autour d’elle comme pour chercher un refuge, une protection, ou plutot l’assurance spontanee de l’innocence de sa voix. Ses doigts crispes s’etaient portes a sa gorge en un geste de defense et de protestation ! Non ! non ! ce couac n’etait pas a elle ! Et il semblait bien que Carolus Fonta lui-meme fut de cet avis, qui la regardait avec une expression inenarrable de stupefaction enfantine et gigantesque. Car enfin, il etait pres d’elle, lui. Il ne l’avait pas quittee. Peut-etre - 115 - pourrait-il lui dire comment une pareille chose etait arrivee ! Non, il ne le pouvait pas ! Ses yeux etaient stupidement rives a la bouche de la Carlotta comme les yeux des tout petits considerant le chapeau inepuisable du prestidigitateur. Comment une si petite bouche avait-elle pu contenir un si grand couac ? Tout cela, crapaud, couac, emotion, terreur, rumeur de la salle, confusion de la scene, des coulisses, – quelques comparses montraient des tetes effarees, – tout cela que je vous decris dans le detail dura quelques secondes. Quelques secondes affreuses qui parurent surtout interminables aux deux directeurs la-haut, dans la loge n° 5. Moncharmin et Richard etaient tres pales. Cet episode inoui et qui restait inexplicable les remplissait d’une angoisse d’autant plus mysterieuse qu’ils etaient depuis un instant sous l’influence directe du fantome. Ils avaient senti son souffle. Quelques cheveux de Moncharmin s’etaient dresses sous ce souffle-la… Et Richard avait passe son mouchoir sur son front en sueur… Oui, il etait la… autour d’eux… derriere eux, a cote d’eux, ils le sentaient sans le voir !… Ils entendaient sa respiration… et si pres d’eux, si pres d’eux !… On sait quand quelqu’un est present… Eh bien, ils savaient maintenant !… ils etaient surs d’etre trois dans la loge… Ils en tremblaient… Ils avaient l’idee de fuir… Ils n’osaient pas… Ils n’osaient pas faire un mouvement, echanger une parole qui eut pu apprendre au fantome qu’ils savaient qu’il etait la… Qu’allait-il arriver ? Qu’allait-il se produire ? Se produisit le couac ! Au-dessus de tous les bruits de la salle on entendit leur double exclamation d’horreur. Ils se sentaient sous les coups du fantome. Penches au-dessus de la loge, ils regardaient la Carlotta comme s’ils ne la reconnaissaient plus. Cette fille de l’enfer devait avoir donne avec son couac le signal de quelque catastrophe. Ah ! la catastrophe, ils l’attendaient ! Le fantome la leur avait promise ! La salle etait maudite ! Leur - 116 - double poitrine directoriale haletait deja sous le poids de la catastrophe. On entendit la voix etranglee de Richard qui criait a la Carlotta : « Eh bien ! continuez ! » Non ! La Carlotta ne continua pas… Elle recommenca bravement, heroiquement, le vers fatal au bout duquel etait apparu le crapaud. Un silence effrayant succede a tous les bruits. Seule la voix de la Carlotta emplit a nouveau le vaisseau sonore. « J’ecoute !… – La salle aussi ecoute – … Et je comprends cette voix solitaire (couac !) Couac !… qui chante dans mon… couac ! » Le crapaud lui aussi a recommence. La salle eclate en un prodigieux tumulte. Retombes sur leurs sieges, les deux directeurs n’osent meme pas se retourner ; ils n’en ont pas la force. Le fantome leur rit dans le cou ! Et enfin ils entendent distinctement dans l’oreille droite sa voix, l’impossible voix, la voix sans bouche, la voix qui dit : « Elle chante ce soir a decrocher le lustre ! » D’un commun mouvement, ils leverent la tete au plafond et pousserent un cri terrible. Le lustre, l’immense masse du lustre glissait, venait a eux, a l’appel de cette voix satanique. Decroche, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et s’abimait au milieu de l’Orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut une epouvante, un sauve-qui-peut general. Mon dessein n’est point de faire revivre ici une heure historique. Les curieux n’ont qu’a ouvrir les journaux de l’epoque. Il y eut de nombreux blesses et une morte. Le lustre s’etait ecrase sur la tete de la malheureuse qui etait venue ce soir-la, a l’Opera, pour la premiere fois de sa vie, sur celle que M. Richard avait designee comme devant remplacer - 117 - dans ses fonctions d’ouvreuse Mame Giry, l’ouvreuse du fantome. Elle etait morte sur le coup et le lendemain, un journal paraissait avec cette manchette : Deux cent mille kilos sur la tete d’une concierge ! Ce fut toute une oraison funebre. - 118 - IX Le mysterieux coupe Cette soiree tragique fut mauvaise pour tout le monde. La Carlotta etait tombee malade. Quant a Christine Daae, elle avait disparu apres la representation. Quinze jours s’etaient ecoules sans qu’on l’eut revue au theatre, sans qu’elle se fut montree hors du theatre. Il ne faut pas confondre cette premiere disparition, qui se passa sans scandale, avec le fameux enlevement qui, a quelque temps de la, devait se produire dans des conditions si inexplicables et si tragiques. Raoul fut le premier, naturellement, a ne rien comprendre a l’absence de la diva. Il lui avait ecrit a l’adresse de Mme Valerius et n’avait pas recu de reponse. Il n’en avait pas d’abord ete autrement etonne, connaissant son etat d’esprit et la resolution ou elle etait de rompre avec lui toute relation sans que, du reste, il en eut pu encore deviner la raison. Sa douleur n’en avait fait que grandir, et il finit par s’inquieter de ne voir la chanteuse sur aucun programme. On donna Faust sans elle. Un apres-midi, vers cinq heures, il fut s’enquerir aupres de la direction des causes de cette disparition de Christine Daae. Il trouva des directeurs fort preoccupes, leurs amis eux-memes ne les reconnaissaient plus : ils avaient perdu toute joie et tout entrain. On les voyait traverser le theatre, tete basse, le front soucieux, et les joues pales comme s’ils etaient poursuivis par quelque abominable pensee, ou en proie a quelque malice du destin qui vous prend son homme et ne le lache plus. La chute du lustre avait entraine bien des responsabilites, mais il etait difficile de faire s’expliquer MM. les directeurs a ce sujet. - 119 - L’enquete avait conclu a un accident, survenu pour cause d’usure des moyens de suspension, mais encore aurait-il ete du devoir des anciens directeurs ainsi que des nouveaux de constater cette usure et d’y remedier avant qu’elle ne determinat la catastrophe. Et il me faut bien dire que MM. Richard et Moncharmin apparurent a cette epoque si changes, si lointains… si mysterieux… si incomprehensibles, qu’il y eut beaucoup d’abonnes pour imaginer que quelque evenement plus affreux encore que la chute du lustre, avait modifie l’etat d’ame de MM. les directeurs. Dans leurs relations quotidiennes, ils se montraient fort impatients, excepte cependant avec Mme Giry qui avait ete reintegree dans ses fonctions. On se doute de la facon dont ils recurent le vicomte de Chagny quand celui-ci vint leur demander des nouvelles de Christine. Ils se bornerent a lui repondre qu’elle etait en conge. Il demanda combien de temps devait durer ce conge ; il lui fut replique assez sechement qu’il etait illimite, Christine Daae l’ayant demande pour cause de sante. « Elle est donc malade ! s’ecria-t-il, qu’est-ce qu’elle a ? – Nous n’en savons rien ! – Vous ne lui avez donc pas envoye le medecin du theatre ? – Non ! elle ne l’a point reclame et, comme nous avons confiance en elle, nous l’avons crue sur parole. » L’affaire ne parut point naturelle a Raoul, qui quitta l’Opera en proie aux plus sombres pensees. Il resolut, quoi qu’il put arriver, d’aller aux nouvelles chez la maman Valerius. Sans doute se rappelait-il les termes energiques de la lettre de Christine, qui lui detendait de tenter quoi que ce fut pour la voir. Mais ce qu’il avait vu a Perros, ce qu’il avait entendu derriere la porte de la - 120 - loge, la conversation qu’il avait eue avec Christine au bord de la lande, lui faisaient pressentir quelque machination qui, pour etre tant soit peu diabolique, n’en restait pas moins humaine. L’imagination exaltee de la jeune fille, son ame tendre et credule, l’education primitive qui avait entoure ses jeunes annees d’un cercle de legendes, la continuelle pensee de son pere mort, et surtout l’etat de sublime extase ou la musique la plongeait des que cet art se manifestait a elle dans certaines conditions exceptionnelles – n’avait-il point ete a meme d’en juger ainsi lors de la scene du cimetiere ? – tout cela lui apparaissait comme devant constituer un terrain moral propice aux entreprises malfaisantes de quelque personnage mysterieux et sans scrupules. De qui Christine Daae etait-elle la victime ? Voila la question fort sensee que Raoul se posait en se rendant en toute hate chez la maman Valerius. Car le vicomte avait un esprit des plus sains. Sans doute, il etait poete et aimait la musique dans ce qu’elle a de plus aile, et il etait grand amateur des vieux contes bretons ou dansent les korrigans, et par-dessus tout il etait amoureux de cette petite fee du Nord qu’etait Christine Daae ; il n’empeche qu’il ne croyait au surnaturel qu’en matiere de religion et que l’histoire la plus fantastique du monde n’etait pas capable de lui faire oublier que deux et deux font quatre. Qu’allait-il apprendre chez la maman Valerius ? Il en tremblait en sonnant a la porte d’un petit appartement de la rue Notre-Dame-des-Victoires. La soubrette qui, un soir, etait sortie devant lui de la loge de Christine, vint lui ouvrir. Il demanda si Mme Valerius etait visible. On lui repondit qu’elle etait souffrante, dans son lit, et incapable de « recevoir ». « Faites passer ma carte », dit-il. - 121 - Il n’attendit point longtemps. La soubrette revint et l’introduisit dans un petit salon assez sombre et sommairement meuble ou les deux portraits du professeur Valerius et du pere Daae se faisaient vis-a-vis. « Madame s’excuse aupres de monsieur le vicomte, dit la domestique. Elle ne pourra le recevoir que dans sa chambre, car ses pauvres jambes ne la soutiennent plus. » Cinq minutes plus tard, Raoul etait introduit dans une chambre quasi obscure, ou il distingua tout de suite, dans la penombre d’une alcove, la bonne figure de la bienfaitrice de Christine. Maintenant, les cheveux de la maman Valerius etaient tout blancs, mais ses yeux n’avaient pas vieilli : jamais, au contraire, son regard n’avait ete aussi clair, ni aussi pur, ni aussi enfantin. « M. de Chagny ! fit-elle joyeusement en tendant les deux mains au visiteur… Ah ! c’est le Ciel qui vous envoie !… nous allons pouvoir parler d’elle. » Cette derniere phrase sonna aux oreilles du jeune homme bien lugubrement. Il demanda tout de suite : « Madame… ou est Christine ? » Et la vieille dame lui repondit tranquillement : « Mais, elle est avec son “bon genie” ! – Quel bon genie ? s’ecria le pauvre Raoul. – Mais l’Ange de la musique !» Le vicomte de Chagny, consterne, tomba sur un siege. Vraiment, Christine etait avec l’Ange de la musique ! Et la maman - 122 - Valerius, dans son lit, lui souriait en mettant un doigt sur sa bouche, pour lui recommander le silence. Elle ajouta : « Il ne faut le repeter a personne ! – Vous pouvez compter sur moi ! » repliqua Raoul sans savoir bien ce qu’il disait, car ses idees sur Christine, deja fort troubles, s’embrouillaient de plus en plus et il semblait que tout commencait a tourner autour de lui, autour de la chambre, autour de cette extraordinaire brave dame en cheveux blancs, aux yeux de ciel bleu pale, aux yeux de ciel vide… « Vous pouvez compter sur moi… – Je sais ! je sais ! fit-elle avec un bon rire heureux. Mais approchez-vous donc de moi, comme lorsque vous etiez tout petit. Donnez-moi vos mains comme lorsque vous me rapportiez l’histoire de la petite Lotte que vous avait contee le pere Daae. Je vous aime bien, vous savez, monsieur Raoul. Et Christine aussi vous aime bien ! – … Elle m’aime bien… », soupira le jeune homme, qui rassemblait difficilement sa pensee autour du genie de la maman Valerius, de l’Ange dont lui avait parle si etrangement Christine, de la tete de mort qu’il avait entrevue dans une sorte de cauchemar sur les marches du maitre-autel de Perros et aussi du fantome de l’Opera, dont la renommee etait venue jusqu’a son oreille, un soir qu’il s’etait attarde sur le plateau, a deux pas d’un groupe de machinistes qui rappelaient la description cadaverique qu’en avait faite avant sa mysterieuse fin le pendu Joseph Buquet… Il demanda a voix basse : « Qu’est-ce qui vous fait croire, madame, que Christine m’aime bien ? – Elle me parlait de vous tous les jours ! - 123 - – Vraiment ?… Et qu’est-ce qu’elle vous disait ? – Elle m’a dit que vous lui aviez fait une declaration !… » Et la bonne vieille se prit a rire avec eclat, en montrant toutes ses dents, qu’elle avait jalousement conservees. Raoul se leva, le rouge au front, souffrant atrocement. « Eh bien, ou allez-vous ?… Voulez-vous bien vous asseoir ?… Vous croyez que vous allez me quitter comme ca ?… Vous etes fache parce que j’ai ri, je vous en demande pardon… Apres tout, ce n’est point de votre faute, ce qui est arrive… Vous ne saviez pas… Vous etes jeune… et vous croyiez que Christine etait libre… – Christine est fiancee ? demanda d’une voix etranglee le malheureux Raoul. – Mais non ! mais non !… Vous savez bien que Christine, – le voudrait-elle – ne peut pas se marier !… – Quoi ! mais je ne sais rien !… Et pourquoi Christine ne peut-elle pas se marier ? – Mais a cause du genie de la musique !… – Encore… – Oui, il le lui defend !… – Il le lui defend !… Le genie de la musique lui defend de se marier !… » Raoul se penchait sur la maman Valerius, la machoire avancee, comme pour la mordre. Il eut eu envie de la devorer qu’il ne l’eut point regardee avec des yeux plus feroces. Il y a des - 124 - moments ou la trop grande innocence d’esprit apparait tellement monstrueuse qu’elle en devient haissable. Raoul trouvait Mme Valerius par trop innocente. Elle ne se douta point du regard affreux qui pesait sur elle. Elle reprit de l’air le plus naturel : « Oh ! il le lui defend… sans le lui defendre… Il lui dit simplement que si elle se mariait, elle ne l’entendrait plus ! Voila tout !… et qu’il partirait pour toujours !… Alors, vous comprenez, elle ne veut pas laisser partir le Genie de la musique. C’est bien naturel. – Oui, oui, obtempera Raoul dans un souffle, c’est bien naturel. – Du reste, je croyais que Christine vous avait dit tout cela, quand elle vous a trouve a Perros ou elle etait allee avec son “bon genie”. – Ah ! ah ! elle etait allee a Perros avec le “bon genie” ? – C’est-a-dire qu’il lui avait donne rendez-vous la-bas dans le cimetiere de Perros sur la tombe de Daae ! Il lui avait promis de jouer la Resurrection de Lazare sur le violon de son pere ! » Raoul de Chagny se leva et prononca ces mots decisifs avec une grande autorite : « Madame, vous allez me dire ou il demeure, ce genie-la ! » La vieille dame ne parut point autrement surprise de cette question indiscrete. Elle leva les yeux et repondit : « Au ciel ! » - 125 - Tant de candeur le derouta. Une aussi simple et parfaite foi dans un genie qui, tous les soirs, descendait du ciel pour frequenter les loges d’artistes a l’Opera, le laissa stupide. Il se rendait compte maintenant de l’etat d’esprit dans lequel pouvait se trouver une jeune fille elevee entre un menetrier superstitieux et une bonne dame « illuminee », et il fremit en songeant aux consequences de tout cela. « Christine est-elle toujours une honnete fille ? ne put-il s’empecher de demander tout a coup. – Sur ma part de paradis, je le jure ! s’exclama la vieille qui, cette fois, parut outree… et si vous en doutez, monsieur, je ne sais pas ce que vous etes venu faire ici !… » Raoul arrachait ses gants. « Il y a combien de temps qu’elle a fait la connaissance de ce “genie” ? – Environ trois mois !… Oui, il y a bien trois mois qu’il a commence a lui donner des lecons ! » Le vicomte etendit les bras dans un geste immense et desespere et il les laissa retomber avec accablement. « Le genie lui donne des lecons !… Et ou ca ? – Maintenant qu’elle est partie avec lui, je ne pourrais vous le dire, mais il y a quinze jours, cela se passait dans la loge de Christine. Ici, ce serait impossible dans ce petit appartement. Toute la maison les entendrait. Tandis qu’a l’Opera, a huit heures du matin, il n’y a personne. On ne les derange pas ! Vous comprenez ?… - 126 - – Je comprends ! je comprends ! » s’ecria le vicomte, et il prit conge avec precipitation de la vieille maman qui se demandait en a parte si le vicomte n’etait pas un peu toque. En traversant le salon, Raoul se retrouva en face de la soubrette et, un instant, il eut l’intention de l’interroger, mais il crut surprendre sur ses levres un leger sourire. Il pensa qu’elle se moquait de lui. Il s’enfuit. N’en savait-il pas assez ?… Il avait voulu etre renseigne, que pouvait-il desirer de plus ?… Il regagna le domicile de son frere a pied, dans un etat a faire pitie… Il eut voulu se chatier, se heurter le front contre les murs ! Avoir cru a tant d’innocence, a tant de purete ! Avoir essaye, un instant, de tout expliquer avec de la naivete, de la simplicite d’esprit, de la candeur immaculee ! Le genie de la musique ! Il le connaissait maintenant ! Il le voyait ! C’etait a n’en plus douter quelque affreux tenor, joli garcon, et qui chantait la bouche en coeur ! Il se trouvait ridicule et malheureux a souhait ! Ah ! le miserable, petit, insignifiant et niais jeune homme que M. le vicomte de Chagny ! pensait rageusement Raoul. Et elle, quelle audacieuse et sataniquement rouee creature ! Tout de meme, cette course dans les rues lui avait fait du bien, rafraichi un peu la flamme de son cerveau. Quand il penetra dans sa chambre, il ne pensait plus qu’a se jeter sur son lit pour y etouffer ses sanglots. Mais son frere etait la et Raoul se laissa tomber dans ses bras, comme un bebe. Le comte, paternellement, le consola, sans lui demander d’explications ; du reste, Raoul eut hesite a lui narrer l’histoire du genie de la musique. S’il y a des choses dont on ne se vante pas, il en est d’autres pour lesquelles il y a trop d’humiliation a etre plaint. Le comte emmena son frere diner au cabaret. Avec un aussi frais desespoir, il est probable que Raoul eut decline, ce soir-la, toute invitation si, pour le decider, le comte ne lui avait appris que la veille au soir, dans une allee du Bois, la dame de ses pensees avait ete rencontree en galante compagnie. D’abord, le - 127 - vicomte n’y voulut point croire et puis il lui fut donne des details si precis qu’il ne protesta plus. Enfin, n’etait-ce point la l’aventure la plus banale ? On l’avait vue dans un coupe dont la vitre etait baissee. Elle semblait aspirer longuement l’air glace de la nuit. Il faisait un clair de lune superbe. On l’avait parfaitement reconnue. Quant a son compagnon, on n’en avait distingue qu’une vague silhouette, dans l’ombre. La voiture allait « au pas », dans une allee deserte, derriere les tribunes de Longchamp. Raoul s’habilla avec frenesie, deja pret, pour oublier sa detresse, a se jeter, comme on dit, dans le « tourbillon du plaisir ». Helas ! il fut un triste convive et ayant quitte le comte de bonne heure, il se trouva, vers dix heures du soir, dans une voiture de cercle, derriere les tribunes de Longchamp. Il faisait un froid de loup. La route apparaissait deserte et tres eclairee sous la lune. Il donna l’ordre au cocher de l’attendre patiemment au coin d’une petite allee adjacente et, se dissimulant autant que possible, il commenca de battre la semelle. Il n’y avait pas une demi-heure qu’il se livrait a cet hygienique exercice, quand une voiture, venant de Paris, tourna au coin de la route et, tranquillement, au pas de son cheval, se dirigea de son cote. Il pensa tout de suite : c’est elle ! Et son coeur se prit a frapper a grands coups sourds, comme ceux qu’il avait deja entendus dans sa poitrine quand il ecoutait la voix d’homme derriere la porte de la loge… Mon Dieu ! comme il l’aimait ! La voiture avancait toujours. Quant a lui, il n’avait pas bouge. Il attendait !… Si c’etait elle, il etait bien resolu a sauter a la tete des chevaux !… Coute que coute, il voulait avoir une explication avec l’Ange de la musique !… - 128 - Quelques pas encore et le coupe allait etre a sa hauteur. Il ne doutait point que ce fut elle… Une femme, en effet, penchait sa tete a la portiere. Et, tout a coup, la lune l’illumina d’une pale aureole. « Christine ! » Le nom sacre de son amour lui jaillit des levres et du coeur. Il ne put le retenir !… Il bondit pour le rattraper, car ce nom jete a la face de la nuit, avait ete comme le signal attendu d’une ruee furieuse de tout l’equipage, qui passa devant lui sans qu’il eut pris le temps de mettre son projet a execution. La glace de la portiere s’etait relevee. La figure de la jeune femme avait disparu. Et le coupe, derriere lequel il courait, n’etait deja plus qu’un point noir sur la route blanche. Il appela encore : Christine !… Rien ne lui repondit. Il s’arreta, au milieu du silence. Il jeta un regard desespere au ciel, aux etoiles ; il heurta du poing sa poitrine en feu ; il aimait et il n’etait pas aime ! D’un oeil morne, il considera cette route desolee et froide, la nuit pale et morte. Rien n’etait plus froid, rien n’etait plus mort que son coeur : il avait aime un ange et il meprisait une femme ! Raoul, comme elle s’est jouee de toi, la petite fee du Nord ! N’est-ce pas, n’est-ce pas qu’il est inutile d’avoir une joue aussi fraiche, un front aussi timide et toujours pret a se couvrir du voile rose de la pudeur pour passer dans la nuit solitaire, au fond d’un coupe de luxe, en compagnie d’un mysterieux amant ? N’est-ce pas qu’il devrait y avoir des limites sacrees a l’hypocrisie et au mensonge ?… Et qu’on ne devrait pas avoir les yeux clairs de l’enfance quand on a l’ame des courtisanes ? … Elle avait passe sans repondre a son appel… Aussi, pourquoi etait-il venu au travers de sa route ? - 129 - De quel droit a-t-il dresse soudain devant elle, qui ne lui demande que son oubli, le reproche de sa presence ?… « Va-t’en !… disparais !… Tu ne comptes pas !… » Il songeait a mourir et il avait vingt ans !… Son domestique le surprit, au matin, assis sur son lit. Il ne s’etait pas deshabille et le valet eut peur de quelque malheur en le voyant, tant il avait une figure de desastre. Raoul lui arracha des mains le courrier qu’il lui apportait. Il avait reconnu une lettre, un papier, une ecriture. Christine lui disait : « Mon ami, soyez, apres-demain, au bal masque de l’Opera, a minuit, dans le petit salon qui est derriere la cheminee du grand foyer ; tenez-vous debout aupres de la porte qui conduit vers la Rotonde. Ne parlez de ce rendez-vous a personne au monde. Mettez-vous en domino blanc, bien masque. Sur ma vie, qu’on ne vous reconnaisse pas. Christine. » - 130 - X Au bal masque L’enveloppe, toute maculee de boue, ne portait aucun timbre. « Pour remettre a M. le vicomte Raoul de Chagny » et l’adresse au crayon. Ceci avait ete certainement jete dans l’espoir qu’un passant ramasserait le billet et l’apporterait a domicile ; ce qui etait arrive. Le billet avait ete trouve sur un trottoir de la place de l’Opera. Raoul le relut avec fievre. Il ne lui en fallait pas davantage pour renaitre a l’espoir. La sombre image qu’il s’etait faite un instant d’une Christine oublieuse de ses devoirs envers elle-meme, fit place a la premiere imagination qu’il avait eue d’une malheureuse enfant innocente, victime d’une imprudence et de sa trop grande sensibilite. Jusqu’a quel point, a cette heure, etait-elle vraiment victime ? De qui etait-elle prisonniere ? Dans quel gouffre l’avait-on entrainee ? Il se le demandait avec une bien cruelle angoisse ; mais cette douleur meme lui paraissait supportable a cote du delire ou le mettait l’idee d’une Christine hypocrite et menteuse ! Que s’etait-il passe ? Quelle influence avait-elle subie ? Quel monstre l’avait ravie, et avec quelles armes ?… … Avec quelles armes donc, si ce n’etaient celles de la musique ? Oui, oui, plus il y songeait, plus il se persuadait que c’etait de ce cote qu’il decouvrirait la verite. Avait-il oublie le ton dont, a Perros, elle lui avait appris qu’elle avait recu la visite de l’envoye celeste ? Et l’histoire meme de Christine, dans ces derniers temps, ne devait-elle point l’aider a eclairer les tenebres ou il se debattait ? Avait-il ignore le desespoir qui s’etait empare d’elle apres la mort de son pere et le degout qu’elle avait eu alors de toutes les choses de la vie, meme de son art ? Au Conservatoire, elle avait passe comme une pauvre machine chantante, depourvue d’ame. Et, tout a coup, elle s’etait reveillee, comme sous le souffle d’une intervention divine. L’Ange de la musique etait venu ! Elle chante Marguerite de Faust et triomphe !… L’Ange de la musique !… Qui donc, qui donc se fait - 131 - passer a ses yeux pour ce merveilleux genie ?… Qui donc, renseigne sur la legende chere au vieux Daae, en use a ce point que la jeune fille n’est plus entre ses mains qu’un instrument sans defense qu’il fait vibrer a son gre ? Et Raoul reflechissait qu’une telle aventure n’etait point exceptionnelle. Il se rappelait ce qui etait arrive a la princesse Belmonte, qui venait de perdre son mari et dont le desespoir etait devenu de la stupeur… Depuis un mois, la princesse ne pouvait ni parler ni pleurer. Cette inertie physique et morale allait s’aggravant tous les jours et l’affaiblissement de la raison amenait peu a peu l’aneantissement de la vie. On portait tous les soirs la malade dans ses jardins ; mais elle ne semblait meme pas comprendre ou elle se trouvait. Raff, le plus grand chanteur de l’Allemagne, qui passait a Naples, voulut visiter ces jardins, renommes pour leur beaute. Une des femmes de la princesse pria le grand artiste de chanter, sans se montrer, pres du bosquet ou elle se trouvait etendue. Raff y consentit et chanta un air simple que la princesse avait entendu dans la bouche de son mari aux premiers jours de leur hymen. Cet air etait expressif et touchant. La melodie, les paroles, la voix admirable de l’artiste, tout se reunit pour remuer profondement l’ame de la princesse. Les larmes lui jaillirent des yeux… elle pleura, fut sauvee et resta persuadee que son epoux, ce soir-la, etait descendu du ciel pour lui chanter l’air d’autrefois ! « Oui… ce soir-la !… Un soir, pensait maintenant Raoul, un unique soir… Mais cette belle imagination n’eut point tenu devant une experience repetee… » Elle eut bien fini par decouvrir Raff, derriere son bosquet, l’ideale et dolente princesse de Belmonte, si elle y etait revenue tous les soirs, pendant trois mois… L’Ange de la musique, pendant trois mois, avait donne des lecons a Christine… Ah ! c’etait un professeur ponctuel !… Et maintenant, il la promenait au Bois !… - 132 - De ses doigts crispes, glisses sur sa poitrine, ou battait son coeur jaloux, Raoul se dechirait la chair. Inexperimente, il se demandait maintenant avec terreur a quel jeu la demoiselle le conviait pour une prochaine mascarade ? Et jusqu’a quel point une fille d’Opera peut se moquer d’un bon jeune homme tout neuf a l’amour ? Quelle misere !… Ainsi la pensee de Raoul allait-elle aux extremes. Il ne savait plus s’il devait plaindre Christine ou la maudire et, tour a tour, il la plaignait et la maudissait. A tout hasard, cependant, il se munit d’un domino blanc. Enfin, l’heure du rendez-vous arriva. Le visage couvert d’un loup garni d’une longue et epaisse dentelle, tout empierrote de blanc, le vicomte se trouva bien ridicule d’avoir endosse ce costume des mascarades romantiques. Un homme du monde ne se deguisait pas pour aller au bal de l’Opera. Il eut fait sourire. Une pensee consolait le vicomte : c’etait qu’on ne le reconnaitrait certes pas ! Et puis, ce costume et ce loup avaient un autre avantage : Raoul allait pouvoir se promener la-dedans « comme chez lui », tout seul, avec le desarroi de son ame et la tristesse de son coeur. Il n’aurait point besoin de feindre ; il lui serait superflu de composer un masque pour son visage : il l’avait ! Ce bal etait une fete exceptionnelle, donnee avant les jours gras, en l’honneur de l’anniversaire de la naissance d’un illustre dessinateur des liesses d’antan, d’un emule de Gavarni, dont le crayon avait immortalise les « chicards » et la descente de la Courtille. Aussi devait-il avoir un aspect beaucoup plus gai, plus bruyant, plus boheme que l’ordinaire des bals masques. De nombreux artistes s’y etaient donnes rendez-vous, suivis de toute une clientele de modeles et de rapins qui, vers minuit, commencaient de mener grand tapage. Raoul monta le grand escalier a minuit moins cinq, ne s’attarda en aucune sorte a considerer autour de lui le spectacle - 133 - des costumes multicolores s’etalant au long des degres de marbre, dans l’un des plus somptueux decors du monde, ne se laissa entreprendre par aucun masque facetieux, ne repondit a aucune plaisanterie, et secoua la familiarite entreprenante de plusieurs couples deja trop gais. Ayant traverse le grand foyer et echappe a une farandole qui, un moment, l’avait emprisonne, il penetra enfin dans le salon que le billet de Christine lui avait indique. La, dans ce petit espace, il y avait un monde fou ; car c’etait la le carrefour ou se rencontraient tous ceux qui allaient souper a la Rotonde ou qui revenaient de prendre une coupe de champagne. Le tumulte y etait ardent et joyeux. Raoul pensa que Christine avait, pour leur mysterieux rendez-vous, prefere cette cohue a quelque coin isole : on y etait, sous le masque, plus dissimule. Il s’accota a la porte et attendit. Il n’attendit point longtemps. Un domino noir passa, qui lui serra rapidement le bout des doigts. Il comprit que c’etait elle. Il suivit. « C’est vous, Christine ? » demanda-t-il entre ses dents. Le domino se retourna vivement et leva le doigt jusqu’a la hauteur de ses levres pour lui recommander sans doute de ne plus repeter son nom. Raoul continua de suivre en silence. Il avait peur de la perdre, apres l’avoir si etrangement retrouvee. Il ne sentait plus de haine contre elle. Il ne doutait meme plus qu’elle dut « n’avoir rien a se reprocher », si bizarre et inexplicable qu’apparut sa conduite. Il etait pret a toutes les mansuetudes, a tous les pardons, a toutes les lachetes. Il aimait. Et, certainement, on allait lui expliquer tres naturellement, tout a l’heure, la raison d’une absence aussi singuliere… - 134 - Le domino noir, de temps en temps, se retournait pour voir s’il etait toujours suivi du domino blanc. Comme Raoul retraversait ainsi, derriere son guide, le grand foyer du public, il ne put faire autrement que de remarquer parmi toutes les cohues, une cohue… parmi tous les groupes s’essayant aux plus folles extravagances, un groupe qui se pressait autour d’un personnage dont le deguisement, l’allure originale, l’aspect macabre faisaient sensation… Ce personnage etait vetu tout d’ecarlate avec un immense chapeau a plumes sur une tete de mort. Ah ! la belle imitation de tete de mort que c’etait la ! Les rapins autour de lui, lui faisaient un grand succes, le felicitaient… lui demandaient chez quel maitre, dans quel atelier, frequente de Pluton, on lui avait fait, dessine, maquille une aussi belle tete de mort ! La « Camarde » elle-meme avait du poser. L’homme a la tete de mort, au chapeau a plumes et au vetement ecarlate trainait derriere lui un immense manteau de velours rouge dont la flamme s’allongeait royalement sur le parquet ; et sur ce manteau on avait brode en lettres d’or une phrase que chacun lisait et repetait tout haut : « Ne me touchez pas ! Je suis la Mort rouge qui passe !… » Et quelqu’un voulut le toucher… mais une main de squelette, sortie d’une manche de pourpre, saisit brutalement le poignet de l’imprudent et celui-ci, ayant senti l’emprise des ossements, l’etreinte forcenee de la Mort qui semblait ne devoir plus le lacher jamais, poussa un cri de douleur et d’epouvante. La Mort rouge lui ayant enfin rendu la liberte, il s’enfuit, comme un fou, au milieu des quolibets. C’est a ce moment que Raoul croisa le funebre personnage qui, justement, venait de se tourner de son cote. Et il fut sur le point de laisser echapper un cri : « La tete de mort de Perros-Guirec ! » Il l’avait reconnue !… Il voulut se precipiter, oubliant Christine ; mais le domino noir, qui paraissait en proie, lui aussi, a un etrange emoi, lui avait pris le bras et - 135 - l’entrainait… l’entrainait loin du foyer, hors de cette foule demoniaque ou passait la Mort rouge… A chaque instant, le domino noir se retournait et il lui sembla sans doute, par deux fois, apercevoir quelque chose qui l’epouvantait, car il precipita encore sa marche et celle de Raoul comme s’ils etaient poursuivis. Ainsi, monterent-ils deux etages. La, les escaliers, les couloirs etaient a peu pres deserts. Le domino noir poussa la porte d’une loge et fit signe au domino blanc d’y penetrer derriere lui. Christine (car c’etait bien elle, il put encore la reconnaitre a sa voix), Christine ferma aussitot sur lui la porte de la loge en lui recommandant a voix basse de rester dans la partie arriere de cette loge et de ne se point montrer. Raoul retira son masque. Christine garda le sien. Et comme le jeune homme allait prier la chanteuse de s’en defaire, il fut tout a fait etonne de la voir se pencher contre la cloison et ecouter attentivement ce qui se passait a cote. Puis elle entrouvrit la porte et regarda dans le couloir en disant a voix basse : « Il doit etre monte au-dessus, dans la « loge des Aveugles ! »… Soudain elle s’ecria : « Il redescend ! » Elle voulut refermer la porte mais Raoul s’y opposa, car il avait vu sur la marche la plus elevee de l’escalier qui montait a l’etage superieur se poser un pied rouge, et puis un autre… et lentement, majestueusement, descendit tout le vetement ecarlate de la Mort rouge. Et il revit la tete de mort de Perros-Guirec. « C’est lui ! s’ecria-t-il… Cette fois, il ne m’echappera pas !… » Mais Christine avait referme la porte dans le moment que Raoul s’elancait. Il voulut l’ecarter de son chemin… « Qui donc, lui ? demanda-t-elle d’une voix toute changee… qui donc ne vous echappera pas ?… « - 136 - Brutalement, Raoul essaya de vaincre la resistance de la jeune fille, mais elle le repoussait avec une force inattendue… Il comprit ou crut comprendre et devint furieux tout de suite. « Qui donc ? fit-il avec rage… Mais lui ? l’homme qui se dissimule sous cette hideuse image mortuaire !… le mauvais genie du cimetiere de Perros !… la Mort rouge !… Enfin, votre ami, madame… Votre Ange de la musique ! Mais je lui arracherai son masque du visage, comme j’arracherai le mien, et nous nous regarderons, cette fois face a face, sans voile et sans mensonge, et je saurai qui vous aimez et qui vous aime ! » Il eclata d’un rire insense, pendant que Christine, derriere son loup, faisait entendre un douloureux gemissement. Elle etendit d’un geste tragique ses deux bras, qui mirent une barriere de chair blanche sur la porte. « Au nom de notre amour, Raoul, vous ne passerez pas !… » Il s’arreta. Qu’avait-elle dit ?… Au nom de leur amour ?… Mais jamais, jamais encore elle ne lui avait dit qu’elle l’aimait. Et cependant, les occasions ne lui avaient pas manque !… Elle l’avait vu deja assez malheureux, en larmes devant elle, implorant une bonne parole d’espoir qui n’etait pas venue !… Elle l’avait vu malade, quasi mort de terreur et de froid apres la nuit du cimetiere de Perros ? Etait-elle seulement restee a ses cotes dans le moment qu’il avait le plus besoin de ses soins ? Non ! Elle s’etait enfuie !… Et elle disait qu’elle l’aimait ! Elle parlait « au nom de leur amour ». Allons donc ! Elle n’avait d’autre but que de le retarder quelques secondes… Il fallait laisser le temps a la Mort rouge de s’echapper… Leur amour ? Elle mentait !… Et il le lui dit, avec un accent de haine enfantine. « Vous mentez, madame ! car vous ne m’aimez pas, et vous ne m’avez jamais aime ! Il faut etre un pauvre malheureux petit - 137 - jeune homme comme moi pour se laisser jouer, pour se laisser berner comme je l’ai ete ! Pourquoi donc par votre attitude, par la joie de votre regard, par votre silence meme, m’avoir, lors de notre premiere entrevue a Perros, permis tous les espoirs ? – tous les honnetes espoirs, madame, car je suis un honnete homme et je vous croyais une honnete femme, quand vous n’aviez que l’intention de vous moquer de moi ! Helas ! vous vous etes moquee de tout le monde ! Vous avez honteusement abuse du coeur candide de votre bienfaitrice elle-meme, qui continue cependant de croire a votre sincerite quand vous vous promenez au bal de l’Opera, avec la Mort rouge !… Je vous meprise !… » Et il pleura. Elle le laissait l’injurier. Elle ne pensait qu’a une chose : le retenir. « Vous me demanderez un jour pardon de toutes ces vilaines paroles, Raoul, et je vous pardonnerai !… » Il secoua la tete. « Non ! non ! vous m’aviez rendu fou !… quand je pense que moi, je n’avais plus qu’un but dans la vie : donner mon nom a une jeune fille d’Opera !… – Raoul !… malheureux !… – J’en mourrai de honte ! – Vivez, mon ami, fit la voix grave et alteree de Christine… et adieu ! – Adieu, Christine !… – Adieu, Raoul !… » - 138 - Le jeune homme s’avanca, d’un pas chancelant. Il osa encore un sarcasme : « Oh ! vous me permettrez bien de venir encore vous applaudir de temps en temps. – Je ne chanterai plus, Raoul !… – Vraiment, ajouta-t-il avec plus d’ironie encore… On vous cree des loisirs : mes compliments !… Mais on se reverra au Bois un de ces soirs ! – Ni au Bois, ni ailleurs, Raoul, vous ne me verrez plus… – Pourrait-on savoir au moins a quelles tenebres vous retournerez ?… Pour quel enfer repartez-vous, mysterieuse madame ?… ou pour quel paradis ?… – J’etais venue pour vous le dire… mon ami… mais je ne peux plus rien vous dire… « … Vous ne me croiriez pas ! Vous avez perdu foi en moi, Raoul, c’est fini !… » Elle dit ce « C’est fini ! » sur un ton si desespere que le jeune homme en tressaillit et que le remords de sa cruaute commenca de lui troubler l’ame. « Mais enfin, s’ecria-t-il… Nous direz-vous ce que signifie tout ceci !… Vous etes libre, sans entrave… Vous vous promenez dans la ville… vous revetez un domino pour courir le bal… Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ?… Qu’avez vous fait depuis quinze jours ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de l’Ange de la musique que vous avez racontee a la maman Valerius ? quelqu’un a pu vous tromper, abuser de votre credulite… J’en ai ete moimeme le temoin a Perros… mais, maintenant vous savez a quoi - 139 - vous en tenir !… Vous m’apparaissez fort sensee, Christine… Vous savez ce que vous faites !… et cependant la maman Valerius continue a vous attendre, en invoquant votre « bon genie » !… Expliquez-vous, Christine, je vous en prie !… D’autres y seraient trompes !… qu’est-ce que c’est que cette comedie ?… » Christine, simplement, ota son masque et dit : « C’est une tragedie ! mon ami… » Raoul vit alors son visage et ne put retenir une exclamation de surprise et d’effroi. Les fraiches couleurs d’autrefois avaient disparu. Une paleur mortelle s’etendait sur ces traits qu’il avait connus si charmants et si doux, reflets de la grace paisible et de la conscience sans combat. Comme ils etaient tourmentes maintenant ! Le sillon de la douleur les avait impitoyablement creuses et les beaux yeux clairs de Christine, autrefois limpides comme les lacs qui servaient d’yeux a la petite Lotte, apparaissaient ce soir d’une profondeur obscure, mysterieuse et insondable, et tout cernes d’une ombre effroyablement triste. « Mon amie ! mon amie ! gemit-il en tendant les bras… vous m’avez promis de me pardonner… – Peut-etre !… peut-etre un jour… », fit-elle en remettant son masque et elle s’en alla, lui defendant de la suivre d’un geste qui le chassait… Il voulut s’elancer derriere elle, – mais elle se retourna et repeta avec une telle autorite souveraine son geste d’adieu qu’il n’osa plus faire un pas. Il la regarda s’eloigner… Et puis il descendit a son tour dans la foule, ne sachant point precisement ce qu’il faisait, les tempes battantes, le coeur dechire, et il demanda, dans la salle qu’il traversait, si l’on n’avait point vu passer la Mort rouge. On lui disait : « Qui est cette Mort rouge ? » Il repondait : « C’est un monsieur deguise avec une tete de mort et en grand manteau - 140 - rouge. » On lui dit partout qu’elle venait de passer, la Mort rouge, trainant son royal manteau, mais il ne la rencontra nulle part, et il retourna, vers deux heures du matin, dans le couloir qui, derriere la scene, conduisait a la loge de Christine Daae. Ses pas l’avaient conduit dans ce lieu ou il avait commence de souffrir. Il heurta a la porte. On ne lui repondit pas. Il entra comme il etait entre alors qu’il cherchait partout la voix d’homme. La loge etait deserte. Un bec de gaz brulait, en veilleuse. Sur un petit bureau, il y avait du papier a lettres. Il pensa a ecrire a Christine, mais des pas se firent entendre dans le corridor… Il n’eut que le temps de se cacher dans le boudoir qui etait separe de la loge par un simple rideau. Une main poussait la porte de la loge. C’etait Christine ! Il retint sa respiration. Il voulait voir ! Il voulait savoir !… Quelque chose lui disait qu’il allait assister a une partie du mystere et qu’il allait commencer a comprendre peut-etre… Christine entra, retira son masque d’un geste las et le jeta sur la table. Elle soupira, laissa tomber sa belle tete entre ses mains… A quoi pensait-elle ?… A Raoul ?… Non ! car Raoul l’entendit murmurer : « Pauvre Erik ! » Il crut d’abord avoir mal entendu. D’abord, il etait persuade que si quelqu’un etait a plaindre, c’etait lui, Raoul. Quoi de plus naturel, apres ce qui venait de se passer entre eux, qu’elle dit dans un soupir : « Pauvre Raoul ! » Mais elle repeta en secouant la tete : « Pauvre Erik ! » Qu’est-ce que cet Erik venait faire dans les soupirs de Christine et pourquoi la petite fee du Nord plaignaitelle Erik quand Raoul etait si malheureux ? Christine se mit a ecrire, posement, tranquillement, si pacifiquement, que Raoul, qui tremblait encore du drame qui les separait, en fut singulierement et facheusement impressionne. « Que de sang-froid ! » se dit-il… Elle ecrivit ainsi, remplissant deux, trois, quatre feuillets. Tout a coup, elle dressa la tete et - 141 - cacha les feuillets dans son corsage… Elle semblait ecouter… Raoul aussi ecouta… D’ou venait ce bruit bizarre, ce rythme lointain ?… Un chant sourd qui semblait sortir des murailles… Oui, on eut dit que les murs chantaient !… Le chant devenait plus clair… les paroles etaient intelligibles… on distingua une voix… une tres belle et tres douce et tres captivante voix… mais tant de douceur restait cependant male et ainsi pouvait-on juger que cette voix n’appartenait point a une femme… La voix s’approchait toujours… elle depassa la muraille… elle arriva… et la voix maintenant etait dans la piece, devant Christine. Christine se leva et parla a la voix comme si elle eut parle a quelqu’un qui se fut tenu a son cote. « Me voici, Erik, dit-elle, je suis prete. C’est vous qui etes en retard, mon ami. » Raoul qui regardait prudemment, derriere son rideau, n’en pouvait croire ses yeux qui ne lui montraient rien. La physionomie de Christine s’eclaira. Un bon sourire vint se poser sur ses levres exsangues, un sourire comme en ont les convalescents quand ils commencent a esperer que le mal qui les a frappes ne les emportera pas. La voix sans corps se reprit a chanter et certainement Raoul n’avait encore rien entendu au monde – comme voix unissant, dans le meme temps, avec le meme souffle, les extremes – de plus largement et heroiquement suave, de plus victorieusement insidieux, de plus delicat dans la force, de plus fort dans la delicatesse, enfin de plus irresistiblement triomphant. Il y avait la des accents definitifs qui chantaient en maitres et qui devaient certainement, par la seule vertu de leur audition, faire naitre des accents eleves chez les mortels qui sentent, aiment et traduisent la musique. Il y avait la une source tranquille et pure d’harmonie a laquelle les fideles pouvaient en toute surete devotement boire, certains qu’ils etaient d’y boire la grace musicienne. Et leur art, du coup, ayant touche le divin, en etait transfigure. Raoul ecoutait - 142 - cette voix avec fievre et il commencait a comprendre comment Christine Daae avait pu apparaitre un soir au public stupefait, avec des accents d’une beaute inconnue, d’une exaltation surhumaine, sans doute encore sous l’influence du mysterieux et invisible maitre ! Et il comprenait d’autant plus un si considerable evenement en ecoutant l’exceptionnelle voix que celle-ci ne chantait rien justement d’exceptionnel : avec du limon, elle avait fait de l’azur. La banalite du vers et la facilite et la presque vulgarite populaire de la melodie n’en apparaissaient que transformees davantage en beaute par un souffle qui les soulevait et les emportait en plein ciel sur les ailes de la passion. Car cette voix angelique glorifiait un hymne paien. Cette voix chantait « la nuit d’hymenee » de Romeo et Juliette. Raoul vit Christine tendre les bras vers la voix, comme elle avait fait dans le cimetiere de Perros, vers le violon invisible qui jouait La Resurrection de Lazare… Rien ne pourrait rendre la passion dont la voix dit : La destinee t’enchaine a moi sans retour !… Raoul en eut le coeur transperce et, luttant contre le charme qui semblait lui oter toute volonte et toute energie, et presque toute lucidite dans le moment qu’il lui en fallait le plus, il parvint a tirer le rideau qui le cachait et il marcha vers Christine. Celle-ci, qui s’avancait vers le fond de la loge dont tout le pan etait occupe par une grande glace qui lui renvoyait son image, ne pouvait pas le voir, car il etait tout a fait derriere elle et entierement masque par elle. La destinee t’enchaine a moi sans retour !… Christine marchait toujours vers son image et son image descendait vers elle. Les deux Christine – le corps et l’image – - 143 - finirent par se toucher, se confondre, et Raoul etendit le bras pour les saisir d’un coup toutes les deux. Mais par une sorte de miracle eblouissant qui le fit chanceler, Raoul fut tout a coup rejete en arriere, pendant qu’un vent glace lui balayait le visage ; il vit non plus deux, mais quatre, huit, vingt Christine, qui tournerent autour de lui avec une telle legerete, qui se moquaient et qui, si rapidement s’enfuyaient, que sa main n’en put toucher aucune. Enfin, tout redevint immobile et il se vit, lui, dans la glace. Mais Christine avait disparu. Il se precipita sur la glace. Il se heurta aux murs. Personne ! Et cependant la loge resonnait encore d’un rythme lointain, passionne : La destinee t’enchaine a moi sans retour !… Ses mains presserent son front en sueur, taterent sa chair eveillee, tatonnerent la penombre, rendirent a la flamme du bec de gaz toute sa force. Il etait sur qu’il ne revait point. Il se trouvait au centre d’un jeu formidable, physique et moral, dont il n’avait point la clef et qui peut-etre allait le broyer. Il se faisait vaguement l’effet d’un prince aventureux qui a franchi la limite defendue d’un conte de fees et qui ne doit plus s’etonner d’etre la proie des phenomenes magiques qu’il a inconsiderement braves et dechaines par amour… Par ou ? Par ou Christine etait-elle partie ?… Par ou reviendrait-elle ?… Reviendrait-elle ?… Helas ! ne lui avait-elle point affirme que tout etait fini !… et la muraille ne repetait-elle point : La destinee t’enchaine a moi sans retour ? A moi ? A qui ? Alors, extenue, vaincu, le cerveau vague, il s’assit a la place meme qu’occupait tout a l’heure Christine. Comme elle, il laissa sa tete tomber dans ses mains. Quand il la releva, des larmes - 144 - coulaient abondantes au long de son jeune visage, de vraies et lourdes larmes, comme en ont les enfants jaloux, des larmes qui pleuraient sur un malheur nullement fantastique, mais commun a tous les amants de la terre et qu’il precisa tout haut : « Qui est cet Erik ? » dit-il. - 145 - XI Il faut oublier le nom de « la voix d’homme » Le lendemain du jour ou Christine avait disparu a ses yeux dans une espece d’eblouissement qui le faisait encore douter de ses sens, M. le vicomte de Chagny se rendit aux nouvelles chez la maman Valerius. Il tomba sur un tableau charmant. Au chevet de la vieille dame qui, assise dans son lit, tricotait, Christine faisait de la dentelle. Jamais ovale plus charmant, jamais front plus pur, jamais regard plus doux ne se pencherent sur un ouvrage de vierge. De fraiches couleurs etaient revenues aux joues de la jeune fille. Le cerne bleuatre de ses yeux clairs avait disparu. Raoul ne reconnut plus le visage tragique de la veille. Si le voile de la melancolie repandu sur ces traits adorables n’etait apparu au jeune homme comme le dernier vestige du drame inoui ou se debattait cette mysterieuse enfant, il eut pu penser que Christine n’en etait point l’incomprehensible heroine. Elle se leva a son approche sans emotion apparente et lui tendit la main. Mais la stupefaction de Raoul etait telle qu’il restait la, aneanti, sans un geste, sans un mot. « Eh bien, monsieur de Chagny, s’exclama la maman Valerius. Vous ne connaissez donc plus notre Christine ? Son « bon genie » nous l’a rendue ! – Maman ! interrompit la jeune fille sur un ton bref, cependant qu’une vive rougeur lui montait jusqu’aux yeux, maman, je croyais qu’il ne serait jamais plus question de cela !… Vous savez bien qu’il n’y a pas de genie de la musique ! – Ma fille, il t’a pourtant donne des lecons pendant trois mois ! - 146 - – Maman, je vous ai promis de tout vous expliquer un jour prochain ; je l’espere… mais, jusqu’a ce jour-la, vous m’avez promis le silence et de ne plus m’interroger jamais ! – Si tu me promettais, toi, de ne plus me quitter ! mais m’as- tu promis cela, Christine ? – Maman, tout ceci ne saurait interesser M. de Chagny… – C’est ce qui vous trompe, mademoiselle, interrompit le jeune homme d’une voix qu’il voulait rendre ferme et brave et qui n’etait encore que tremblante ; tout ce qui vous touche m’interesse a un point que vous finirez peut-etre par comprendre. Je ne vous cacherai pas que mon etonnement egale ma joie en vous retrouvant aux cotes de votre mere adoptive et que ce qui s’est passe hier entre nous, ce que vous avez pu me dire, ce que j’ai pu deviner, rien ne me faisait prevoir un aussi prompt retour. Je serais le premier a m’en rejouir si vous ne vous obstiniez point a conserver sur tout ceci un secret qui peut vous etre fatal… et je suis votre ami depuis trop longtemps pour ne point m’inquieter, avec Mme Valerius, d’une funeste aventure qui restera dangereuse tant que nous n’en aurons point demele la trame et dont vous finirez bien par etre victime, Christine. » A ces mots, la maman Valerius s’agita dans son lit. « Qu’est-ce que cela veut dire ? s’ecria-t-elle… Christine est donc en danger ? – Oui, madame… declara courageusement Raoul, malgre les signes de Christine. – Mon Dieu ! s’exclama, haletante, la bonne et naive vieille. Il faut tout me dire, Christine ! Pourquoi me rassurais-tu ? Et de quel danger s’agit-il, monsieur de Chagny ? – Un imposteur est en train d’abuser de sa bonne foi ! - 147 - – L’Ange de la musique est un imposteur ? – Elle vous a dit elle-meme qu’il n’y a pas d’Ange de la musique ! – Eh ! qu’y a-t-il donc, au nom du Ciel ? supplia l’impotente. Vous me ferez mourir ! – Il y a, madame, autour de nous, autour de vous, autour de Christine, un mystere terrestre beaucoup plus a craindre que tous les fantomes et tous les genies ! » La maman Valerius tourna vers Christine un visage terrifie, mais celle-ci s’etait deja precipitee vers sa mere adoptive et la serrait dans ses bras : « Ne le crois pas ! bonne maman… ne le crois pas », repetaitelle… et elle essayait, par ses caresses, de la consoler, car la vieille dame poussait des soupirs a fendre l’ame. « Alors, dis-moi que tu ne me quitteras plus ! » implora la veuve du professeur. Christine se taisait et Raoul reprit : « Voila ce qu’il faut promettre, Christine… C’est la seule chose qui puisse nous rassurer, votre mere et moi ! Nous nous engageons a ne plus vous poser une seule question sur le passe, si vous nous promettez de rester sous notre sauvegarde a l’avenir… – C’est un engagement que je ne vous demande point, et c’est une promesse que je ne vous ferai pas ! prononca la jeune fille avec fierte. Je suis libre de mes actions, monsieur de Chagny ; vous n’avez aucun droit a les controler et je vous prierai de vous en dispenser desormais. Quant a ce que j’ai fait depuis quinze - 148 - jours, il n’y a qu’un homme au monde qui aurait le droit d’exiger que je lui en fasse le recit : mon mari ! Or, je n’ai pas de mari, et je ne me marierai jamais ! » Disant cela avec force, elle etendit la main du cote de Raoul, comme pour rendre ses paroles plus solennelles, et Raoul palit, non point seulement a cause des paroles memes qu’il venait d’entendre, mais parce qu’il venait d’apercevoir, au doigt de Christine, un anneau d’or. « Vous n’avez pas de mari, et, cependant, vous portez une “alliance” ». Et il voulut saisir sa main, mais, prestement, Christine la lui avait retiree. « C’est un cadeau ! » fit-elle en rougissant encore et en s’efforcant vainement de cacher son embarras. « Christine ! puisque vous n’avez point de mari, cet anneau ne peut vous avoir ete donne que par celui qui espere le devenir ! Pourquoi nous tromper plus avant ? Pourquoi me torturer davantage ? Cet anneau est une promesse ! et cette promesse a ete acceptee ! – C’est ce que je lui ai dit ! s’exclama la vieille dame. – Et que vous a-t-elle repondu, madame ? – Ce que j’ai voulu, s’ecria Christine exasperee. Ne trouvezvous point, monsieur, que cet interrogatoire a trop dure ?… Quant a moi… » Raoul, tres emu, craignit de lui laisser prononcer les paroles d’une rupture definitive. Il l’interrompit : - 149 - « Pardon de vous avoir parle ainsi, mademoiselle… Vous savez bien quel honnete sentiment me fait me meler, en ce moment, de choses qui, sans doute, ne me regardent pas ! Mais laissez-moi vous dire ce que j’ai vu… et j’en ai vu plus que vous ne pensez, Christine… ou ce que j’ai cru voir, car, en verite, c’est bien le moins qu’en une telle aventure, on doute du temoignage de ses yeux… – Qu’avez-vous donc vu, monsieur, ou cru voir ? – J’ai vu votre extase au son de la voix, Christine ! de la voix qui sortait du mur, ou d’une loge, ou d’un appartement a cote… oui, votre extase !… Et c’est cela qui, pour vous, m’epouvante !… Vous etes sous le plus dangereux des charmes !… Et il parait, cependant, que vous vous etes rendu compte de l’imposture, puisque vous dites aujourd’hui qu’il n’y a pas de genie de la musique… Alors, Christine, pourquoi l’avez-vous suivi cette fois encore ? Pourquoi vous etes-vous levee, la figure rayonnante, comme si vous entendiez reellement les anges ?… Ah ! cette voix est bien dangereuse, Christine, puisque moi-meme, pendant que je l’entendais, j’en etais tellement ravi, que vous etes disparue a mes yeux sans que je puisse dire par ou vous etes passee !… Christine ! Christine ! au nom du Ciel, au nom de votre pere qui est au ciel et qui vous a tant aimee, et qui m’a aime, Christine, vous allez nous dire, a votre bienfaitrice et a moi, a qui appartient cette voix ! Et malgre vous, nous vous sauverons !… Allons ! le nom de cet homme, Christine ?… De cet homme qui a eu l’audace de passer a votre doigt un anneau d’or ! – Monsieur de Chagny, declara froidement la jeune fille, vous ne le saurez jamais !…» Sur quoi on entendit la voix aigre de la maman Valerius qui, tout a coup, prenait le parti de Christine, en voyant avec quelle hostilite sa pupille venait de s’adresser au vicomte. - 150 - « Et si elle l’aime, monsieur le vicomte, cet homme-la, cela ne vous regarde pas encore ! – Helas ! madame, reprit humblement Raoul, qui ne put retenir ses larmes… Helas ! Je crois, en effet, que Christine l’aime… Tout me le prouve, mais ce n’est point la seulement ce qui fait mon desespoir, car ce dont je ne suis point sur, madame, c’est que celui qui est aime de Christine soit digne de cet amour ! – C’est a moi seule d’en juger, monsieur ! » fit Christine en regardant Raoul bien en face et en lui montrant un visage en proie a une irritation souveraine. « Quand on prend, continua Raoul, qui sentait ses forces l’abandonner, pour seduire une jeune fille, des moyens aussi romantiques… – Il faut, n’est-ce pas, que l’homme soit miserable ou que la jeune fille soit bien sotte ? – Christine ! – Raoul, pourquoi condamnez-vous ainsi un homme que vous n’avez jamais vu, que personne ne connait et dont vousmeme vous ne savez rien ?… – Si, Christine… Si… Je sais au moins ce nom que vous pretendez me cacher pour toujours… Votre Ange de la musique, mademoiselle, s’appelle Erik !… » Christine se trahit aussitot. Elle devint, cette fois, blanche comme une nappe d’autel. Elle balbutia : « Qui est-ce qui vous l’a dit ? – Vous-meme ! - 151 - – Comment cela ? – En le plaignant, l’autre soir, le soir du bal masque. En arrivant dans votre loge, n’avez-vous point dit : “Pauvre Erik !” Eh bien, Christine, il y avait, quelque part, un pauvre Raoul qui vous a entendu. – C’est la seconde fois que vous ecoutez aux portes, monsieur de Chagny ! – Je n’etais point derriere la porte !… J’etais dans la loge !… dans votre boudoir, mademoiselle. – Malheureux ! gemit la jeune fille, qui montra toutes les marques d’un indicible effroi… Malheureux ! Vous voulez donc qu’on vous tue ? – Peut-etre ! » Raoul prononca ce “peut-etre” avec tant d’amour et de desespoir que Christine ne put retenir un sanglot. Elle lui prit alors les mains et le regarda avec toute la pure tendresse dont elle etait capable, et le jeune homme, sous ces yeux-la, sentit que sa peine etait deja apaisee. « Raoul, dit-elle. Il faut oublier la voix d’homme et ne plus vous souvenir meme de son nom… et ne plus tenter jamais de penetrer le mystere de la voix d’homme. – Ce mystere est donc bien terrible ? – Il n’en est point de plus affreux sur la terre ! » Un silence separa les jeunes gens. Raoul etait accable. - 152 - « Jurez-moi que vous ne ferez rien pour “savoir”, insista-t- elle… Jurez-moi que vous n’entrerez plus dans ma loge si je ne vous y appelle pas. – Vous me promettez de m’y appeler quelquefois, Christine ? – Je vous le promets. – Quand ? – Demain. – Alors, je vous jure cela ! » Ce furent leurs derniers mots ce jour-la. Il lui baisa les mains et s’en alla en maudissant Erik et en se promettant d’etre patient. - 153 - XII Au-dessus des trappes Le lendemain, il la revit a l’Opera. Elle avait toujours au doigt l’anneau d’or. Elle fut douce et bonne. Elle l’entretint des projets qu’il formait, de son avenir, de sa carriere. Il lui apprit que le depart de l’expedition polaire avait ete avance et que, dans trois semaines, dans un mois au plus tard, il quitterait la France. Elle l’engagea presque gaiement a considerer ce voyage avec joie, comme une etape de sa gloire future. Et comme il lui repondait que la gloire sans l’amour n’offrait a ses yeux aucun charme, elle le traita en enfant dont les chagrins doivent etre passagers. Il lui dit : « Comment pouvez-vous, Christine, parler aussi legerement de choses aussi graves ? Nous ne nous reverrons peut-etre jamais plus !… Je puis mourir pendant cette expedition !… – Et moi aussi », fit-elle simplement… Elle ne souriait plus, elle ne plaisantait plus. Elle paraissait songer a une chose nouvelle qui lui entrait pour la premiere fois dans l’esprit. Son regard en etait illumine. « A quoi pensez-vous, Christine ? – Je pense que nous ne nous reverrons plus. – Et c’est ce qui vous fait si rayonnante ? - 154 - – Et que, dans un mois, il faudra nous dire adieu… pour toujours !… – A moins, Christine, que nous nous engagions notre foi et que nous nous attendions pour toujours. » Elle lui mit la main sur la bouche : « Taisez-vous, Raoul !… Il ne s’agit point de cela, vous le savez bien !… Et nous ne nous marierons jamais ! C’est entendu ! » Elle semblait avoir peine a contenir tout a coup une joie debordante. Elle tapa dans ses mains avec une allegresse enfantine… Raoul la regardait, inquiet, sans comprendre. « Mais… mais… », fit-elle encore, en tendant ses deux mains au jeune homme, ou plutot en les lui donnant, comme si, soudain, elle avait resolu de lui en faire cadeau. « Mais si nous ne pouvons nous marier, nous pouvons… nous pouvons nous fiancer !… Personne ne le saura que nous, Raoul !… Il y a eu des mariages secrets !… Il peut bien y avoir des fiancailles secretes !… Nous sommes fiances, mon ami, pour un mois !… Dans un mois, vous partirez, et je pourrai etre heureuse, avec le souvenir de ce moisla, toute ma vie ! » Elle etait ravie de son idee… Et elle redevint grave. « Ceci, dit-elle, est un bonheur qui ne fera de mal a personne. » Raoul avait compris. Il se rua sur cette inspiration. Il voulut en faire tout de suite une realite. Il s’inclina devant Christine avec une humilite sans pareille et dit : « Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous demander votre main ! - 155 - – Mais vous les avez deja toutes les deux, mon cher fiance !… Oh ! Raoul, comme nous allons etre heureux !… Nous allons jouer au futur petit mari et a la future petite femme !… » Raoul se disait : l’imprudente ! d’ici un mois, j’aurai eu le temps de lui faire oublier ou de percer et de detruire « le mystere de la voix d’homme », et dans un mois Christine consentira a devenir ma femme. En attendant, jouons ! Ce fut le jeu le plus joli du monde, et auquel ils se plurent comme de purs enfants qu’ils etaient. Ah ! qu’ils se dirent de merveilleuses choses ! et que de serments eternels furent echanges ! L’idee qu’il n’y aurait plus personne pour tenir ces serments-la le mois ecoule les laissait dans un trouble qu’il goutaient avec d’affreuses delices, entre le rire et les larmes. Ils jouaient « au coeur » comme d’autres jouent « a la balle » ; seulement, comme c’etaient bien leurs deux coeurs qu’ils se renvoyaient, il leur fallait etre tres, tres adroits, pour le recevoir sans leur faire mal. Un jour – c’etait le huitieme du jeu – le coeur de Raoul eut tres mal et le jeune homme arreta la partie par ces mots extravagants : « Je ne pars plus pour le pole Nord. » Christine, qui, dans son innocence, n’avait pas songe a la possibilite de cela, decouvrit tout a coup le danger du jeu et se le reprocha amerement. Elle ne repondit pas un mot a Raoul et rentra a la maison. Ceci se passait l’apres-midi, dans la loge de la chanteuse ou elle lui donnait tous ses rendez-vous et ou ils s’amusaient a de veritables dinettes autour de trois biscuits, de deux verres de porto, et d’un bouquet de violettes. Le soir, elle ne chantait pas. Et il ne recut pas la lettre coutumiere, bien qu’ils se fussent donnes la permission de s’ecrire tous les jours de ce mois-la. Le lendemain matin, il courut chez la maman Valerius, qui lui apprit que Christine etait absente, pour deux jours. Elle etait partie la veille au soir, a cinq heures, en disant qu’elle ne serait pas de retour avant le surlendemain. - 156 - Raoul etait bouleverse. Il detestait la maman Valerius, qui lui faisait part d’une pareille nouvelle avec une stupefiante tranquillite. Il essaya d’en « tirer quelque chose », mais, de toute evidence, la bonne dame ne savait rien. Elle consentit simplement a repondre aux questions affolees du jeune homme : « C’est le secret de Christine ! » Et elle levait le doigt, disant cela avec une onction touchante qui recommandait la discretion et qui, en meme temps, avait la pretention de rassurer. « Ah ! bien, s’exclamait mechamment Raoul, en descendant l’escalier comme un fou, ah ! bien ! les jeunes filles sont bien gardees avec cette maman Valerius-la !… » Ou pouvait etre Christine ?… Deux jours… Deux jours de moins dans leur bonheur si court ! Et ceci etait de sa faute !… N’etait-il point entendu qu’il devait partir ?… Et si sa ferme intention etait de ne point partir, pourquoi avait-il parle si tot ? Il s’accusait de maladresse et fut le plus malheureux des hommes pendant quarante-huit heures, au bout desquelles Christine reapparut. Elle reapparut dans un triomphe. Elle retrouva enfin le succes inoui de la soiree de gala. Depuis l’aventure du « crapaud », la Carlotta n’avait pu se produire en scene. La terreur d’un nouveau « couac » habitait son coeur et lui enlevait tous ses moyens ; et les lieux, temoins de son incomprehensible defaite, lui etaient devenus odieux. Elle trouva le moyen de rompre son traite. Daae, momentanement, fut priee de tenir l’emploi vacant. Un veritable delire l’accueillit dans la Juive. Le vicomte, present a cette soiree, naturellement, fut le seul a souffrir en ecoutant les mille echos de ce nouveau triomphe : car il vit que Christine avait toujours son anneau d’or. Une voix lointaine murmurait a l’oreille du jeune homme : « Ce soir, elle a - 157 - encore l’anneau d’or, et ce n’est point toi qui le lui as donne. Ce soir, elle a encore donne son ame, et ce n’etait pas a toi. » Et encore la voix le poursuivait : « Si elle ne veut point te dire ce qu’elle a fait, depuis deux jours… si elle te cache le lieu de sa retraite, il faut l’aller demander a Erik ! » Il courut sur le plateau. Il se mit sur son passage. Elle le vit, car ses yeux le cherchaient. Elle lui dit : « Vite ! Vite ! Venez ! » Et elle l’entraina dans la loge, sans plus se preoccuper de tous les courtisans de sa jeune gloire qui murmuraient devant sa porte fermee : « C’est un scandale ! » Raoul tomba tout de suite a ses genoux. Il lui jura qu’il partirait et la supplia de ne plus desormais retrancher une heure du bonheur ideal qu’elle lui avait promis. Elle laissa couler ses larmes. Ils s’embrassaient comme un frere et une soeur desesperes qui viennent d’etre frappes par un deuil commun et qui se retrouvent pour pleurer un mort. Soudain, elle s’arracha a la douce et timide etreinte du jeune homme, sembla ecouter quelque chose que l’on ne savait pas… et, d’un geste bref, elle montra la porte a Raoul. Quand il fut sur le seuil, elle lui dit, si bas que le vicomte devina ses paroles plus qu’il ne les entendit : « Demain, mon cher fiance ! Et soyez heureux, Raoul… c’est pour vous que j’ai chante ce soir !… » Il revint donc. Mais, helas ! ces deux jours d’absence avaient rompu le charme de leur aimable mensonge. Ils se regardaient, dans la loge, sans plus se rien dire, avec leurs tristes yeux. Raoul se retenait pour ne point crier : « Je suis jaloux ! Je suis jaloux ! Je suis jaloux ! » Mais elle l’entendait tout de meme. - 158 - Alors, elle dit : « Allons nous promener, mon ami, l’air nous fera du bien. » Raoul crut qu’elle allait lui proposer quelque partie de campagne, loin de ce monument, qu’il detestait comme une prison et dont il sentait rageusement le geolier se promener dans les murs… le geolier Erik… Mais elle le conduisit sur la scene, et le fit asseoir sur la margelle de bois d’une fontaine, dans la paix et la fraicheur douteuse d’un premier decor plante pour le prochain spectacle ; un autre jour, elle erra avec lui, le tenant par la main dans les allees abandonnees d’un jardin dont les plantes grimpantes avaient ete decoupees par les mains habiles d’un decorateur, comme si les vrais cieux, les vraies fleurs, la vraie terre lui etaient a jamais defendus et qu’elle fut condamnee a ne plus respirer d’autre atmosphere que celle du theatre ! Le jeune homme hesitait a lui poser la moindre question, car, comme il lui apparaissait tout de suite qu’elle n’y pouvait repondre, il redoutait de la faire inutilement souffrir. De temps en temps un pompier passait, qui veillait de loin sur leur idylle melancolique. Parfois, elle essayait courageusement de se tromper et de le tromper sur la beaute mensongere de ce cadre invente pour l’illusion des hommes. Son imagination toujours vive le parait des plus eclatantes couleurs et telles, disait-elle, que la nature n’en pouvait fournir de comparables. Elle s’exaltait, cependant que Raoul, lentement, pressait sa main fievreuse. Elle disait : « Voyez, Raoul, ces murailles, ces bois, ces berceaux, ces images de toile peinte, tout cela a vu les plus sublimes amours, car ici elles ont ete inventees par les poetes, qui depassent de cent coudees la taille des hommes. Dites-moi donc que notre amour se trouve bien la, mon Raoul, puisque lui aussi a ete invente, et qu’il n’est, lui aussi, helas ! qu’une illusion ! » Desole, il ne repondait pas. Alors : « Notre amour est trop triste sur la terre, promenons-le dans le ciel !… Voyez comme c’est facile ici ! » - 159 - Et elle l’entrainait plus haut que les nuages, dans le desordre magnifique du gril, et elle se plaisait a lui donner le vertige en courant devant lui sur les ponts fragiles du cintre, parmi les milliers de cordages qui se rattachaient aux poulies, aux treuils, aux tambours, au milieu d’une veritable foret aerienne de vergues et de mats. S’il hesitait, elle lui disait avec une moue adorable : « Vous, un marin ! » Et puis, ils redescendaient sur la terre ferme, c’est-a-dire dans quelque corridor bien solide qui les conduisait a des rires, a des danses, a de la jeunesse grondee par une voix severe : « Assouplissez, mesdemoiselles !… Surveillez vos pointes ! »… C’est la classe des gamines, de celles qui viennent de n’avoir plus six ans ou qui vont en avoir neuf ou dix… et elles ont deja le corsage decollete, le tutu leger, le pantalon blanc et les bas roses, et elles travaillent, elles travaillent de tous leurs petits pieds douloureux dans l’espoir de devenir eleves des quadrilles, coryphees, petits sujets, premieres danseuses, avec beaucoup de diamants autour… En attendant, Christine leur distribue des bonbons. Un autre jour, elle le faisait entrer dans une vaste salle de son palais, toute pleine d’oripeaux, de defroques de chevaliers, de lances, d’ecus et de panaches, et elle passait en revue tous les fantomes de guerriers immobiles et couverts de poussiere. Elle leur adressait de bonnes paroles, leur promettant qu’ils reverraient les soirs eclatants de lumiere, et les defiles en musique devant la rampe retentissante. Elle le promena ainsi dans tout son empire, qui etait factice, mais immense, s’etendant sur dix-sept etages du rez-de-chaussee jusqu’au faite et habite par une armee de sujets. Elle passait au milieu d’eux comme une reine populaire, encourageant les travaux, s’asseyant dans les magasins, donnant de sages conseils aux ouvrieres dont les mains hesitaient a tailler dans les riches etoffes qui devaient habiller des heros. Des habitants de ce pays faisaient tous les metiers. Il y avait des savetiers et des orfevres. - 160 - Tous avaient appris a l’aimer, car elle s’interessait aux peines et aux petites manies de chacun. Elle savait des coins inconnus habites en secret par de vieux menages. Elle frappait a leur porte et leur presentait Raoul comme un prince charmant qui avait demande sa main, et tous deux assis sur quelque accessoire vermoulu ecoutaient les legendes de l’Opera comme autrefois ils avaient, dans leur enfance, ecoute les vieux contes bretons. Ces vieillards ne se rappelaient rien d’autre, que l’Opera. Ils habitaient la depuis des annees innombrables. Les administrations disparues les y avaient oublies ; les revolutions de palais les avaient ignores ; au-dehors, l’histoire de France avait passe sans qu’ils s’en fussent apercus, et nul ne se souvenait d’eux. Ainsi les journees precieuses s’ecoulaient et Raoul et Christine, par l’interet excessif qu’ils semblaient apporter aux choses exterieures, s’efforcaient malhabilement de se cacher l’un a l’autre l’unique pensee de leur coeur. Un fait certain etait que Christine, qui s’etait montree jusqu’alors la plus forte, devint tout a coup nerveuse au-dela de toute expression. Dans leurs expeditions, elle se prenait a courir sans raison ou bien s’arretait brusquement, et sa main, devenue glacee en un instant, retenait le jeune homme. Ses yeux semblaient parfois poursuivre des ombres imaginaires. Elle criait : « Par ici », puis « par ici », puis « par ici », en riant, d’un rire haletant qui se terminait souvent par des larmes. Raoul alors voulait parler, interroger malgre ses promesses, ses engagements. Mais, avant meme qu’il eut formule une question, elle repondait febrilement : « Rien !… je vous jure qu’il n’y a rien. » Une fois que, sur la scene, ils passaient devant une trappe entrouverte, Raoul se pencha sur le gouffre obscur et dit : « Vous m’avez fait visiter les dessus de votre empire, Christine… mais on raconte d’etranges histoires sur les dessous… Voulez-vous que nous y descendions ? » En entendant cela, elle le prit dans ses bras, comme si elle craignait de le voir disparaitre dans le trou noir, et elle lui dit tout bas en tremblant : « Jamais !… Je vous - 161 - defends d’aller la !… Et puis, ce n’est pas a moi !… Tout ce qui est sous la terre lui appartient !» Raoul plongea ses yeux dans les siens et lui dit d’une voix rude : « Il habite donc la-dessous ? – Je ne vous ai pas dit cela !… Qui est-ce qui vous a dit une chose pareille ? Allons ! venez ! Il y a des moments, Raoul, ou je me demande si vous n’etes pas fou ?… Vous entendez toujours des choses impossibles !… Venez ! Venez ! » Et elle le trainait litteralement, car il voulait rester obstinement pres de la trappe, et ce trou l’attirait. La trappe tout d’un coup fut fermee, et si subitement, sans qu’ils aient meme apercu la main qui la faisait agir, qu’ils en resterent tout etourdis. « C’est peut-etre lui qui etait la ? » finit-il par dire. Elle haussa les epaules, mais elle ne paraissait nullement rassuree. « Non ! non ! ce sont les “fermeurs de trappes”. Il faut bien que les “fermeurs de trappes” fassent quelque chose… Ils ouvrent et ils ferment les trappes sans raison… C’est comme les “fermeurs de portes” ; il faut bien qu’ils “passent le temps”. – Et si c’etait lui, Christine ? – Mais non ! Mais non ! Il s’est enferme ! il travaille. – Ah ! vraiment, il travaille ? - 162 - – Oui, il ne peut pas ouvrir et fermer les trappes et travailler. Nous sommes bien tranquilles. » Disant cela, elle frissonnait. « A quoi donc travaille-t-il ? – Oh ! a quelque chose de terrible !… Aussi nous sommes bien tranquilles !… Quand il travaille a cela, il ne voit rien ; il ne mange, ni ne boit, ni ne respire… pendant des jours et des nuits… c’est un mort vivant et il n’a pas le temps de s’amuser avec les trappes ! » Elle frissonna encore, elle se pencha en ecoutant du cote de la trappe… Raoul la laissait faire et dire. Il se tut. Il redoutait maintenant que le son de sa voix la fit soudain reflechir, l’arretant dans le cours si fragile encore de ses confidences. Elle ne l’avait pas quitte… elle le tenait toujours dans ses bras… elle soupira a son tour : « Si c’etait lui ! » Raoul, timide, demanda : « Vous avez peur de lui ? » Elle fit : « Mais non ! mais non ! » Le jeune homme se donna, bien involontairement, l’attitude de la prendre en pitie, comme on fait avec un etre impressionnable qui est encore en proie a un songe recent. Il avait l’air de dire : « Parce que vous savez, moi, je suis la ! » Et son geste fut, presque involontairement, menacant ; alors, Christine le regarda avec etonnement, tel un phenomene de courage et de vertu, et elle eut l’air, dans sa pensee, de mesurer a sa juste valeur tant d’inutile et audacieuse chevalerie. Elle embrassa le pauvre Raoul comme une soeur qui le recompenserait, par un acces de tendresse, d’avoir ferme son petit poing fraternel pour la defendre contre les dangers toujours possibles de la vie. - 163 - Raoul comprit et rougit de honte. Il se trouvait aussi faible qu’elle. Il se disait : « Elle pretend qu’elle n’a pas peur, mais elle nous eloigne de la trappe en tremblant. » C’etait la verite. Le lendemain et les jours suivants, ils allerent loger leurs curieuses et chastes amours, quasi dans les combles, bien loin des trappes. L’agitation de Christine ne faisait qu’augmenter au fur et a mesure que s’ecoulaient les heures. Enfin, un apres-midi, elle arriva tres en retard, la figure si pale et les yeux si rougis par un desespoir certain, que Raoul se resolut a toutes les extremites, a celle, par exemple, qu’il lui exprima tout de go, « de ne partir pour le pole Nord que si elle lui confiait le secret de la voix d’homme ». « Taisez-vous ! Au nom du Ciel, taisez-vous. S’il vous entendait, malheureux Raoul ! » Et les yeux hagards de la jeune fille faisaient autour d’eux le tour des choses. « Je vous enleverai a sa puissance, Christine, je le jure ! Et vous ne penserez meme plus a lui, ce qui est necessaire. – Est-ce possible ? » Elle se permit ce doute qui etait un encouragement, en entrainant le jeune homme jusqu’au dernier etage du theatre, « a l’altitude », la ou l’on est tres loin, tres loin des trappes. « Je vous cacherai dans un coin inconnu du monde, ou il ne viendra pas vous chercher. Vous serez sauvee, et alors je partirai puisque vous avez jure de ne pas vous marier, jamais. » Christine se jeta sur les mains de Raoul et les lui serra avec un transport incroyable. Mais, inquiete a nouveau, elle tournait la tete. - 164 - « Plus haut ! dit-elle seulement… encore plus haut !… » Et elle l’entraina vers les sommets. Il avait peine a la suivre. Ils furent bientot sous les toits, dans le labyrinthe des charpentes. Ils glissaient entre les arcs-boutants, les chevrons, les jambes de force, les pans, les versants et les rampants ; ils couraient de poutre en poutre, comme, dans une foret, ils eussent couru d’arbre en arbre, aux troncs formidables… Et, malgre la precaution qu’elle avait de regarder a chaque instant, derriere elle, elle ne vit point une ombre qui la suivait comme son ombre, qui s’arretait avec elle, qui repartait quand elle repartait et qui ne faisait pas plus de bruit que n’en doit faire une ombre. Raoul, lui, ne s’apercut de rien, car, quand il avait Christine devant lui, rien ne l’interessait de ce qui se passait derriere. - 165 - XIII La lyre d’Apollon Ainsi, ils arriverent aux toits. Elle glissait sur eux, legere et familiere, comme une hirondelle. Leur regard, entre les trois domes et le fronton triangulaire, parcourut l’espace desert. Elle respira avec force, au-dessus de Paris dont on decouvrait toute la vallee en travail. Elle regarda Raoul avec confiance. Elle l’appela tout pres d’elle, et cote a cote ils marcherent, tout la-haut, sur les rues de zinc, dans les avenues en fonte ; ils mirerent leur forme jumelle dans les vastes reservoirs pleins d’une eau immobile ou, dans la bonne saison, les gamins de la danse, une vingtaine de petits garcons plongent et apprennent a nager. L’ombre derriere eux, toujours fidele a leurs pas, avait surgi, s’aplatissant sur les toits, s’allongeant avec des mouvements d’ailes noires, aux carrefours des ruelles de fer, tournant autour des bassins, contournant, silencieuse, les domes ; et les malheureux enfants ne se douterent point de sa presence, quand ils s’assirent enfin, confiants, sous la haute protection d’Apollon, qui dressait de son geste de bronze, sa prodigieuse lyre, au coeur d’un ciel en feu. Un soir enflamme de printemps les entourait. Des nuages, qui venaient de recevoir du couchant leur robe legere d’or et de pourpre, passaient lentement en la laissant trainer au-dessus des jeunes gens ; et Christine dit a Raoul : « Bientot, nous irons plus loin et plus vite que les nuages, au bout du monde, et puis vous m’abandonnerez, Raoul, Mais si, le moment venu pour vous de m’enlever, je ne consentais plus a vous suivre, eh bien, Raoul, vous m’emporteriez ! » Avec quelle force, qui semblait dirigee contre elle-meme, elle lui dit cela, pendant qu’elle se serrait nerveusement contre lui. Le jeune homme en fut frappe. « Vous craignez donc de changer d’avis, Christine ? - 166 - – Je ne sais pas, fit-elle en secouant bizarrement la tete. C’est un demon ! » Et elle frissonna. Elle se blottit dans ses bras avec un gemissement. « Maintenant, j’ai peur de retourner habiter avec lui dans la terre ! – Qu’est-ce qui vous force a y retourner, Christine ? – Si je ne retourne pas aupres de lui, il peut arriver de grands malheurs !… Mais je ne peux plus !… Je ne peux plus !… Je sais bien qu’il faut avoir pitie des gens qui habitent « sous la terre… » Mais celui-la est trop horrible ! Et cependant, le moment approche ; je n’ai plus qu’un jour ? et si je ne viens pas, c’est lui qui viendra me chercher avec sa voix. Il m’entrainera avec lui, chez lui, sous la terre, et il se mettra a genoux devant moi, avec sa tete de mort ! Et il me dira qu’il m’aime ! Et il pleurera ! Ah ! ces larmes ! Raoul ! ces larmes dans les deux trous noirs de la tete de mort. Je ne peux plus voir couler ces larmes ! » Elle se tordit affreusement les mains, pendant que Raoul, pris lui-meme a ce desespoir contagieux, la pressait contre son coeur : « Non ! non ! Vous ne l’entendrez plus dire qu’il vous aime ! Vous ne verrez plus couler ses larmes ! Fuyons !… Tout de suite, Christine, fuyons ! » Et deja il voulait l’entrainer. Mais elle l’arreta. « Non, non, fit-elle, en hochant douloureusement la tete, pas maintenant !… Ce serait trop cruel… Laissez-le m’entendre chanter encore demain soir, une derniere fois… et puis, nous nous en irons. A minuit, vous viendrez me chercher dans ma loge ; a minuit exactement. A ce moment, il m’attendra dans la salle a manger du lac… nous serons libres et vous m’emporterez !… Meme si je refuse, il faut me jurer cela, Raoul… car je sens bien - 167 - que, cette fois, si j’y retourne, je n’en reviendrai peut-etre jamais… » Elle ajouta : « Vous ne pouvez pas comprendre !… » Et elle poussa un soupir auquel il lui sembla que, derriere elle, un autre soupir avait repondu. « Vous n’avez pas entendu ? » Elle claquait des dents. « Non, assura Raoul, je n’ai rien entendu… – C’est trop affreux, avoua-t-elle, de trembler tout le temps comme cela !… Et cependant, ici, nous ne courons aucun danger ; nous sommes chez nous, chez moi, dans le ciel, en plein air, en plein jour. Le soleil est en flammes, et les oiseaux de nuit n’aiment pas a regarder le soleil ! Je ne l’ai jamais vu a la lumiere du jour… Ce doit etre horrible !… balbutia-t-elle, en tournant vers Raoul des yeux egares. Ah ! la premiere fois que je l’ai vu !… J’ai cru qu’il allait mourir ! – Pourquoi ? demanda Raoul, reellement effraye du ton que prenait cette etrange et formidable confidence… pourquoi avezvous cru qu’il allait mourir ? – PARCE QUE JE L’AVAIS VU ! ! ! » Cette fois Raoul et Christine se retournerent en meme temps. « Il y a quelqu’un ici qui souffre ! fit Raoul… peut-etre un blesse… Vous avez entendu ? - 168 - – Moi, je ne pourrais vous dire, avoua Christine, meme quand il n’est pas la, mes oreilles sont pleines de ses soupirs…Cependant, si vous avez entendu… » Ils se leverent, regarderent autour d’eux… Ils etaient bien tout seuls sur l’immense toit de plomb. Ils se rassirent. Raoul demanda : « Comment l’avez-vous vu pour la premiere fois ? – Il y avait trois mois que je l’entendais sans le voir. La premiere fois que je l’ai “entendu”, j’ai cru, comme vous, que cette voix adorable, qui s’etait mise tout a coup a chanter a mes cotes, chantait dans une loge prochaine. Je sortis, et la cherchai partout ; mais ma loge est tres isolee, Raoul, comme vous le savez, et il me fut impossible de trouver la voix hors de ma loge, tandis qu’elle restait fidelement dans ma loge. Et non seulement, elle chantait, mais elle me parlait, elle repondait a mes questions comme une veritable voix d’homme, avec cette difference qu’elle etait belle comme la voix d’un ange. Comment expliquer un aussi incroyable phenomene ? Je n’avais jamais cesse de songer a l’“Ange de la musique” que mon pauvre papa m’avait promis de m’envoyer aussitot qu’il serait mort. J’ose vous parler d’un semblable enfantillage, Raoul, parce que vous avez connu mon pere, et qu’il vous a aime et que vous avez cru, en meme temps que moi, lorsque vous etiez tout petit, a l’“Ange de la musique”, et que je suis bien sure que vous ne sourirez pas, ni que vous vous moquerez. J’avais conserve, mon ami, l’ame tendre et credule de la petite Lotte et ce n’est point la compagnie de maman Valerius qui me l’eut otee. Je portai cette petite ame toute blanche entre mes mains naives et naivement je la tendis, je l’offris a la voix d’homme, croyant l’offrir a l’ange. La faute en fut certainement, pour un peu, a ma mere adoptive, a qui je ne cachais rien de l’inexplicable phenomene. Elle fut la premiere a me dire : « Ce doit etre l’ange ; en tout cas, tu peux toujours le lui demander. » C’est ce que je fis et la voix d’homme me repondit qu’en effet elle etait la voix d’ange que j’attendais et que mon pere m’avait promise en mourant. A partir de ce moment, une grande intimite - 169 - s’etablit entre la voix et moi, et j’eus en elle une confiance absolue. Elle me dit qu’elle etait descendue sur la terre pour me faire gouter aux joies supremes de l’art eternel, et elle me demanda la permission de me donner des lecons de musique, tous les jours. J’y consentis avec une ardeur fervente et ne manquai aucun des rendez-vous qu’elle me donnait, des la premiere heure, dans ma loge, quand ce coin d’Opera etait tout a fait desert. Vous dire quelles furent ces lecons ! Vous-meme, qui avez entendu la voix, ne pouvez vous en faire une idee. – Evidemment, non ! je ne puis m’en faire une idee, affirma le jeune homme. Avec quoi vous accompagniez-vous ? – Avec une musique que j’ignore, qui etait derriere le mur et qui etait d’une justesse incomparable. Et puis on eut dit, mon ami, que la Voix savait exactement a quel point mon pere, en mourant, m’avait laissee de mes travaux et de quelle simple methode aussi il avait use ; et ainsi, me rappelant ou, plutot, mon organe se rappelant toutes les lecons passees et en beneficiant du coup, avec les presentes, je fis des progres prodigieux et tels que, dans d’autres conditions, ils eussent demande des annees ! Songez que je suis assez delicate, mon ami, et que ma voix etait d’abord peu caracterisee ; les cordes basses s’en trouvaient naturellement peu developpees ; les tons aigus etaient assez durs et le medium voile. C’est contre tous ces defauts que mon pere avait combattu et triomphe un instant ; ce sont ces defauts que la Voix vainquit definitivement. Peu a peu, j’augmentai le volume des sons dans des proportions que ma faiblesse passee ne me permettait pas d’esperer : j’appris a donner a ma respiration la plus large portee. Mais surtout la Voix me confia le secret de developper les sons de poitrine dans une voix de soprano. Enfin elle enveloppa tout cela du feu sacre de l’inspiration, elle eveilla en moi une vie ardente, devorante, sublime. La Voix avait la vertu, en se faisant entendre, de m’elever jusqu’a elle. Elle me mettait a l’unisson de son envolee superbe. L’ame de la Voix habitait ma bouche et y soufflait l’harmonie ! - 170 - « Au bout de quelques semaines, je ne me reconnaissais plus quand je chantais !… J’en etais meme epouvantee… j’eus peur, un instant, qu’il y eut la-dessous quelque sortilege ; mais la maman Valerius me rassura. Elle me savait trop simple fille, disait-elle, pour donner prise au demon. « Mes progres etaient restes secrets, entre la Voix, la maman Valerius et moi, sur l’ordre meme de la Voix. Chose curieuse, hors de la loge, je chantais avec ma voix de tous les jours, et personne ne s’apercevait de rien. Je faisais tout ce que voulait la Voix. Elle me disait : “Il faut attendre… vous verrez ! nous etonnerons Paris !” Et j’attendais. Je vivais dans une espece de reve extatique ou commandait la Voix. Sur ces entrefaites, Raoul, je vous apercus, un soir, dans la salle. Ma joie fut telle que je ne pensai meme point a la cacher en rentrant dans ma loge. Pour notre malheur, la Voix y etait deja et elle vit bien, a mon air, qu’il y avait quelque chose de nouveau. Elle me demanda “ce que j’avais” et je ne vis aucun inconvenient a lui raconter notre douce histoire, ni a lui dissimuler la place que vous teniez dans mon coeur. Alors, la Voix se tut : je l’appelai, elle ne me repondit point ; je la suppliai, ce fut en vain. J’eus une terreur folle qu’elle fut partie pour toujours ! Plut a Dieu, mon ami !… Je rentrai chez moi, ce soir-la, dans un etat desespere. Je me jetai au cou de maman Valerius en lui disant : “Tu sais, la Voix est partie ! Elle ne reviendra peut-etre jamais plus !” Et elle fut aussi effrayee que moi et me demanda des explications. Je lui racontai tout. Elle me dit : “Parbleu ! la Voix est jalouse !” Ceci, mon ami, me fit reflechir que je vous aimais… » Ici, Christine s’arreta un instant. Elle pencha la tete sur le sein de Raoul et ils resterent un moment silencieux, dans les bras l’un de l’autre. L’emotion qui les etreignait etait telle qu’ils ne virent point, ou plutot qu’ils ne sentirent point se deplacer, a quelques pas d’eux, l’ombre rampante de deux grandes ailes noires qui se rapprocha, au ras des toits, si pres, si pres d’eux, qu’elle eut pu, en se refermant sur eux, les etouffer… - 171 - « Le lendemain, reprit Christine avec un profond soupir, je revins dans ma loge toute pensive. La Voix y etait. O mon ami ! Elle me parla avec une grande tristesse. Elle me declara tout net que, si je devais donner mon coeur sur la terre, elle n’avait plus, elle… la Voix, qu’a remonter au ciel. Et elle me dit cela avec un tel accent de douleur humaine que j’aurais du, des ce jour-la, me mefier et commencer a comprendre que j’avais ete etrangement victime de mes sens abuses. Mais ma foi dans cette apparition de Voix, a laquelle etait melee si intimement la pensee de mon pere, etait encore entiere. Je ne craignais rien tant que de ne la plus entendre ; d’autre part, j’avais reflechi sur le sentiment qui me portait vers vous ; j’en avais mesure tout l’inutile danger ; j’ignorais meme si vous vous souveniez de moi. Quoi qu’il arrivat, votre situation dans le monde m’interdisait a jamais la pensee d’une honnete union ; je jurai a la Voix que vous n’etiez rien pour moi qu’un frere et que vous ne seriez jamais rien d’autre et que mon coeur etait vide de tout amour terrestre… Et voici la raison, mon ami, pour laquelle je detournais mes yeux quand, sur le plateau ou dans les corridors, vous cherchiez a attirer mon attention, la raison pour laquelle je ne vous reconnaissais pas… pour laquelle je ne vous voyais pas !… Pendant ce temps, les heures de lecons, entre la Voix et moi, se passaient dans un divin delire. Jamais la beaute des sons ne m’avait possedee a ce point et un jour la Voix me dit : “Va maintenant, Christine Daae, tu peux apporter aux hommes un ‘peu de la musique du ciel !’” « Comment, ce soir-la, qui etait le soir de gala, la Carlotta ne vint-elle pas au theatre ? Comment ai-je ete appelee a la remplacer ? Je ne sais ; mais je chantai… je chantai avec un transport inconnu ; j’etais legere comme si l’on m’avait donne des ailes ; je crus un instant que mon ame embrasee avait quitte son corps ! – O Christine ! fit Raoul, dont les yeux etaient humides a ce souvenir, ce soir-la, mon coeur a vibre a chaque accent de votre voix. J’ai vu vos larmes couler sur vos joues pales, et j’ai pleure avec vous. Comment pouviez-vous chanter, chanter en pleurant ? - 172 - – Mes forces m’abandonnerent, dit Christine, je fermai les yeux… Quand je les rouvris, vous etiez a mon cote ! Mais la Voix aussi y etait. Raoul !… J’eus peur pour vous, et encore, cette fois, je ne voulus point vous reconnaitre et je me mis a rire quand vous m’avez rappele que vous aviez ramasse mon echarpe dans la mer !… « Helas ? on ne trompe pas la Voix !… Elle vous avait bien reconnu, elle !… Et la Voix etait jalouse !… Les deux jours suivants, elle me fit des scenes atroces… Elle me disait : “Vous l’aimez ! si vous ne l’aimiez pas, vous ne le fuiriez pas ! C’est un ancien ami a qui vous serreriez la main, comme a tous les autres… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne craindriez pas de vous trouver, dans votre loge, seule avec lui et avec moi !… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne le chasseriez pas !… « – C’est assez ! fis-je a la Voix irritee ; demain, je dois aller a Perros, sur la tombe de mon pere ; je prierai M. Raoul de Chagny de m’y accompagner. « – A votre aise, repondit-elle, mais sachez que moi aussi je serai a Perros, car je suis partout ou vous etes, Christine, et si vous etes toujours digne de moi, si vous ne m’avez pas menti, je vous jouerai, a minuit sonnant, sur la tombe de votre pere, la Resurrection de Lazare, avec le violon du mort.” « Ainsi, je fus conduite, mon ami, a vous ecrire la lettre qui vous amena a Perros. Comment ai-je pu etre a ce point trompee ? Comment, devant les preoccupations aussi personnelles de la Voix, ne me suis-je point doutee de quelque imposture ? Helas ! je ne me possedais plus : j’etais sa chose !… Et les moyens dont disposait la Voix devaient facilement abuser une enfant telle que moi ! – Mais enfin, s’ecria Raoul, a ce point du recit de Christine ou elle semblait deplorer avec des larmes la trop parfaite innocence d’un esprit bien peu “avise”… mais enfin vous avez bientot su la - 173 - verite !… Comment n’etes-vous point sortie aussitot de cet abominable cauchemar ? – Apprendre la verite !… Raoul !… Sortir de ce cauchemar !… Mais je n’y suis entree, malheureux, dans ce cauchemar, que du jour ou j’ai connu cette verite !… Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne vous ai rien dit… et maintenant que nous allons descendre du ciel sur la terre, plaignez-moi, Raoul !… plaignez-moi !… Un soir, soir fatal… tenez… c’etait le soir ou il devait arriver tant de malheurs… le soir ou Carlotta put se croire transformee sur la scene en un hideux crapaud et ou elle se prit a pousser des cris comme si elle avait habite toute sa vie au bord des marais… le soir ou la salle fut tout a coup plongee dans l’obscurite, sous le coup de tonnerre du lustre qui s’ecrasait sur le parquet… Il y eut ce soir-la des morts et des blesses, et tout le theatre retentissait des plus tristes clameurs. « Ma premiere pensee, Raoul, dans l’eclat de la catastrophe, fut en meme temps pour vous et pour la Voix, car vous etiez, a cette epoque, les deux egales moities de mon coeur. Je fus tout de suite rassuree en ce qui vous concernait, car je vous avais vu dans la loge de votre frere et je savais que vous ne couriez aucun danger. Quant a la Voix, elle m’avait annonce qu’elle assisterait a la representation, et j’eus peur pour elle ; oui, reellement peur, comme si elle avait ete “une personne ordinaire vivante qui fut capable de mourir”. Je me disais : “Mon Dieu ! le lustre a peutetre ecrase la Voix.” Je me trouvais alors sur la scene, et affolee a ce point que je me disposais a courir dans la salle chercher la Voix parmi les morts et les blesses, quand cette idee me vint que, s’il ne lui etait rien arrive de facheux, elle devait etre deja dans ma loge, ou elle aurait hate de me rassurer. Je ne fis qu’un bond jusqu’a ma loge. La Voix n’y etait pas. Je m’enfermai dans ma loge, et les larmes aux yeux, je la suppliai, si elle etait encore vivante, de se manifester a moi. La Voix ne me repondit pas, mais, tout a coup, j’entendis un long, un admirable gemissement que je connaissais bien. C’etait la plainte de Lazare, quand, a la voix de Jesus, il commence a soulever ses paupieres et a revoir la lumiere du jour. C’etaient les pleurs du violon de mon pere. Je reconnaissais le - 174 - coup d’archet de Daae, le meme, Raoul, qui nous tenait jadis immobiles sur les chemins de Perros, le meme qui avait « enchante » la nuit du cimetiere. Et puis, ce fut encore, sur l’instrument invisible et triomphant, le cri d’allegresse de la Vie, et la Voix, se faisant entendre enfin, se mit a chanter la phrase dominatrice et souveraine : “Viens ! et crois en moi ! Ceux qui croient en moi revivront ! Marche ! Ceux qui ont cru en moi ne sauraient mourir !” Je ne saurais vous dire l’impression que je recus de cette musique, qui chantait la vie eternelle dans le moment qu’a cote de nous, de pauvres malheureux, ecrases par ce lustre fatal, rendaient l’ame… Il me sembla qu’elle me commandait a moi aussi de venir, de me lever, de marcher vers elle. Elle s’eloignait, je la suivis. “Viens ! et crois en moi !” Je croyais en elle, je venais… je venais, et, chose extraordinaire, ma loge, devant mes pas, paraissait s’allonger… s’allonger… Evidemment, il devait y avoir la un effet de glaces… car j’avais la glace devant moi… Et, tout a coup, je me suis trouvee hors de ma loge, sans savoir comment. » Raoul interrompit ici brusquement la jeune fille : « Comment ! Sans savoir comment ? Christine, Christine ! Il faudrait essayer de ne plus rever ! – Eh ! pauvre ami, je ne revais pas ! Je me trouvais hors de ma loge sans savoir comment ! Vous qui m’avez vue disparaitre de ma loge, un soir, mon ami, vous pourriez peut-etre m’expliquer cela, mais moi je ne le puis pas !… Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que, me trouvant devant ma glace, je ne l’ai plus vue tout a coup devant moi et que je l’ai cherchee derriere… mais il n’y avait plus de glace, plus de loge… J’etais dans un corridor obscur… j’eus peur et je criai !… « Tout etait noir autour de moi ; au loin, une faible lueur rouge eclairait un angle de muraille, un coin de carrefour. Je criai. Ma voix seule emplissait les murs, car le chant et les violons s’etaient tus. Et voila que soudain, dans le noir, une main se - 175 - posait sur la mienne… ou, plutot, quelque chose d’osseux et de glace qui m’emprisonna le poignet et ne me lacha plus. Je criai. Un bras m’emprisonna la taille et je fus soulevee… Je me debattis un instant dans de l’horreur ; mes doigts glisserent au long des pierres humides, ou ils ne s’accrocherent point. Et puis, je ne remuai plus, j’ai cru que j’allais mourir d’epouvante. On m’emportait vers la petite lueur rouge ; nous entrames dans cette lueur et alors je vis que j’etais entre les mains d’un homme enveloppe d’un grand manteau noir et qui avait un masque qui lui cachait tout le visage… Je tentai un effort supreme : mes membres se raidirent, ma bouche s’ouvrit encore pour hurler mon effroi, mais une main la ferma, une main que je sentis sur mes levres, sur ma chair… et qui sentait la mort ! Je m’evanouis. « Combien de temps restai-je sans connaissance ? Je ne saurais le dire. Quand je rouvris les yeux, nous etions toujours, l’homme noir et moi, au sein des tenebres. Une lanterne sourde, posee par terre, eclairait le jaillissement d’une fontaine. L’eau, clapotante, sortie de la muraille, disparaissait presque aussitot sous le sol sur lequel j’etais etendue ; ma tete reposait sur le genou de l’homme au manteau et au masque noir et mon silencieux compagnon me rafraichissait les tempes avec un soin, une attention, une delicatesse qui me parurent plus horribles a supporter que la brutalite de son enlevement de tout a l’heure. Ses mains, si legeres fussent-elles, n’en sentaient pas moins la mort. Je les repoussai, mais sans force. Je demandai dans un souffle : « “Qui etes-vous ? ou est la Voix ?” Seul, un soupir me repondit. Tout a coup, un souffle chaud me passa sur le visage et vaguement, dans les tenebres, a cote de la forme noire de l’homme, je distinguai une forme blanche. La forme noire me souleva et me deposa sur la forme blanche. Et aussitot, un joyeux hennissement vint frapper mes oreilles stupefaites et je murmurai : “Cesar !” La bete tressaillit. Mon ami, j’etais a demi couchee sur une selle et j’avais reconnu le cheval blanc du Prophete, que j’avais gate si souvent de friandises. Or, un soir, le bruit s’etait repandu dans le theatre que cette bete avait disparu - 176 - et qu’elle avait ete volee par le fantome de l’Opera. Moi, je croyais a la Voix ; je n’avais jamais cru au fantome, et voila cependant que je me demandai en frissonnant si je n’etais pas la prisonniere du fantome ! J’appelai, du fond du coeur, la Voix a mon secours, car jamais je ne me serais imagine que la Voix et le fantome etaient tout un ! Vous avez entendu parler du fantome de l’Opera, Raoul ? – Oui, repondit le jeune homme… Mais dites-moi, Christine, que vous arriva-t-il quand vous futes sur le cheval blanc du Prophete ? – Je ne fis aucun mouvement et me laissai conduire… Peu a peu une etrange torpeur succedait a l’etat d’angoisse et de terreur ou m’avait jetee cette infernale aventure. La forme noire me soutenait et je ne faisais plus rien pour lui echapper. Une paix singuliere etait repandue en moi et je pensais que j’etais sous l’influence bienfaisante de quelque elixir. J’avais la pleine disposition de mes sens. Mes yeux se faisaient aux tenebres qui, du reste, s’eclairaient, ca et la, de lueurs breves… Je jugeai que nous etions dans une etroite galerie circulaire et j’imaginai que cette galerie faisait le tour de l’Opera, qui, sous terre, est immense. Une fois, mon ami, une seule fois, j’etais descendue dans ces dessous qui sont prodigieux, mais je m’etais arretee au troisieme etage, n’osant pas aller plus avant dans la terre. Et, cependant, deux etages encore, ou l’on aurait pu loger une ville, s’ouvraient sous mes pieds. Mais les figures qui m’etaient apparues m’avaient fait fuir. Il y a la des demons, tout noirs devant des chaudieres, et ils agitent des pelles, des fourches, excitent des brasiers, allument des flammes, vous menacent, si l’on en approche, en ouvrant tout a coup sur vous la gueule rouge des fours !… Or, pendant que Cesar, tranquillement, dans cette nuit de cauchemar, me portait sur son dos, j’apercus tout a coup, loin, tres loin, et tout petits, tout petits, comme au bout d’une lunette retournee, les demons noirs devant les brasiers rouges de leurs caloriferes… Ils apparaissaient… Ils disparaissaient… Ils reapparaissaient au gre bizarre de notre marche… Enfin, ils disparurent tout a fait. La forme d’homme me soutenait toujours, - 177 - et Cesar marchait sans guide et le pied sur… Je ne pourrais vous dire, meme approximativement, combien de temps ce voyage, dans la nuit, dura ; j’avais seulement l’idee que nous tournions ! que nous tournions ! que nous descendions suivant une inflexible spirale jusqu’au coeur meme des abimes de la terre ; et encore, n’etait-ce point ma tete qui tournait ?… Toutefois, je ne le pense pas. Non ! J’etais incroyablement lucide. Cesar, un instant, dressa ses narines, huma l’atmosphere et accelera un peu sa marche. Je sentis l’air humide et puis Cesar s’arreta. La nuit s’etait eclaircie. Une lueur bleuatre nous entourait. Je regardai ou nous nous trouvions. Nous etions au bord d’un lac dont les eaux de plomb se perdaient au loin, dans le noir… mais la lumiere bleue eclairait cette rive et j’y vis une petite barque, attachee a un anneau de fer, sur le quai ! « Certes, je savais que tout cela existait, et la vision de ce lac et de cette barque sous la terre n’avait rien de surnaturel. Mais songez aux conditions exceptionnelles dans lesquelles j’abordai ce rivage. Les ames des morts ne devaient point ressentir plus d’inquietude en abordant le Styx. Caron n’etait certainement pas plus lugubre ni plus muet que la forme d’homme qui me transporta dans la barque. L’elixir avait-il epuise son effet ? la fraicheur de ces lieux suffisait-elle a me rendre completement a moi-meme ? Mais ma torpeur s’evanouissait, et je fis quelques mouvements qui denotaient le recommencement de ma terreur. Mon sinistre compagnon dut s’en apercevoir, car, d’un geste rapide, il congedia Cesar qui s’enfuit dans les tenebres de la galerie et dont j’entendis les quatre fers battre les marches sonores d’un escalier, puis l’homme se jeta dans la barque qu’il delivra de son lien de fer ; il s’empara des rames et rama avec force et promptitude. Ses yeux, sous le masque, ne me quittaient pas ; je sentais sur moi le poids de leurs prunelles immobiles. L’eau, autour de nous, ne faisait aucun bruit. Nous glissions dans cette lueur bleuatre que je vous ai dite et puis nous fumes a nouveau tout a fait dans la nuit, et nous abordames. La barque heurta un corps dur. Et je fus encore emportee dans des bras. J’avais recouvre la force de crier. Je hurlai. Et puis, tout a coup, je me tus, assommee par la lumiere. Oui, une lumiere eclatante, au - 178 - milieu de laquelle on m’avait deposee. Je me relevai, d’un bond. J’avais toutes mes forces. Au centre d’un salon qui ne me semblait pare, orne, meuble que de fleurs, de fleurs magnifiques et stupides a cause des rubans de soie qui les liaient a des corbeilles, comme on en vend dans les boutiques des boulevards, de fleurs trop civilisees comme celles que j’avais coutume de trouver dans ma loge apres chaque “premiere” ; au centre de cet embaumement tres parisien, la forme noire d’homme au masque se tenait debout, les bras croises… et elle parla : « – Rassurez-vous, Christine, dit-elle ; vous ne courez aucun danger. » « C’etait la Voix ! « Ma fureur egala ma stupefaction. Je sautai sur ce masque et voulus l’arracher, pour connaitre le visage de la Voix. La forme d’homme me dit : « – Vous ne courez aucun danger, si vous ne touchez pas au masque ! » « Et m’emprisonnant doucement les poignets, elle me fit asseoir. « Et puis, elle se mit a genoux devant moi, et ne dit plus rien ! « L’humilite de ce geste me redonna quelque courage ; la lumiere, en precisant toute chose autour de moi, me rendit a la realite de la vie. Si extraordinaire qu’elle apparaissait, l’aventure s’entourait maintenant de choses mortelles que je pouvais voir et toucher. Les tapisseries de ces murs, ces meubles, ces flambeaux, ces vases et jusqu’a ces fleurs dont j’eusse pu dire presque d’ou elles venaient, dans leurs bannettes dorees, et combien elles avaient coute, enfermaient fatalement mon imagination dans les limites d’un salon aussi banal que bien d’autres qui avaient au moins cette excuse de n’etre point situes dans les dessous de - 179 - l’Opera. J’avais sans doute affaire a quelque effroyable original qui, mysterieusement, s’etait loge dans les caves, comme d’autres, par besoin, et, avec la muette complicite de l’administration, avait trouve un definitif abri dans les combles de cette tour de Babel moderne, ou l’on intriguait, ou l’on chantait dans toutes les langues, ou l’on aimait dans tous les patois. « Et alors la Voix, la Voix que j’avais reconnue sous le masque, lequel n’avait pas pu me la cacher, c’etait cela qui etait a genoux devant moi : un homme ! « Je ne songeai meme plus a l’horrible situation ou je me trouvais, je ne demandai meme pas ce qu’il allait advenir de moi et quel etait le dessein obscur et froidement tyrannique qui m’avait conduite dans ce salon comme on enferme un prisonnier dans une geole, une esclave au harem. Non ! non ! non ! je me disais : La Voix, c’est cela : un homme ! et je me mis a pleurer. « L’homme, toujours a genoux, comprit sans doute le sens de mes larmes, car il dit : « – C’est vrai, Christine !… Je ne suis ni ange, ni genie, ni fantome… Je suis Erik ! » Ici encore, le recit de Christine fut interrompu. Il sembla aux jeunes gens que l’echo avait repete, derriere eux : Erik !… Quel echo ?… Ils se retournerent, et ils s’apercurent que la nuit etait venue. Raoul fit un mouvement comme pour se lever, mais Christine le retint pres d’elle : « Restez ! Il faut que vous sachiez tout ici ! – Pourquoi ici, Christine ? Je crains pour vous la fraicheur de la nuit. – Nous ne devons craindre que les trappes, mon ami, et, ici, nous sommes au bout du monde des trappes… et je n’ai point le - 180 - droit de vous voir hors du theatre… Ce n’est pas le moment de le contrarier… N’eveillons pas ses soupcons… – Christine ! Christine ! quelque chose me dit que nous avons tort d’attendre a demain soir et que nous devrions fuir tout de suite ! – Je vous dis que, s’il ne m’entend pas chanter demain soir, il en aura une peine infinie. – Il est difficile de ne point causer de peine a Erik et de le fuir pour toujours… – Vous avez raison, Raoul, en cela… car, certainement, de ma fuite il mourra… » La jeune fille ajouta d’une voix sourde : « Mais aussi la partie est egale… car nous risquons qu’il nous tue. – Il vous aime donc bien ? – Jusqu’au crime ! – Mais sa demeure n’est pas introuvable… On peut l’y aller chercher. Du moment qu’Erik n’est pas un fantome, on peut lui parler et meme le forcer a repondre ! » Christine secoua la tete : « Non ! non ! On ne peut rien contre Erik !… On ne peut que fuir ! – Et comment, pouvant fuir, etes-vous retournee pres de lui ? - 181 - – Parce qu’il le fallait… Et vous comprendrez cela quand vous saurez comment je suis sortie de chez lui… – Ah ! je le hais bien !… s’ecria Raoul… et vous, Christine, dites-moi… j’ai besoin que vous me disiez cela pour ecouter avec plus de calme la suite de cette extraordinaire histoire d’amour… et vous, le haissez-vous ? – Non ! fit Christine simplement. – Eh ! pourquoi tant de paroles !… Vous l’aimez certainement ! Votre peur, vos terreurs, tout cela c’est encore de l’amour et du plus delicieux ! Celui que l’on ne s’avoue pas, expliqua Raoul avec amertume. Celui qui vous donne, quand on y songe, le frisson… Pensez donc, un homme qui habite un palais sous la terre ! » Et il ricana… « Vous voulez donc que j’y retourne ! interrompit brutalement la jeune fille… Prenez garde, Raoul, je vous l’ai dit : je n’en reviendrais plus ! » Il y eut un silence effrayant entre eux trois… les deux qui parlaient et l’ombre qui ecoutait, derriere… « Avant de vous repondre… fit enfin Raoul d’une voix lente, je desirerais savoir quel sentiment il vous inspire, puisque vous ne le haissez pas. – De l’horreur ! » dit-elle… Et elle jeta ces mots avec une telle force, qu’ils couvrirent les soupirs de la nuit. « C’est ce qu’il y a de terrible, reprit-elle, dans une fievre croissante… Je l’ai en horreur et je ne le deteste pas. Comment le - 182 - hair, Raoul ? Voyez Erik a mes pieds, dans la demeure du lac, sous la terre. Il s’accuse, il se maudit, il implore mon pardon !… « Il avoue son imposture. Il m’aime ! Il met a mes pieds un immense et tragique amour !… Il m’a volee par amour !… Il m’a enfermee avec lui, dans la terre, par amour… mais il me respecte, mais il rampe, mais il gemit, mais il pleure !… Et quand je me leve, Raoul, quand je lui dis que je ne puis que le mepriser s’il ne me rend pas sur-le-champ cette liberte, qu’il m’a prise, chose incroyable… il me l’offre… je n’ai qu’a partir… Il est pret a me montrer le mysterieux chemin ;… seulement… seulement il s’est leve, lui aussi, et je suis bien obligee de me souvenir que, s’il n’est ni fantome, ni ange, ni genie, il est toujours la Voix, car il chante !… « Et je l’ecoute… et je reste ! « Ce soir-la, nous n’echangeames plus une parole… Il avait saisi une harpe et il commenca de me chanter, lui, voix d’homme, voix d’ange, la romance de Desdemone. Le souvenir que j’en avais de l’avoir chantee moi-meme me rendait honteuse. Mon ami, il y a une vertu dans la musique qui fait que rien n’existe plus du monde exterieur en dehors de ces sons qui vous viennent frapper le coeur. Mon extravagante aventure fut oubliee. Seule revivait la voix et je la suivais enivree dans son voyage harmonieux ; je faisais partie du troupeau d’Orphee ! Elle me promena dans la douleur, et dans la joie, dans le martyre, dans le desespoir, dans l’allegresse, dans la mort et dans les triomphants hymenees… j’ecoutais… Elle chantait… Elle me chanta des morceaux inconnus… et me fit entendre une musique nouvelle qui me causa une etrange impression de douceur, de langueur, de repos… une musique qui, apres avoir souleve mon ame, l’apaisa peu a peu, et la conduisit jusqu’au seuil du reve. Je m’endormis. « Quand je me reveillai, j’etais seule, sur une chaise longue, dans une petite chambre toute simple, garnie d’un lit banal en acajou, aux murs tendus de toile de Jouy, et eclairee par une - 183 - lampe posee sur le marbre d’une vieille commode “Louis- Philippe”. Quel etait ce decor nouveau ?… Je me passai la main sur le front, comme pour chasser un mauvais songe… Helas ! je ne fus pas longtemps a m’apercevoir que je n’avais pas reve ! J’etais prisonniere et je ne pouvais sortir de ma chambre que pour entrer dans une salle de bains des plus confortables ; eau chaude et eau froide a volonte. En revenant dans ma chambre, j’apercus sur ma commode un billet a l’encre rouge qui me renseigna tout a fait sur ma triste situation et que, si cela avait ete encore necessaire, eut enleve tous mes doutes sur la realite des evenements : « Ma chere Christine, disait le papier, soyez tout a fait rassuree sur votre sort. Vous n’avez point au monde de meilleur, ni de plus respectueux ami que moi. Vous etes seule, en ce moment, dans cette demeure qui vous appartient. Je sors pour courir les magasins et vous rapporter tout le linge dont vous pouvez avoir besoin. » « – Decidement ! m’ecriai-je, je suis tombee entre les mains d’un fou ! Que vais-je devenir ? Et combien de temps ce miserable pense-t-il donc me tenir enfermee dans sa prison souterraine ? » « Je courus dans mon petit appartement comme une insensee, cherchant toujours une issue que je ne trouvai point. Je m’accusais amerement de ma stupide superstition et je pris un plaisir affreux a railler la parfaite innocence avec laquelle j’avais accueilli, a travers les murs, la Voix du genie de la musique… Quand on etait aussi sotte, il fallait s’attendre aux plus inouies catastrophes et on les avait meritees toutes ! J’avais envie de me frapper et je me mis a rire de moi et a pleurer sur moi, en meme temps. C’est dans cet etat qu’Erik me trouva. « Apres avoir frappe trois petits coups secs dans le mur, il entra tranquillement par une porte que je n’avais pas su decouvrir et qu’il laissa ouverte. Il etait charge de cartons et de paquets et il les deposa sans hate sur mon lit, pendant que je l’abreuvais d’outrages et que je le sommais d’enlever ce masque, s’il avait la pretention d’y dissimuler un visage d’honnete homme. - 184 - « Il me repondit avec une grande serenite : « – Vous ne verrez jamais le visage d’Erik.” « Et il me fit reproche que je n’avais encore point fait ma toilette a cette heure du jour ; – il daigna m’instruire qu’il etait deux heures de l’apres-midi. Il me laissait une demi-heure pour y proceder, – disant cela, il prenait soin de remonter ma montre et de la mettre a l’heure. – Apres quoi, il m’invitait a passer dans la salle a manger, ou un excellent dejeuner, m’annonca-t-il, nous attendait. J’avais grand faim, je lui jetai la porte au nez et entrai dans le cabinet de toilette. Je pris un bain apres avoir place pres de moi une magnifique paire de ciseaux avec laquelle j’etais bien decidee a me donner la mort, si Erik, apres s’etre conduit comme un fou, cessait de se conduire comme un honnete homme. La fraicheur de l’eau me fit le plus grand bien et, quand je reapparus devant Erik, j’avais pris la sage resolution de ne le point heurter ni froisser en quoi que ce fut, de le flatter au besoin pour en obtenir une prompte liberte. Ce fut lui, le premier, qui me parla de ses projets sur moi, et me les precisa, pour me rassurer, disaitil. Il se plaisait trop en ma compagnie pour s’en priver sur-le- champ comme il y avait un moment consenti la veille, devant l’expression indignee de mon effroi. Je devais comprendre maintenant, que je n’avais point lieu d’etre epouvantee de le voir a mes cotes. Il m’aimait, mais il ne me le dirait qu’autant que je le lui permettrais et le reste du temps se passerait en musique. « – Qu’entendez-vous par le reste du temps ?” lui demandaije. « Il me repondit avec fermete : « – Cinq jours. « – Et apres, je serai libre ? - 185 - « – Vous serez libre, Christine, car, ces cinq jours-la ecoules, vous aurez appris a ne plus me craindre ; et alors vous reviendrez voir, de temps en temps, le pauvre Erik !…” « Le ton dont il prononca ces derniers mots me remua profondement. Il me sembla y decouvrir un si reel, un si pitoyable desespoir que je levai sur le masque un visage attendri. Je ne pouvais voir les yeux derriere le masque et ceci n’etait point pour diminuer l’etrange sentiment de malaise que l’on avait a interroger ce mysterieux carre de soie noire ; mais sous l’etoffe, a l’extremite de la barbe du masque, apparurent une, deux, trois, quatre larmes. « Silencieusement, il me designa une place en face de lui, a un petit gueridon qui occupait le centre de la piece ou, la veille, il m’avait joue de la harpe, et je m’assis, tres troublee. Je mangeai cependant de bon appetit quelques ecrevisses, une aile de poulet arrosee d’un peu de vin de Tokay qu’il avait apporte lui-meme, me disait-il, des caves de Koenisgberg, frequentees autrefois par Falstaff. Quant a lui, il ne mangeait pas, il ne buvait pas. Je lui demandai quelle etait sa nationalite, et si ce nom d’Erik ne decelait pas une origine scandinave. Il me repondit qu’il n’avait ni nom, ni patrie, et qu’il avait pris le nom d’Erik par hasard. Je lui demandai pourquoi, puisqu’il m’aimait, il n’avait point trouve d’autre moyen de me le faire savoir que de m’entrainer avec lui et de m’enfermer dans la terre ! « – C’est bien difficile, dis-je, de se faire aimer dans un tombeau. « – On a, repondit-il, sur un ton singulier, les ‘rendez-vous’ qu’on peut.” « Puis il se leva et me tendit les doigts, car il voulait, disait-il, me faire les honneurs de son appartement, mais je retirai vivement ma main de la sienne en poussant un cri. Ce que j’avais - 186 - touche la etait a la fois moite et osseux, et je me rappelai que ses mains sentaient la mort. « – Oh ! pardon”, gemit-il. « Et il ouvrit devant moi une porte. « – Voici ma chambre, fit-il. Elle est assez curieuse a visiter… si vous voulez la voir ?” « Je n’hesitai pas. Ses manieres, ses paroles, tout son air me disaient d’avoir confiance… et puis, je sentais qu’il ne fallait pas avoir peur. « J’entrai. Il me sembla que je penetrais dans une chambre mortuaire. Les murs en etaient tout tendus de noir, mais a la place des larmes blanches qui completent a l’ordinaire ce funebre ornement, on voyait sur une enorme portee de musique, les notes repetees du Dies irae. Au milieu de cette chambre, il y avait un dais ou pendaient des rideaux de brocatelle rouge et, sous ce dais, un cercueil ouvert. « A cette vue, je reculai. « – C’est la-dedans que je dors, fit Erik. Il faut s’habituer a tout dans la vie, meme a l’eternite.” « Je detournai la tete, tant j’avais recu une sinistre impression de ce spectacle. Mes yeux rencontrerent alors le clavier d’un orgue qui tenait tout un pan de la muraille. Sur le pupitre etait un cahier, tout barbouille de notes rouges. Je demandai la permission de le regarder et je lus a la premiere page : Don Juan triomphant. - 187 - « – Oui, me dit-il, je compose quelquefois. Voila vingt ans que j’ai commence ce travail. Quand il sera fini, je l’emporterai avec moi dans ce cercueil et je ne me reveillerai plus. « – Il faut y travailler le moins souvent possible, fis-je. « – J’y travaille quelquefois quinze jours et quinze nuits de suite, pendant lesquels je ne vis que de musique, et puis je me repose des annees. « – Voulez-vous me jouer quelque chose de votre Don Juan triomphant ?” demandai-je, croyant lui faire plaisir et en surmontant la repugnance que j’avais a rester dans cette chambre de la mort. « – Ne me demandez jamais cela, repondit-il d’une voix sombre. Ce Don Juan-la n’a pas ete ecrit sur les paroles d’un Lorenzo d’Aponte, inspire par le vin, les petites amours et le vice, finalement chatie de Dieu. Je vous jouerai Mozart si vous voulez, qui fera couler vos belles larmes et vous inspirera d’honnetes reflexions. Mais, mon Don Juan, a moi, brule, Christine, et, cependant, il n’est point foudroye par le feu du ciel !…” « La-dessus, nous rentrames dans le salon que nous venions de quitter. Je remarquai que nulle part, dans cet appartement, il n’y avait de glaces. J’allais en faire la reflexion, mais Erik venait de s’asseoir au piano. Il me disait : « – Voyez-vous, Christine, il y a une musique si terrible qu’elle consume tous ceux qui l’approchent. Vous n’en etes pas encore a cette musique-la, heureusement, car vous perdriez vos fraiches couleurs et l’on ne vous reconnaitrait plus a votre retour a Paris. Chantons l’Opera, Christine Daae.” « Il me dit : - 188 - « – Chantons l’Opera, Christine Daae”, comme s’il me jetait une injure. « Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur l’air qu’il avait donne a ses paroles. Nous commencames tout de suite le duo d’Othello, et deja la catastrophe etait sur nos tetes. Cette fois, il m’avait laisse le role de Desdemone, que je chantai avec un desespoir, un effroi reels auxquels je n’avais jamais atteint jusqu’a ce jour. Le voisinage d’un pareil partenaire, au lieu de m’annihiler, m’inspirait une terreur magnifique. Les evenements dont j’etais la victime me rapprochaient singulierement de la pensee du poete et je trouvai des accents dont le musicien eut ete ebloui. Quant a lui, sa voix etait tonnante, son ame vindicative se portait sur chaque son, et en augmentait terriblement la puissance. L’amour, la jalousie, la haine, eclataient autour de nous en cris dechirants. Le masque noir d’Erik me faisait songer au masque naturel du More de Venise. Il etait Othello lui-meme. Je crus qu’il allait me frapper, que j’allais tomber sous ses coups ; … et cependant, je ne faisais aucun mouvement pour le fuir, pour eviter sa fureur comme la timide Desdemone. Au contraire, je me rapprochai de lui, attiree, fascinee, trouvant des charmes a la mort au centre d’une pareille passion ; mais, avant de mourir, je voulus connaitre, pour en emporter l’image sublime dans mon dernier regard, ces traits inconnus que devait transfigurer le feu de l’art eternel. Je voulus voir le visage de la Voix et, instinctivement, par un geste dont je ne fus point la maitresse, car je ne me possedais plus, mes doigts rapides arracherent le masque… « Oh ! horreur !… horreur !… horreur !… » Christine s’arreta, a cette vision qu’elle semblait encore ecarter de ses deux mains tremblantes, cependant que les echos de la nuit, comme ils avaient repete le nom d’Erik, repetaient trois fois la clameur : « Horreur ! horreur ! horreur ! » Raoul et Christine, plus etroitement unis encore par la terreur du recit, leverent les yeux vers les etoiles qui brillaient dans un ciel paisible et pur. - 189 - Raoul dit : « C’est etrange, Christine, comme cette nuit si douce et si calme est pleine de gemissements. On dirait qu’elle se lamente avec nous ! » Elle lui repond : « Maintenant que vous allez connaitre le secret, vos oreilles, comme les miennes, vont etre pleines de lamentations. » Elle emprisonne les mains protectrices de Raoul dans les siennes et, secouee d’un long fremissement, elle continue : « Oh ! oui, vivrais-je cent ans, j’entendrais toujours la clameur surhumaine qu’il poussa, le cri de sa douleur et de sa rage infernales, pendant que la chose apparaissait a mes yeux immenses d’horreur, comme ma bouche qui ne se refermait pas et qui cependant ne criait plus. « Oh ! Raoul, la chose ! comment ne plus voir la chose ! si mes oreilles sont a jamais pleines de ses cris, mes yeux sont a jamais hantes de son visage ! Quelle image ! Comment ne plus la voir et comment vous la faire voir ?… Raoul, vous avez vu les tetes de mort quand elles ont ete dessechees par les siecles et peut-etre, si vous n’avez pas ete victime d’un affreux cauchemar, avez-vous vu sa tete de mort a lui, dans la nuit de Perros. Encore avez-vous vu se promener, au dernier bal masque, “la Mort rouge” ! Mais toutes ces tetes de mort-la etaient immobiles, et leur muette horreur ne vivait pas ! Mais imaginez, si vous le pouvez, le masque de la Mort se mettant a vivre tout a coup pour exprimer avec les quatre trous noirs de ses yeux, de son nez et de sa bouche la colere a son dernier degre, la fureur souveraine d’un demon, et pas de regard dans les trous des yeux, car, comme je l’ai su plus tard, on n’apercoit jamais ses yeux de braise que dans la nuit - 190 - profonde… Je devais etre, collee contre le mur, l’image meme de l’Epouvante comme il etait celle de la Hideur. « Alors, il approcha de moi le grincement affreux de ses dents sans levres et, pendant que je tombais sur mes genoux, il me siffla haineusement des choses insensees, des mots sans suite, des maledictions, du delire… Est-ce que je sais !… Est-ce que je sais ?… « Penche sur moi : “– Regarde, s’ecriait-il. Tu as voulu voir ! Vois ! Repais tes yeux, soule ton ame de ma laideur maudite ! Regarde le visage d’Erik ! Maintenant, tu connais le visage de la Voix ! Cela ne te suffisait pas, dis, de m’entendre ? Tu as voulu savoir comment j’etais fait. Vous etes si curieuses, vous autres, les femmes !” « Et il se prenait a rire en repetant : “Vous etes si curieuses, vous autres, les femmes !…” d’un rire grondant, rauque, ecumant, formidable… Il disait encore des choses comme celles-ci : « – Es-tu satisfaite ? Je suis beau, hein ?… Quand une femme m’a vu, comme toi, elle est a moi. Elle m’aime pour toujours ! Moi, je suis un type dans le genre de Don Juan.” « Et, se dressant de toute sa taille, le poing sur la hanche, dandinant sur ses epaules la chose hideuse qui etait sa tete, il tonnait : « – Regarde-moi ! Je suis Don Juan triomphant !” « Et comme je detournais la tete en demandant grace, il me la ramena a lui, ma tete, brutalement, par mes cheveux, dans lesquels ses doigts de mort etaient entres. – Assez ! Assez ! interrompit Raoul ! je le tuerai ! je le tuerai ! Au nom du Ciel, Christine, dis-moi ou se trouve la salle a manger du lac ! Il faut que je le tue ! - 191 - – Eh ! tais-toi donc, Raoul, si tu veux savoir ! – Ah ! oui, je veux savoir comment et pourquoi tu y retournais ! C’est cela, le secret, Christine, prends garde ! il n’y en a pas d’autre ! Mais, de toute facon, je le tuerai ! – Oh ! mon Raoul ! ecoute donc ! puisque tu veux savoir… ecoute ! Il me trainait par les cheveux, et alors… et alors… Oh ! cela est plus horrible encore ! – Eh bien, dis, maintenant !… s’exclama Raoul, farouche. Dis vite ! – Alors, il me siffla : “Quoi ? je te fais peur ? C’est possible !… Tu crois peut-etre que j’ai encore un masque, hein ? et que ca… ca ! ma tete, c’est un masque ? Eh bien, mais ! se prit-il a hurler. Arrache-le comme l’autre ! Allons ! allons ! encore ! encore ! je le veux ! Tes mains ! Tes mains !… Donne tes mains… si elles ne te suffisent pas, je te preterai les miennes… et nous nous y mettrons a deux pour arracher le masque.” Je me roulai a ses pieds, mais il me saisit les mains, Raoul… et il les enfonca dans l’horreur de sa face… Avec mes ongles, il se laboura les chairs, ses horribles chairs mortes ! « – Apprends ! apprends ! clamait-il au fond de sa gorge qui soufflait comme une forge… apprends que je suis fait entierement avec de la mort !… de la tete aux pieds !… et que c’est un cadavre qui t’aime, qui t’adore et qui ne te quittera plus jamais ! jamais !… Je vais faire agrandir le cercueil, Christine, pour plus tard, quand nous serons au bout de nos amours !… Tiens ! je ne ris plus, tu vois, je pleure… je pleure sur toi, Christine, qui m’as arrache le masque, et qui, a cause de cela, ne pourras plus me quitter jamais !… Tant que tu pouvais me croire beau, Christine, tu pouvais revenir !… je sais que tu serais revenue… mais maintenant que tu connais ma hideur, tu t’enfuirais pour toujours… Je te garde ! ! ! Aussi, pourquoi as-tu voulu me voir ? - 192 - Insensee ! folle Christine, qui as voulu me voir !… quand mon pere, lui, ne m’a jamais vu, et quand ma mere, pour ne plus me voir, m’a fait cadeau en pleurant, de mon premier masque !” « Il m’avait enfin lachee et il se trainait maintenant sur le parquet avec des hoquets affreux. Et puis, comme un reptile, il rampa, se traina hors de la piece, penetra dans sa chambre, dont la porte se referma, et je restai seule, livree a mon horreur et a mes reflexions, mais debarrassee de la vision de la chose. Un prodigieux silence, le silence de la tombe, avait succede a cette tempete et je pus reflechir aux consequences terribles du geste qui avait arrache le masque. Les dernieres paroles du Monstre m’avaient suffisamment renseignee. Je m’etais moi-meme emprisonnee pour toujours et ma curiosite allait etre la cause de tous mes malheurs. Il m’avait suffisamment avertie… Il m’avait repete que je ne courais aucun danger tant que je ne toucherais pas au masque, et j’y avais touche. Je maudis mon imprudence, mais je constatai en frissonnant que le raisonnement du monstre etait logique. Oui, je serais revenue si je n’avais pas vu son visage… Deja il m’avait suffisamment touchee, interessee, apitoyee meme par ses larmes masquees, pour que je ne restasse point insensible a sa priere. Enfin je n’etais pas une ingrate, et son impossibilite ne pouvait me faire oublier qu’il etait la Voix, et qu’il m’avait rechauffee de son genie. Je serais revenue ! Et maintenant, sortie de ces catacombes, je ne reviendrais certes pas ! On ne revient pas s’enfermer dans un tombeau avec un cadavre qui vous aime ! « A certaines facons forcenees qu’il avait eues, pendant la scene, de me regarder ou plutot d’approcher de moi les deux trous noirs de son regard invisible, j’avais pu mesurer la sauvagerie de sa passion. Pour ne m’avoir point prise dans ses bras, alors que je ne pouvais lui offrir aucune resistance, il avait fallu que ce monstre fut double d’un ange et peut-etre, apres tout, l’etait-il un peu, l’Ange de la musique, et peut-etre l’eut-il ete tout a fait si Dieu l’avait vetu de beaute au lieu de l’habiller de pourriture ! - 193 - « Deja, egaree a la pensee du sort qui m’etait reserve, en proie a la terreur de voir se rouvrir la porte de la chambre au cercueil, et de revoir la figure du monstre sans masque, je m’etais glissee dans mon propre appartement et je m’etais emparee des ciseaux, qui pouvaient mettre un terme a mon epouvantable destinee… quand les sons de l’orgue se firent entendre… « C’est alors, mon ami, que je commencai de comprendre les paroles d’Erik sur ce qu’il appelait, avec un mepris qui m’avait stupefie : la musique d’opera. Ce que j’entendais n’avait plus rien a faire avec ce qui m’avait charmee jusqu’a ce jour. Son Don Juan triomphant (car il ne faisait point de doute pour moi qu’il ne se fut rue a son chef-d’oeuvre pour oublier l’horreur de la minute presente), son Don Juan triomphant ne me parut d’abord qu’un long, affreux et magnifique sanglot ou le pauvre Erik avait mis toute sa misere maudite. « Je revoyais le cahier aux notes rouges et j’imaginais facilement que cette musique avait ete ecrite avec du sang. Elle me promenait dans tout le detail du martyre ; elle me faisait entrer dans tous les coins de l’abime, l’abime habite par l’homme laid ; elle me montrait Erik heurtant atrocement sa pauvre hideuse tete aux parois funebres de cet enfer, et y fuyant, pour ne les point epouvanter, les regards des hommes. J’assistai, aneantie, pantelante, pitoyable et vaincue a l’eclosion de ces accords gigantesques ou etait divinisee la Douleur et puis les sons qui montaient de l’abime se grouperent tout a coup en un vol prodigieux et menacant, leur troupe tournoyante sembla escalader le ciel comme l’aigle monte au soleil, et une telle symphonie triomphale parut embraser le monde que je compris que l’oeuvre etait enfin accomplie et que la Laideur, soulevee sur les ailes de l’Amour, avait ose regarder en face la Beaute ! J’etais comme ivre ; la porte qui me separait d’Erik ceda sous mes efforts. Il s’etait leve en m’entendant, mais il n’osa se retourner. « – Erik, m’ecriai-je, montrez-moi votre visage, sans terreur. Je vous jure que vous etes le plus douloureux et le plus sublime - 194 - des hommes, et si Christine Daae frissonne desormais en vous regardant, c’est qu’elle songera a la splendeur de votre genie !” « Alors Erik se retourna, car il me crut, et moi aussi, helas !… j’avais foi en moi… Il leva vers le Destin ses mains decharnees, et tomba a mes genoux avec des mots d’amour… « … Avec des mots d’amour dans sa bouche de mort… et la musique s’etait tue… « Il embrassait le bas de ma robe ; il ne vit point que je fermais les yeux. « Que vous dirai-je encore, mon ami ? Vous connaissez maintenant le drame… Pendant quinze jours, il se renouvela… quinze jours pendant lesquels je lui mentis. Mon mensonge fut aussi affreux que le monstre qui me l’inspirait, et a ce prix j’ai pu acquerir ma liberte. Je brulai son masque. Et je fis si bien que, meme lorsqu’il ne chantait plus, il osait queter un de mes regards, comme un chien timide qui rode autour de son maitre. Il etait ainsi, autour de moi, comme un esclave fidele, et m’entourait de mille soins. Peu a peu, je lui inspirai une telle confiance, qu’il osa me promener aux rives du Lac Averne et me conduire en barque sur ses eaux de plomb ; dans les derniers jours de ma captivite, il me faisait, de nuit, franchir des grilles qui ferment les souterrains de la rue Scribe. La, un equipage nous attendait, et nous emportait vers les solitudes du Bois. « La nuit ou nous vous rencontrames faillit m’etre tragique, car il a une jalousie terrible de vous, que je n’ai combattue qu’en lui affirmant votre prochain depart… Enfin, apres quinze jours de cette abominable captivite ou je fus tour a tour brulee de pitie, d’enthousiasme, de desespoir et d’horreur, il me crut quand je lui dis : je reviendrai ! – Et vous etes revenue, Christine, gemit Raoul. - 195 - – C’est vrai, ami, et je dois dire que ce ne sont point les epouvantables menaces dont il accompagna ma mise en liberte qui m’aiderent a tenir ma parole ; mais le sanglot dechirant qu’il poussa sur le seuil de son tombeau ! « Oui, ce sanglot-la, repeta Christine, en secouant douloureusement la tete, m’enchaina au malheureux plus que je ne le supposai moi-meme dans le moment des adieux. Pauvre Erik ! Pauvre Erik ! – Christine, fit Raoul en se levant, vous dites que vous m’aimez, mais quelques heures a peine s’etaient ecoulees, depuis que vous aviez recouvre votre liberte, que deja vous retourniez aupres d’Erik !… Rappelez-vous le bal masque ! – Les choses etaient entendues ainsi… rappelez-vous aussi que ces quelques heures-la je les ai passees avec vous, Raoul… pour notre grand peril a tous les deux… – Pendant ces quelques heures-la, j’ai doute que vous m’aimiez. – En doutez-vous encore, Raoul ?… Apprenez alors que chacun de mes voyages aupres d’Erik a augmente mon horreur pour lui, car chacun de ces voyages, au lieu de l’apaiser comme je l’esperais, l’a rendu fou d’amour !… et j’ai peur ! et j’ai peur !… j’ai peur… – Vous avez peur… mais m’aimez-vous ?… Si Erik etait beau, m’aimeriez-vous, Christine ? – Malheureux ! pourquoi tenter le destin ?… Pourquoi me demander des choses que je cache au fond de ma conscience comme on cache le peche ? » Elle se leva a son tour, entoura la tete du jeune homme de ses beaux bras tremblants et lui dit : - 196 - « O mon fiance d’un jour, si je ne vous aimais pas, je ne vous donnerais pas mes levres. Pour la premiere et la derniere fois, les voici. » Il les prit, mais la nuit qui les entourait eut un tel dechirement, qu’ils s’enfuirent comme a l’approche d’une tempete, et leurs yeux, ou habitait l’epouvante d’Erik, leur montra, avant qu’ils ne disparussent dans la foret des combles, tout la-haut, au-dessus d’eux, un immense oiseau de nuit qui les regardait de ses yeux de braise, et qui semblait accroche aux cordes de la lyre d’Apollon ! - 197 - DEUXIEME PARTIE : LE MYSTERE DES TRAPPES - 198 - XIV Un coup de maitre de l’amateur de trappes Raoul et Christine coururent, coururent. Maintenant, ils fuyaient le toit ou il y avait les yeux de braise que l’on n’apercoit que dans la nuit profonde ; et ils ne s’arreterent qu’au huitieme etage en descendant vers la terre. Ce soir-la il n’y avait pas representation, et les couloirs de l’Opera etaient deserts. Soudain une silhouette bizarre se dressa devant les jeunes gens, leur barrant le chemin : « Non ! pas par ici ! » Et la silhouette leur indiqua un autre couloir par lequel ils devaient gagner les coulisses. Raoul voulait s’arreter, demander des explications. « Allez ! allez vite !… commanda cette forme vague, dissimulee dans une sorte de houppelande et coiffee d’un bonnet pointu. Christine entrainait deja Raoul, le forcait a courir encore : « Mais qui est-ce ? Mais qui est-ce, celui-la ? » demandait le jeune homme. Et Christine repondait : « C’est le Persan !… – Qu’est-ce qu’il fait la… – On n’en sait rien !… Il est toujours dans l’Opera ! – Ce que vous me faites faire la est lache, Christine, dit Raoul, qui etait fort emu. Vous me faites fuir, c’est la premiere fois de ma vie. - 199 - – Bah ! repondit Christine, qui commencait a se calmer, je crois bien que nous avons fui l’ombre de notre imagination ! – Si vraiment nous avons apercu Erik j’aurais du le clouer sur la lyre d’Apollon, comme on cloue la chouette sur les murs de nos fermes bretonnes, et il n’en n’aurait plus ete question. – Mon bon Raoul, il vous aurait fallu monter d’abord jusqu’a la lyre d’Apollon ; ce n’est pas une ascension facile. – Les yeux de braise y etaient bien. – Eh ! vous voila maintenant comme moi, pret a le voir partout, mais on reflechit apres et l’on se dit : ce que j’ai pris pour les yeux de braise n’etaient sans doute que les clous d’or de deux etoiles qui regardaient la ville a travers les cordes de la lyre. » Et Christine descendit encore un etage. Raoul suivait. Il dit : « Puisque vous etes tout a fait decidee a partir, Christine, je vous assure encore qu’il vaudrait mieux fuir tout de suite. Pourquoi attendre demain ? Il nous a peut-etre entendus ce soir !… – Mais non ! mais non ! Il travaille, je vous le repete, a son Don Juan triomphant, et il ne s’occupe pas de nous. – Vous en etes si peu sure que vous ne cessez de regarder derriere vous. – Allons dans ma loge. – Prenons plutot rendez-vous hors de l’Opera. - 200 - – Jamais, jusqu’a la minute de notre fuite ! Cela nous porterait malheur de ne point tenir ma parole. Je lui ai promis de ne nous voir qu’ici. – C’est encore heureux pour moi qu’il vous ait encore permis cela. Savez-vous, fit amerement Raoul, que vous avez ete tout a fait audacieuse en nous permettant le jeu des fiancailles. – Mais, mon cher, il est au courant. Il m’a dit : “J’ai confiance en vous, Christine. M. Raoul de Chagny est amoureux de vous et doit partir. Avant de partir, qu’il soit aussi malheureux que moi !…” – Et qu’est-ce que cela signifie, s’il vous plait ? – C’est moi qui devrais vous le demander, mon ami. On est donc malheureux, quand on aime ? – Oui, Christine, quand on aime et quand on n’est point sur d’etre aime. – C’est pour Erik que vous dites cela ? – Pour Erik et pour moi », fit le jeune homme en secouant la tete d’un air pensif et desole. Ils arriverent a la loge de Christine. « Comment vous croyez-vous plus en surete dans cette loge que dans le theatre ? demanda Raoul. Puisque vous l’entendiez a travers les murs, il peut nous entendre. – Non ! Il m’a donne sa parole de n’etre plus derriere les murs de ma loge et je crois a la parole d’Erik. Ma loge et ma chambre, dans l’appartement du lac, sont a moi, exclusivement a moi, et sacrees pour lui. - 201 - – Comment avez-vous pu quitter cette loge pour etre transportee dans le couloir obscur, Christine ? Si nous essayions de repeter vos gestes, voulez-vous ? – C’est dangereux, mon ami, car la glace pourrait encore m’emporter et, au lieu de fuir, je serais obligee d’aller au bout du passage secret qui conduit aux rives du lac et la d’appeler Erik. – Il vous entendrait ? – Partout ou j’appellerai Erik, partout Erik m’entendra… C’est lui qui me l’a dit, c’est un tres curieux genie. Il ne faut pas croire, Raoul, que c’est simplement un homme qui s’est amuse a habiter sous la terre. Il fait des choses qu’aucun autre homme ne pourrait faire ; il sait des choses que le monde vivant ignore. – Prenez garde, Christine, vous allez en refaire un fantome. – Non ce n’est pas un fantome ; c’est un homme du ciel et de la terre, voila tout. – Un homme du ciel et de la terre… voila tout !… Comme vous en parlez !… Et vous etes decidee toujours a le fuir ? – Oui, demain. – Voulez-vous que je vous dise pourquoi je voudrais vous voir fuir ce soir ? – Dites, mon ami. – Parce que, demain, vous ne serez plus decidee a rien du tout ! - 202 - – Alors, Raoul, vous m’emporterez malgre moi !… n’est-ce pas entendu ? – Ici donc, demain soir ! a minuit je serai dans votre loge… fit le jeune homme d’un air sombre ; quoi qu’il arrive, je tiendrai ma promesse. Vous dites qu’apres avoir assiste a la representation, il doit aller vous attendre dans la salle a manger du lac ! – C’est en effet la qu’il m’a donne rendez-vous. – Et comment deviez-vous vous rendre chez lui, Christine, si vous ne savez pas sortir de votre loge “par la glace” ? – Mais en me rendant directement sur le bord du lac. – A travers tous les dessous ? Par les escaliers et les couloirs ou passent les machinistes et les gens de service ? Comment auriez-vous conserve le secret d’une pareille demarche ? Tout le monde aurait suivi Christine Daae et elle serait arrivee avec une foule sur les bords du lac. » Christine sortit d’un coffret une enorme clef et la montra a Raoul. « Qu’est ceci ? fit celui-ci. – C’est la clef de la grille du souterrain de la rue Scribe. – Je comprends, Christine. Il conduit directement au lac. Donnez-moi cette clef, voulez-vous ? – Jamais ! repondit-elle avec energie. Ce serait une trahison ! » Soudain, Raoul vit Christine changer de couleur. Une paleur mortelle se repandit sur ses traits. - 203 - « Oh ! mon Dieu ! s’ecria-t-elle… Erik ! Erik ! ayez pitie de moi ! – Taisez-vous ! ordonna le jeune homme… Ne m’avez-vous pas dit qu’il pouvait vous entendre ? » Mais l’attitude de la chanteuse devenait de plus en plus inexplicable. Elle se glissait les doigts les uns sur les autres, en repetant d’un air egare : « Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! – Mais, qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? implora Raoul. – L’anneau. – Quoi l’anneau ? Je vous en prie, Christine, revenez a vous ! – L’anneau d’or qu’il m’avait donne. – Ah ? c’est Erik qui vous avait donne l’anneau d’or ! – Vous le savez bien, Raoul ! Mais ce que vous ne savez pas, c’est ce qu’il m’a dit en me le donnant : “Je vous rends votre liberte, Christine, mais c’est a la condition que cet anneau sera toujours a votre doigt. Tant que vous le garderez, vous serez preservee de tout danger et Erik restera votre ami. Mais si vous vous en separez jamais, malheur a vous, Christine, car Erik se vengera !…” Mon ami, mon ami ! L’anneau n’est plus a mon doigt !… malheur sur nous ! » C’est en vain qu’ils chercherent l’anneau autour d’eux. Ils ne le retrouverent point. La jeune fille ne se calmait pas. - 204 - « C’est pendant que je vous ai accorde ce baiser, la-haut, sous la lyre d’Apollon, tenta-t-elle d’expliquer en tremblant ; l’anneau aura glisse de mon doigt et aura glisse sur la ville ! Comment le retrouver maintenant ? Et de quel malheur, Raoul, sommes-nous menaces ! Ah ! fuir ! fuir ! – Fuir tout de suite », insista une fois encore Raoul. Elle hesita. Il crut qu’elle allait dire oui… Et puis ses claires prunelles se troublerent et elle dit : « Non ! demain ! » Et elle le quitta precipitamment, dans un desarroi complet, continuant a se glisser les doigts les uns sur les autres, sans doute dans l’esperance que l’anneau allait reapparaitre comme cela. Quant a Raoul, il rentra chez lui, tres preoccupe de tout ce qu’il avait entendu. « Si je ne la sauve point des mains de ce charlatan, dit-il tout haut dans sa chambre, en se couchant, elle est perdue ; mais je la sauverai ! » Il eteignit sa lampe, et il eprouva, dans les tenebres, le besoin d’injurier Erik. Il cria par trois fois a haute voix : « Charlatan !… Charlatan !… Charlatan !… » Mais, tout a coup, il se leva sur un coude ; une sueur froide lui coula aux tempes. Deux yeux, brulants comme des brasiers, venaient de s’allumer au pied de son lit. Ils le regardaient fixement, terriblement, dans la nuit noire. Raoul etait brave, et cependant il tremblait. Il avanca la main, tatonnante, hesitante, incertaine, sur la table de nuit. Ayant trouve la boite d’allumettes, il fit de la lumiere. Les yeux disparurent. - 205 - Il pensa, nullement rassure : « Elle m’a dit que ses yeux ne se voyaient que dans l’obscurite. Ses yeux ont disparu avec la lumiere, mais lui, il est peut-etre encore la. » Et il se leva, chercha, fit prudemment le tour des choses. Il regarda sous son lit, comme un enfant. Alors, il se trouva ridicule. Il dit tout haut : « Que croire ? Que ne pas croire avec un pareil conte de fees ? Ou finit le reel, ou commence le fantastique ? Qu’a-t-elle vu ? Qu’a-t-elle cru voir ? » Il ajouta, fremissant : « Et moi-meme, qu’ai-je vu ? Ai-je bien vu les yeux de braise tout a l’heure ? N’ont-ils brille que dans mon imagination ? Voila que je ne suis plus sur de rien ! Et je ne preterais point serment sur ces yeux-la. » Il se recoucha. De nouveau, il fit l’obscurite. Les yeux reapparurent. « Oh ! » soupira Raoul. Dresse sur son seant, il les fixait a son tour aussi bravement qu’il pouvait. Apres un silence qu’il occupa a ressaisir tout son courage, il cria tout a coup : « Est-ce toi, Erik ? Homme ! genie ou fantome ! Est-ce toi ? » Il reflechit : « Si c’est lui… il est sur le balcon ! » - 206 - Alors il courut, en chemise, a un petit meuble dans lequel il saisit a tatons un revolver. Arme, il ouvrit la porte-fenetre. La nuit etait alors extremement fraiche. Raoul ne prit que le temps de jeter un coup d’oeil sur le balcon desert et il rentra, refermant la porte. Il se recoucha en frissonnant, le revolver sur la table de nuit, a sa portee. Une fois encore il souffla la bougie. Les yeux etaient toujours la, au bout du lit. Etaient-ils entre le lit et la glace de la fenetre, ou derriere la glace de la fenetre, c’est- a-dire sur le balcon ? Voila ce que Raoul voulait savoir. Il voulait savoir aussi si ces yeux-la appartenaient a un etre humain… il voulait tout savoir… Alors, patiemment, froidement, sans deranger la nuit qui l’entourait, le jeune homme prit son revolver et visa. Il visa les deux etoiles d’or qui le regardaient toujours avec un si singulier eclat immobile. Il visa un peu au-dessus des deux etoiles. Certes ! si ces etoiles etaient des yeux, et si au-dessus de ces yeux, il y avait un front, et si Raoul n’etait point trop maladroit… La detonation roula avec un fracas terrible dans la paix de la maison endormie… Et pendant que, dans les corridors, des pas se precipitaient, Raoul, sur son seant, le bras tendu, pret a tirer encore, regardait… Les deux etoiles, cette fois, avaient disparu. De la lumiere, des gens, le comte Philippe, affreusement anxieux. - 207 - « Qu’y a-t-il, Raoul ? – Il y a, que je crois bien que j’ai reve ! repondit le jeune homme. J’ai tire sur deux etoiles qui m’empechaient de dormir. – Tu divagues ?… Tu es souffrant !… je t’en prie, Raoul, que s’est-il passe ?… et le comte s’empara du revolver. – Non, non, je ne divague pas !… du reste, nous allons bien savoir… » Il se releva, passa une robe de chambre, chaussa ses pantoufles, prit des mains d’un domestique une lumiere, et ouvrant la porte-fenetre, retourna sur le balcon. Le comte avait constate que la fenetre avait ete traversee d’une balle a hauteur d’homme. Raoul etait penche sur le balcon avec sa bougie… « Oh ! oh ! fit-il… du sang… du sang !… Ici… la… encore du sang ! Tant mieux !… Un fantome qui saigne… c’est moins dangereux ! ricana-t-il. – Raoul ! Raoul ! Raoul ! » Le comte le secouait comme s’il eut voulu faire sortir un somnambule de son dangereux sommeil. « Mais, mon frere, je ne dors pas ! protesta Raoul impatiente. Vous pouvez voir ce sang comme tout le monde. J’avais cru rever et tirer sur deux etoiles. C’etaient les yeux d’Erik et voici son sang !… » Il ajouta, subitement inquiet : - 208 - « Apres tout, j’ai peut-etre eu tort de tirer, et Christine est bien capable de ne me le point pardonner !… Tout ceci ne serait point arrive si j’avais eu la precaution de laisser retomber les rideaux de la fenetre en me couchant. – Raoul ! es-tu devenu subitement fou ? Reveille-toi ! – Encore ! Vous feriez mieux, mon frere, de m’aider a chercher Erik… car, enfin, un fantome qui saigne, ca doit pouvoir se retrouver… » Le valet de chambre du comte dit : « C’est vrai, monsieur, qu’il y a du sang sur le balcon. » Un domestique apporta une lampe a la lueur de laquelle on put examiner toutes choses. La trace du sang suivait la rampe du balcon et allait rejoindre une gouttiere et la trace de sang remontait le long de la gouttiere. « Mon ami, dit le comte Philippe, tu as tire sur un chat. – Le malheur ! fit Raoul avec un nouveau ricanement, qui sonna douloureusement aux oreilles du comte, c’est que c’est bien possible. Avec Erik, on ne sait jamais. Est-ce Erik ? Est-ce le chat ? Est-ce le fantome ? Est-ce de la chair ou de l’ombre ? Non ! non ! Avec Erik, on ne sait jamais ! » Raoul commencait a tenir cette sorte de propos bizarres qui repondaient si intimement et si logiquement aux preoccupations de son esprit et qui faisaient si bien suite aux confidences etranges, a la fois reelles et d’apparences surnaturelles, de Christine Daae ; et ces propos ne contribuerent point peu a persuader a beaucoup que le cerveau du jeune homme etait derange. Le comte lui-meme y fut pris et plus tard le juge d’instruction, sur le rapport du commissaire de police, n’eut point de peine a conclure. - 209 - « Qui est Erik ? demanda le comte en pressant la main de son frere. – C’est mon rival ! et s’il n’est pas mort, tant pis ! » D’un geste, il chassa les domestiques. La porte de la chambre se referma sur les deux Chagny. Mais les gens ne s’eloignerent point si vite que le valet de chambre du comte n’entendit Raoul prononcer distinctement et avec force : « Ce soir ! j’enleverai Christine Daae. » Cette phrase fut repetee par la suite au juge d’instruction Faure. Mais on ne sut jamais exactement ce qui se dit entre les deux freres pendant cette entrevue. Les domestiques raconterent que ce n’etait point cette nuit-la la premiere querelle qui les faisait s’enfermer. A travers les murs on entendait des cris, et il etait toujours question d’une comedienne qui s’appelait Christine Daae. Au dejeuner – au petit dejeuner du matin, que le comte prenait dans son cabinet de travail, Philippe donna l’ordre que l’on allat prier son frere de le venir rejoindre. Raoul arriva, sombre et muet. La scene fut tres courte. Le comte : – Lis ceci ! Philippe tend a son frere un journal : « l’Epoque ». Du doigt, il lui designe l’echo suivant. Le vicomte, du bout des levres, lisant : - 210 - « Une grande nouvelle au faubourg : il y a promesse de mariage entre Mlle Christine Daae, artiste lyrique, et M. le vicomte Raoul de Chagny. S’il faut en croire les potins de coulisses, le comte Philippe aurait jure que pour la premiere fois les Chagny ne tiendraient point leur promesse. Comme l’amour, a l’Opera plus qu’ailleurs, est tout-puissant, on se demande de quels moyens peut bien disposer le comte Philippe pour empecher le vicomte, son frere, de conduire a l’autel la Marguerite nouvelle. On dit que les deux freres s’adorent, mais le comte s’abuse etrangement s’il espere que l’amour fraternel le cedera a l’amour tout court ! » Le comte (triste). – Tu vois, Raoul, tu nous rends ridicules !… Cette petite t’a completement tourne la tete avec ses histoires de revenant. (Le vicomte avait donc rapporte le recit de Christine a son frere.) Le vicomte. – Adieu, mon frere ! Le comte. – C’est bien entendu ? Tu pars ce soir ? (Le vicomte ne repond pas.)… avec elle ?… Tu ne feras pas une pareille betise ? (Silence du vicomte.) Je saurai bien t’en empecher ! Le vicomte. – Adieu, mon frere ! (Il s’en va.) Cette scene a ete racontee au juge d’instruction par le comte lui-meme, qui ne devait plus revoir son frere Raoul que le soir meme, a l’Opera, quelques minutes avant la disparition de Christine. Toute la journee en effet fut consacree par Raoul aux preparatifs d’enlevement. Les chevaux, la voiture, le cocher, les provisions, les bagages, l’argent necessaire, l’itineraire, – on ne devait pas prendre le - 211 - chemin de fer pour derouter le fantome, – tout cela l’occupa jusqu’a neuf heures du soir. A neuf heures, une sorte de berline dont les rideaux etaient tires sur les portieres hermetiquement closes vint prendre la file du cote de la Rotonde. Elle etait attelee a deux vigoureux chevaux et conduite par un cocher dont il etait difficile de distinguer la figure, tant celle-ci etait emmitouflee dans les longs plis d’un cache-nez. Devant cette berline se trouvaient trois voitures. L’instruction etablit plus tard que c’etaient les coupes de la Carlotta, revenue soudain a Paris, de la Sorelli, et en tete, du comte Philippe de Chagny. De la berline, nul ne descendit. Le cocher resta sur son siege. Les trois autres cochers etaient restes egalement sur le leur. Une ombre, enveloppee d’un grand manteau noir, et coiffee d’un chapeau de feutre mou noir, passa sur le trottoir entre la Rotonde et les equipages. Elle semblait considerer plus attentivement la berline. Elle s’approcha des chevaux, puis du cocher, puis l’ombre s’eloigna sans avoir prononce un mot. L’instruction crut plus tard que cette ombre etait celle du vicomte Raoul de Chagny ; quant a moi, je ne le crois pas, attendu que ce soir-la comme les autres soirs, le vicomte de Chagny avait un chapeau haut-de-forme, qu’on a, du reste, retrouve. Je pense plutot que cette ombre etait celle du fantome qui etait au courant de tout comme on va le voir tout de suite. On jouait Faust, comme par hasard. La salle etait des plus brillantes. Le faubourg etait magnifiquement represente. A cette epoque, les abonnes ne cedaient point, ne louaient ni ne souslouaient, ni ne partageaient leurs loges avec la finance ou le commerce ou l’etranger. Aujourd’hui, dans la loge du marquis un tel qui conserve toujours ce titre : loge du marquis un tel, puisque le marquis en est, de par contrat, titulaire, dans cette loge, disonsnous, se prelasse tel marchand de porc sale et sa famille, – ce qui est le droit du marchand de porc puisqu’il paie la loge du marquis. – Autrefois, ces moeurs etaient a peu pres inconnues. Les loges d’Opera etaient des salons ou l’on etait a peu pres sur de - 212 - rencontrer ou de voir des gens du monde qui, quelquefois, aimaient la musique. Toute cette belle compagnie se connaissait, sans pour cela se frequenter necessairement. Mais on mettait tous les noms sur les visages et la physionomie du comte de Chagny n’etait ignoree de personne. L’echo paru le matin dans l’Epoque avait du deja produire son petit effet, car tous les yeux etaient tournes vers la loge ou le comte Philippe, d’apparence fort indifferente et de mine insouciante, se trouvait tout seul. L’element feminin de cette eclatante assemblee paraissait singulierement intrigue et l’absence du vicomte donnait lieu a cent chuchotements derriere les eventails. Christine Daae fut accueillie assez froidement. Ce public special ne lui pardonnait point d’avoir regarde si haut. La diva se rendit compte de la mauvaise disposition d’une partie de la salle, et en fut troublee. Les habitues, qui se pretendaient au courant des amours du vicomte, ne se priverent pas de sourire a certains passages du role de Marguerite. C’est ainsi qu’ils se retournerent ostensiblement vers la loge de Philippe de Chagny quand Christine chanta la phrase : « Je voudrais bien savoir quel etait ce jeune homme, si c’est un grand seigneur et comment il se nomme. » Le menton appuye sur sa main, le comte ne semblait point prendre garde a ces manifestations. Il fixait la scene ; mais la regardait-il ? Il paraissait loin de tout… De plus en plus, Christine perdait toute assurance. Elle tremblait. Elle allait a une catastrophe… Carolus Fonta se demanda si elle n’etait pas souffrante, si elle pourrait tenir en scene jusqu’a la fin de l’acte qui etait celui du jardin. Dans la salle, on se rappelait le malheur arrive, a la fin de cet acte, a la Carlotta, - 213 - et le « couac » historique qui avait momentanement suspendu sa carriere a Paris. Justement, la Carlotta fit alors son entree dans une loge de face, entree sensationnelle. La pauvre Christine leva les yeux vers ce nouveau sujet d’emoi. Elle reconnut sa rivale. Elle crut la voir ricaner. Ceci la sauva. Elle oublia tout, pour une fois de plus, triompher. A partir de ce moment, elle chanta de toute son ame. Elle essaya de surpasser tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors et elle y parvint. Au dernier acte, quand elle commenca d’invoquer les anges et de se soulever de terre, elle entraina dans une nouvelle envolee toute la salle fremissante, et chacun put croire qu’il avait des ailes. A cet appel surhumain, au centre de l’amphitheatre, un homme s’etait leve et restait debout, face a l’actrice, comme si d’un meme mouvement il quittait la terre… C’etait Raoul. Anges purs ! Anges radieux Anges purs ! Anges radieux ! Et Christine, les bras tendus, la gorge embrasee, enveloppee dans la gloire de sa chevelure denouee sur ses epaules nues, jetait la clameur divine : Portez mon ame au sein des cieux ! C’est alors que, tout a coup, une brusque obscurite se fit sur le theatre. Cela fut si rapide que les spectateurs eurent a peine le temps de pousser un cri de stupeur, car la lumiere eclaira la scene a nouveau. - 214 - … Mais Christine Daae n’y etait plus !… Qu’etait-elle devenue ?… Quel etait ce miracle ?… Chacun se regardait sans comprendre et l’emotion fut tout de suite a son comble. L’emoi n’etait pas moindre sur le plateau et dans la salle. Des coulisses on se precipitait vers l’endroit ou, a l’instant meme, Christine chantait. Le spectacle etait interrompu au milieu du plus grand desordre. Ou donc ? ou donc etait passee Christine ? Quel sortilege l’avait ravie a des milliers de spectateurs enthousiastes et dans les bras memes de Carolus Fonta ? En verite, on pouvait se demander si, exaucant sa priere enflammee, les anges ne l’avaient point reellement emportee « au sein des cieux » corps et ame ?… Raoul, toujours debout a l’amphitheatre, avait pousse un cri. Le comte Philippe s’etait dresse dans sa loge. On regardait la scene, on regardait le comte, on regardait Raoul, et l’on se demandait si ce curieux evenement n’avait point affaire avec l’echo paru le matin meme dans un journal. Mais Raoul quitta hativement sa place, le comte disparut de sa loge, et, pendant que l’on baissait le rideau, les abonnes se precipiterent vers l’entree des coulisses. Le public attendait une annonce dans un brouhaha indescriptible. Tout le monde parlait a la fois. Chacun pretendait expliquer comment les choses s’etaient passees. Les uns disaient : « Elle est tombe dans une trappe » ; les autres : « Elle a ete enlevee dans les frises ; la malheureuse est peut-etre victime d’un nouveau truc inaugure par la nouvelle direction » ; d’autres encore : « C’est un guet-apens. La coincidence de la disparition et de l’obscurite le prouve suffisamment. » Enfin le rideau se leva lentement, et Carolus Fonta s’avancant jusqu’au pupitre du chef d’orchestre, annonca d’une voix grave et triste : « Mesdames et messieurs, un evenement inoui et qui nous laisse dans une profonde inquietude vient de se produire. Notre - 215 - camarade, Christine Daae, a disparu sous nos yeux sans que l’on puisse savoir comment ! » - 216 - XV Singuliere attitude d’une epingle de nourrice Sur le plateau, c’est une cohue sans nom. Artistes, machinistes, danseuses, marcheuses, figurants, choristes, abonnes, tout le monde interroge, crie, se bouscule. « Qu’est-elle devenue ? » – « Elle s’est fait enlever ! » – « C’est le vicomte de Chagny qui l’a emportee ! » – « Non, c’est le comte ! » – « Ah ! voila Carlotta ! c’est Carlotta qui a fait le coup ! » – « Non ! c’est le fantome ! » Et quelques-uns rient, surtout depuis que l’examen attentif des trappes et planchers a fait repousser l’idee d’un accident. Dans cette foule bruyante, on remarque un groupe de trois personnages qui s’entretiennent a voix basse avec des gestes desesperes. C’est Gabriel, le maitre de chant ; Mercier, l’administrateur, et le secretaire Remy. Ils se sont retires dans l’angle d’un tambour qui fait communiquer la scene avec le large couloir du foyer de la danse. La, derriere d’enormes accessoires, ils parlementent : « J’ai frappe ! Ils n’ont pas repondu ! Ils ne sont peut-etre plus dans le bureau. En tout cas, il est impossible de le savoir ; car ils ont emporte les clefs. » Ainsi s’exprime le secretaire Remy et il n’est point douteux qu’il ne designe par ces paroles MM. les directeurs. Ceux-ci ont donne l’ordre au dernier entracte de ne venir les deranger sous aucun pretexte. « Ils n’y sont pour personne. » « Tout de meme, s’exclame Gabriel… on n’enleve pas une chanteuse, en pleine scene, tous les jours !… – Leur avez-vous crie cela ? interroge Mercier. - 217 - – J’y retourne », fait Remy, et, courant, il disparait. Ladessus, le regisseur arrive. « Eh bien, monsieur Mercier, venez-vous ? Que faites-vous ici tous les deux ? On a besoin de vous, monsieur l’administrateur. – Je ne veux rien faire ni rien savoir avant l’arrivee du commissaire, declare Mercier. J’ai envoye chercher Mifroid. Nous verrons quand il sera la ! – Et moi je vous dis qu’il faut descendre tout de suite au jeu d’orgue. – Pas avant l’arrivee du commissaire… – Moi, j’y suis deja descendu au jeu d’orgue. – Ah ! et qu’est-ce que vous avez vu ? – Eh bien, je n’ai vu personne ! Entendez-vous bien, personne ! – Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? – Evidemment, replique le regisseur, qui se passe avec frenesie les mains dans une toison rebelle. Evidemment ! Mais peut-etre que s’il y avait quelqu’un au jeu d’orgue, ce quelqu’un pourrait nous expliquer comment l’obscurite a ete faite tout a coup sur la scene. Or, Mauclair n’est nulle part, comprenezvous ? » Mauclair etait le chef d’eclairage qui dispensait a volonte sur la scene de l’Opera, le jour et la nuit. « Mauclair n’est nulle part, repete Mercier ebranle. Eh bien, et ses aides ? - 218 - – Ni Mauclair ni ses aides ! Personne a l’eclairage, je vous dis ! Vous pensez bien, hurle le regisseur, que cette petite ne s’est pas enlevee toute seule ! Il y avait la “un coup monte” qu’il faut savoir… Et les directeurs qui ne sont pas la ?… J’ai defendu qu’on descende a l’eclairage, j’ai mis un pompier devant la niche du jeu d’orgue ! J’ai pas bien fait ? – Si, si, vous avez bien fait… Et maintenant attendons le commissaire. » Le regisseur s’eloigne en haussant les epaules, rageur, machant des injures a l’adresse de ces « poules mouillees » qui restent tranquillement blotties dans un coin quand tout le theatre est « sens dessus dessous ». Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l’etaient guere. Seulement, ils avaient recu une consigne qui les paralysait. On ne devait deranger les directeurs pour aucune raison au monde. Remy avait enfreint cette consigne et cela ne lui avait point reussi. Justement, le voici qui revient de sa nouvelle expedition. Sa mine est curieusement effaree. « Eh bien, vous leur avez parle ? » interroge Mercier. Remy repond : « Moncharmin a fini par m’ouvrir la porte. Les yeux lui sortaient de la tete. J’ai cru qu’il allait me frapper. Je n’ai pas pu placer un mot ; et savez-vous ce qu’il m’a crie : “Avez-vous une epingle de nourrice ? – Non. – Eh bien, fichez-moi la paix !…” Je veux lui repliquer qu’il se passe au theatre un evenement inoui… Il clame : “Une epingle de nourrice ? Donnez-moi tout de suite une epingle de nourrice !” Un garcon de bureau qui l’avait entendu – il criait comme un sourd – accourt avec une epingle de nourrice, la lui donne et aussitot, Moncharmin me ferme la porte au nez ! Et voila ! - 219 - – Et vous n’avez pas pu lui dire : Christine Daae… – Eh ! j’aurais voulu vous y voir !… Il ecumait… Il ne pensait qu’a son epingle de nourrice… Je crois que, si on ne la lui avait pas apportee sur-le-champ, il serait tombe d’une attaque ! Certainement, tout ceci n’est pas naturel et nos directeurs sont en train de devenir fous !… » M. le secretaire Remy n’est pas content. Il le fait voir : « Ca ne peut pas durer comme ca ! Je n’ai pas l’habitude d’etre traite de la sorte ! » Tout a coup Gabriel souffle : « C’est encore un coup de F. de l’O. » Remy ricane. Mercier soupire, semble pret a lacher une confidence… mais ayant regarde Gabriel qui lui fait signe de se taire, il reste muet. Cependant, Mercier, qui sent sa responsabilite grandir au fur et a mesure que les minutes s’ecoulent et que les directeurs ne se montrent pas, n’y tient plus : « Eh ! je cours moi-meme les relancer », decide-t-il. Gabriel, subitement tres sombre et tres grave, l’arrete. « Pensez a ce que vous faites, Mercier ! S’ils restent dans leur bureau, c’est que, peut-etre, c’est necessaire ! F. de l’O. a plus d’un tour dans son sac ! » Mais Mercier secoue la tete. - 220 - « Tant pis ! J’y vais ! Si on m’avait ecoute, il y aurait beau temps qu’on aurait tout dit a la police ! » Et il part. « Tout quoi ? demande aussitot Remy. Qu’est-ce qu’on aurait dit a la police ? Ah ! vous vous taisez, Gabriel !… Vous aussi, vous etes dans la confidence ! Eh bien, vous ne feriez pas mal de m’y mettre si vous voulez que je ne crie point que vous devenez tous fous !… Oui, fous, en verite ! » Gabriel roule des yeux stupides et affecte de ne rien comprendre a cette « sortie » inconvenante de M. le secretaire particulier. « Quelle confidence ? murmure-t-il. Je ne sais ce que vous voulez dire. » Remy s’exaspere. « Ce soir Richard et Moncharmin, ici meme, dans les entractes, avaient des gestes d’alienes. – Je n’ai pas remarque, grogne Gabriel, tres ennuye. – Vous etes le seul !… Est-ce que vous croyez que je ne les ai pas vus !… Et que M. Parabise, le directeur du Credit Central, ne s’est apercu de rien ?… Et que M. l’ambassadeur de la Borderie a les yeux dans sa poche ?… Mais, monsieur le maitre de chant, tous les abonnes se les montraient du doigt, nos directeurs ! – Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, nos directeurs ? demande Gabriel de son air le plus niais. - 221 - – Ce qu’ils ont fait ? Mais vous le savez mieux que personne ce qu’ils ont fait !… Vous etiez la !… Et vous les observiez, vous et Mercier !… Et vous etiez les seuls a ne pas rire… – Je ne comprends pas ! » Tres froid, tres « renferme », Gabriel etend les bras et les laisse retomber, geste qui signifie evidemment qu’il se desinteresse de la question… Remy continue. « Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manie ?… Ils ne veulent plus qu’on les approche, maintenant ? – Comment ? Ils ne veulent plus qu’on les approche ? – Ils ne veulent plus qu’on les touche ? – Vraiment, vous avez remarque qu’ils ne veulent plus qu’on les touche ? Voila qui est certainement bizarre ! – Vous l’accordez ! Ce n’est pas trop tot ! Et ils marchent a reculons ! – A reculons ! Vous avez remarque que nos directeurs marchent a reculons ! Je croyais qu’il n’y avait que les ecrevisses qui marchaient a reculons. – Ne riez pas, Gabriel ! Ne riez pas ! – Je ne ris pas, proteste Gabriel, qui se manifeste serieux “comme un pape”. – Pourriez-vous m’expliquer, je vous prie, Gabriel, vous qui etes l’ami intime de la direction, pourquoi a l’entracte du “jardin”, devant le foyer, alors que je m’avancais la main tendue vers M. Richard, j’ai entendu M. Moncharmin me dire - 222 - precipitamment a voix basse : “Eloignez-vous ! Eloignez-vous ! Surtout ne touchez pas a M. le directeur ?…” Suis-je un pestifere ? – Incroyable ! – Et quelques instants plus tard, quand M. l’ambassadeur de La Borderie s’est dirige a son tour vers M. Richard, n’avez-vous pas vu M. Moncharmin se jeter entre eux et ne l’avez-vous pas entendu s’ecrier : “Monsieur l’ambassadeur, je vous en conjure, ne touchez pas a M. le directeur !” – Effarant !… Et qu’est-ce que faisait Richard pendant ce temps-la ? – Ce qu’il faisait ? Vous l’avez bien vu ! Il faisait demi-tour, saluait devant lui, alors qu’il n’y avait personne devant lui ! et se retirait “a reculons”. – A reculons ? – Et Moncharmin, derriere Richard, avait fait, lui aussi, demi-tour, c’est-a-dire qu’il avait accompli derriere Richard un rapide demi-cercle ; et lui aussi se retirait “a reculons” !… Et ils s’en sont alles comme ca jusqu’a l’escalier de l’administration, a reculons !… a reculons !… Enfin ! s’ils ne sont pas fous, m’expliquerez-vous ce que ca veut dire ? – Ils repetaient peut-etre, indique Gabriel, sans conviction, une figure de ballet ! » M. le secretaire Remy se sent outrage par une aussi vulgaire plaisanterie dans un moment aussi dramatique. Ses yeux se froncent, ses levres se pincent. Il se penche a l’oreille de Gabriel. - 223 - « Ne faites pas le malin, Gabriel. Il se passe des choses ici dont Mercier et vous pourriez prendre votre part de responsabilite. – Quoi donc ? interroge Gabriel. – Christine Daae n’est point la seule qui ait disparu tout a coup, ce soir. – Ah ! bah ! – Il n’y a pas de “ah ! bah !”. Pourriez-vous me dire pourquoi, lorsque la mere Giry est descendue tout a l’heure au foyer, Mercier l’a prise par la main et l’a emmenee dare-dare avec lui ? – Tiens ! fait Gabriel, je n’ai pas remarque. – Vous l’avez si bien remarque, Gabriel, que vous avez suivi Mercier et la mere Giry, jusqu’au bureau de Mercier, Depuis ce moment, on vous a vus, vous et Mercier, mais on n’a plus revu la mere Giry… – Croyez-vous donc que nous l’avons mangee ? – Non ! mais vous l’avez enfermee a double tour dans le bureau, et, quand on passe pres de la porte du bureau, savez-vous ce qu’on entend ? On entend ces mots : “Ah ! les bandits ! Ah ! les bandits !” A ce moment de cette singuliere conversation arrive Mercier, tout essouffle. « Voila ! fait-il d’une voix morne… C’est plus fort que tout… Je leur ai crie : “C’est tres grave ! Ouvrez ! C’est moi, Mercier.” J’ai entendu des pas. La porte s’est ouverte et Moncharmin est apparu. Il etait tres pale. Il me demanda : “Qu’est-ce que vous - 224 - voulez ?” Je lui ai repondu : “On a enleve Christine Daae.” Savezvous ce qu’il m’a repondu ? “Tant mieux pour elle !” Et il a referme la porte en me deposant ceci dans la main. » Mercier ouvre la main ; Remy et Gabriel regardent. « L’epingle de nourrice ! s’ecrie Remy. – Etrange ! Etrange ! » prononce tout bas Gabriel qui ne peut se retenir de frissonner. Soudain une voix les fait se retourner tous les trois. « Pardon, messieurs, pourriez-vous me dire ou est Christine Daae ? » Malgre la gravite des circonstances, une telle question les eut sans doute fait eclater de rire s’ils n’avaient apercu une figure si douloureuse qu’ils en eurent pitie tout de suite C’etait le vicomte Raoul de Chagny. - 225 - XVI « Christine ! Christine ! » La premiere pensee de Raoul, apres la disparition fantastique de Christine Daae, avait ete pour accuser Erik. Il ne doutait plus du pouvoir quasi surnaturel de l’Ange de la musique, dans ce domaine de l’Opera, ou celui-ci avait diaboliquement etabli son empire. Et Raoul s’etait rue sur la scene, dans une folie de desespoir et d’amour. « Christine ! Christine ! » gemissait-il, eperdu, l’appelant comme elle devait l’appeler du fond de ce gouffre obscur ou le monstre l’avait emportee comme une proie, toute fremissante encore de son exaltation divine, toute vetue du blanc linceul dans lequel elle s’offrait deja aux anges du paradis ! « Christine ! Christine ! » repetait Raoul… et il lui semblait entendre les cris de la jeune fille a travers ces planches fragiles qui le separaient d’elle ! Il se penchait, il ecoutait !… il errait sur le plateau comme un insense. Ah ! descendre ! descendre ! descendre ! dans ce puits de tenebres dont toutes les issues lui sont fermees ! Ah ! cet obstacle fragile qui glisse a l’ordinaire si facilement sur lui-meme pour laisser apercevoir le gouffre ou tout son desir tend… ces planches que son pas fait craquer et qui sonnent sous son poids le prodigieux vide des « dessous »… ces planches sont plus qu’immobiles ce soir : elles paraissent immuables… Elles se donnent des airs solides de n’avoir jamais remue… et voila que les escaliers qui permettent de descendre sous la scene sont interdits a tout le monde !… « Christine ! Christine !… » On le repousse en riant… On se moque de lui… On croit qu’il a la cervelle derangee, le pauvre fiance !… - 226 - Dans quelle course forcenee, parmi les couloirs de nuit et de mystere connus de lui seul, Erik a-t-il entraine la pure enfant jusqu’a ce repaire affreux de la chambre Louis-Philippe, dont la porte s’ouvre sur ce lac d’Enfer ?… « Christine ! Christine ! Tu ne reponds pas ! Es-tu seulement encore vivante, Christine ? N’as-tu point exhale ton dernier souffle dans une minute de surhumaine horreur, sous l’haleine embrasee du monstre ? » D’affreuses pensees traversent comme de foudroyants eclairs le cerveau congestionne de Raoul. Evidemment, Erik a du surprendre leur secret, savoir qu’il etait trahi par Christine ! Quelle vengeance va etre la sienne ! Que n’oserait l’Ange de la musique, precipite du haut de son orgueil ? Christine entre les bras tout-puissants du monstre est perdue ! Et Raoul pense encore aux etoiles d’or qui sont venues la nuit derniere errer sur son balcon, que ne les a-t-il foudroyees de son arme impuissante ! Certes ! il y a des yeux extraordinaires d’homme qui se dilatent dans les tenebres et brillent comme des etoiles ou comme les yeux des chats. (Certains hommes albinos, qui paraissent avoir des yeux de lapin le jour ont des yeux de chat la nuit, chacun sait cela !) Oui, oui, c’etait bien sur Erik que Raoul avait tire ! Que ne l’avait-il tue ? Le monstre s’etait enfui par la gouttiere comme les chats ou les forcats qui – chacun sait encore cela – escaladeraient le ciel a pic, avec l’appui d’une gouttiere. Sans doute Erik meditait alors quelque entreprise decisive contre le jeune homme, mais il avait ete blesse, et il s’etait sauve pour se retourner contre la pauvre Christine. Ainsi pense cruellement le pauvre Raoul en courant a la loge de la chanteuse… - 227 - « Christine !… Christine !… » Des larmes ameres brulent les paupieres du jeune homme qui apercoit epars sur les meubles les vetements destines a vetir sa belle fiancee a l’heure de leur fuite !… Ah ! que n’a-t-elle voulu partir plus tot ! Pourquoi avoir tant tarde ?… Pourquoi avoir joue avec la catastrophe menacante ?… avec le coeur du monstre ?… Pourquoi avoir voulu, pitie supreme ! jeter en pature derniere a cette ame de demon, ce chant celeste… Anges purs ! Anges radieux ! Portez mon ame au sein des cieux !… Raoul dont la gorge roule des sanglots, des serments et des injures, tate de ses paumes malhabiles la grande glace qui s’est ouverte un soir devant lui pour laisser Christine descendre au tenebreux sejour. Il appuie, il presse, il tatonne… mais la glace, il parait, n’obeit qu’a Erik… Peut-etre les gestes sont-ils inutiles avec une glace pareille ?… Peut-etre suffirait-il de prononcer certains mots ?… Quand il etait tout petit enfant on lui racontait qu’il y avait des objets qui obeissaient ainsi a la parole ! Tout a coup, Raoul se rappelle… « une grille donnant sur la rue Scribe… Un souterrain montant directement du Lac a la rue Scribe… » Oui, Christine lui a bien parle de cela !… Et apres avoir constate, helas ! que la lourde clef n’est plus dans le coffret, il n’en court pas moins a la rue Scribe… Le voila dehors, il promene ses mains tremblantes sur les pierres cyclopeennes, il cherche des issues… il rencontre des barreaux… sont-ce ceux-la ?… ou ceux-la ?… ou encore n’est-ce point ce soupirail ?… Il plonge des regards impuissants entre les barreaux… quelle nuit profonde la-dedans !… Il ecoute !… Quel silence !… Il tourne autour du monument !… Ah ! voici de vastes barreaux ! des grilles prodigieuses !… C’est la porte de la cour de l’administration ! - 228 - … Raoul court chez la concierge : « Pardon, madame, vous ne pourriez pas m’indiquer une porte grillee, oui une porte faite de barreaux, de barreaux… de fer… qui donne sur la rue Scribe… et qui conduit au Lac ! Vous savez bien, le Lac ? Oui, le Lac, quoi ! Le lac qui est sous la terre… sous la terre de l’Opera. – Monsieur, je sais bien qu’il y a un lac sous l’Opera, mais je ne sais quelle porte y conduit… je n’y suis jamais allee !… – Et la rue Scribe, madame ? La rue Scribe ? Y etes-vous jamais allee dans la rue Scribe ? » Elle rit ! Elle eclate de rire ! Raoul s’enfuit en mugissant, il bondit, grimpe des escaliers, en descend d’autres, traverse toute l’administration, se retrouve dans la lumiere du « plateau ». Il s’arrete, son coeur bat a se rompre dans sa poitrine haletante : si on avait retrouve Christine Daae ? Voici un groupe : il interroge : « Pardon, messieurs, vous n’avez pas vu Christine Daae ? » Et l’on rit. A la meme minute, le plateau gronde d’une rumeur nouvelle, et, dans une foule d’habits noirs qui l’entourent de force mouvements de bras explicatifs, apparait un homme qui, lui, semble fort calme et montre une mine aimable, toute rose et toute joufflue, encadree de cheveux frises, eclairee par deux yeux bleus d’une serenite merveilleuse. L’administrateur Mercier designe le nouvel arrivant au vicomte de Chagny en lui disant : « Voici l’homme, monsieur, a qui il faudra desormais poser votre question. Je vous presente monsieur le commissaire de police Mifroid. - 229 - – Ah ! monsieur le vicomte de Chagny ! Enchante de vous voir, monsieur, fait le commissaire. Si vous voulez prendre la peine de me suivre… Et maintenant ou sont les directeurs ?… ou sont les directeurs ?… » Comme l’administrateur se tait, le secretaire Remy prend sur lui d’apprendre a M. le commissaire que MM. les directeurs sont enfermes dans leur bureau et qu’ils ne connaissent encore rien de l’evenement. « Est-il possible !… Allons a leur bureau ! » Et M. Mifroid, suivi d’un cortege toujours grossissant, se dirige vers l’administration. Mercier profite de la cohue pour glisser une clef dans la main de Gabriel : « Tout cela tourne mal, lui murmure-t-il… Va donc donner de l’air a la mere Giry… » Et Gabriel s’eloigne. Bientot on est arrive devant la porte directoriale. C’est en vain que Mercier fait entendre ses objurgations, la porte ne s’ouvre pas. « Ouvrez au nom de la loi ! » commande la voix claire et un peu inquiete de M. Mifroid. Enfin la porte s’ouvre. On se precipite dans les bureaux, sur les pas du commissaire. Raoul est le dernier a entrer. Comme il se dispose a suivre le groupe dans l’appartement, une main se pose sur son epaule et il entend ces mots prononces a son oreille : « Les secrets d’Erik ne regardent personne ! » - 230 - Il se retourne en etouffant un cri. La main qui s’etait posee sur son epaule est maintenant sur les levres d’un personnage au teint d’ebene, aux yeux de jade et coiffe d’un bonnet d’astrakan… Le Persan ! L’inconnu prolonge le geste qui recommande la discretion, et dans le moment que le vicomte, stupefait, va lui demander la raison de sa mysterieuse intervention, il salue et disparait. - 231 - XVII Revelations etonnantes de Mme Giry, relatives a ses relations personnelles avec le fantome de l’Opera Avant de suivre M. le commissaire de police Mifroid chez MM. les directeurs, le lecteur me permettra de l’entretenir de certains evenements extraordinaires qui venaient de se derouler dans ce bureau ou le secretaire Remy et l’administrateur Mercier avaient en vain tente de penetrer, et ou MM. Richard et Moncharmin s’etaient si hermetiquement enfermes dans un dessein que le lecteur ignore encore, mais qu’il est de mon devoir historique, – je veux dire de mon devoir d’historien, – de ne point lui celer plus longtemps. J’ai eu l’occasion de dire combien l’humeur de MM. les directeurs s’etait desagreablement modifiee depuis quelque temps, et j’ai fait entendre que cette transformation n’avait pas du avoir pour unique cause la chute du lustre dans les conditions que l’on sait. Apprenons donc au lecteur, – malgre tout le desir qu’auraient MM. les directeurs qu’un tel evenement restat a jamais cache – que le Fantome etait arrive a toucher tranquillement ses premiers vingt mille francs ! Ah ! il y avait eu des pleurs et des grincements de dents ! La chose cependant, s’etait faite le plus simplement du monde : Un matin MM. les directeurs avaient trouve une enveloppe toute preparee sur leur bureau. Cette enveloppe portait comme suscription : A Monsieur F. de l’O. (personnelle) et etait accompagnee d’un petit mot de F. de l’O. lui-meme : « Le moment d’executer les clauses du cahier des charges est venu : vous glisserez vingt billets de mille francs dans cette enveloppe que vous cachetterez de votre propre cachet et vous la remettrez a Mme Giry qui fera le necessaire. » - 232 - MM. les directeurs ne se le firent pas dire deux fois ; sans perdre de temps a se demander encore comment ces missions diaboliques pouvaient parvenir dans un cabinet qu’ils prenaient grand soin de fermer a clef, ils trouvaient l’occasion bonne de mettre la main sur le mysterieux maitre chanteur. Et apres avoir tout raconte sous le sceau du plus grand secret a Gabriel et a Mercier ils mirent les vingt mille francs dans l’enveloppe et confierent celle-ci sans demander d’explications a Mme Giry, reintegree dans ses fonctions. L’ouvreuse ne marqua aucun etonnement. Je n’ai point besoin de dire si elle fut surveillee ! Du reste, elle se rendit immediatement dans la loge du fantome et deposa la precieuse enveloppe sur la tablette de l’appui-main. Les deux directeurs, ainsi que Gabriel et Mercier etaient caches de telle sorte que cette enveloppe ne fut point par eux perdue de vue une seconde pendant tout le cours de la representation et meme apres, car, comme l’enveloppe n’avait pas bouge, ceux qui la surveillaient ne bougerent pas davantage et le theatre se vida et Mme Giry s’en alla cependant que MM. les directeurs, Gabriel et Mercier etaient toujours la. Enfin ils se lasserent et l’on ouvrit l’enveloppe apres avoir constate que les cachets n’en avaient point ete rompus. A premiere vue, Richard et Moncharmin jugerent que les billets etaient toujours la, mais a la seconde vue ils s’apercurent que ce n’etaient plus les memes. Les vingt vrais billets etaient partis et avaient ete remplaces par vingt billets de la « Sainte Farce » ! Ce fut de la rage et puis aussi de l’effroi ! « C’est plus fort que chez Robert Houdin ! s’ecria Gabriel. – Oui, repliqua Richard, et ca coute plus cher ! » Moncharmin voulait qu’on courut chercher le commissaire ; Richard s’y opposa. Il avait sans doute son plan, il dit : « Ne soyons pas ridicules ! tout Paris rirait. F. de l’O. a gagne la premiere manche, nous remporterons la seconde. » Il pensait avidement a la mensualite suivante. - 233 - Tout de meme ils avaient ete si parfaitement joues, qu’ils ne purent, pendant les semaines qui suivirent, surmonter un certain accablement. Et c’etait, ma foi, bien comprehensible. Si le commissaire ne fut point appele des lors, c’est qu’il ne faut pas oublier que MM. les directeurs gardaient tout au fond d’eux- memes, la pensee qu’une aussi bizarre aventure pouvait n’etre qu’une haissable plaisanterie montee, sans doute, par leurs predecesseurs et dont il convenait de ne rien divulguer avant d’en connaitre « le fin mot ». Cette pensee, d’autre part, se troublait par instants chez Moncharmin d’un soupcon qui lui venait relativement a Richard lui-meme, lequel avait quelquefois des imaginations burlesques. Et c’est ainsi que, prets a toutes les eventualites, ils attendirent les evenements en surveillant et en faisant surveiller la mere Giry a laquelle Richard voulut qu’on ne parlat de rien. « Si elle est complice, disait-il, il y a beau temps que les billets sont loin. Mais, pour moi, ce n’est qu’une imbecile ! – Il y a beaucoup d’imbeciles dans cette affaire ! avait replique Moncharmin songeur. – Est-ce qu’on pouvait se douter ?… gemit Richard, mais n’aie pas peur… la prochaine fois toutes mes precautions seront prises… » Et c’est ainsi que la prochaine fois etait arrivee… cela tombait le jour meme qui devait voir la disparition de Christine Daae. Le matin, une missive du Fantome qui leur rappelait l’echeance. « Faites comme la derniere fois, enseignait aimablement F. de l’O. Ca s’est tres bien passe. Remettez l’enveloppe, dans laquelle vous aurez glisse les vingt mille francs, a cette excellente Mme Giry. » Et la note etait accompagnee de l’enveloppe coutumiere. Il n’y avait plus qu’a la remplir. - 234 - Cette operation devait etre accomplie le soir meme, une demi-heure avant le spectacle. C’est donc une demi-heure environ avant que le rideau se leve sur cette trop fameuse representation de Faust que nous penetrons dans l’antre directorial. Richard montre l’enveloppe a Moncharmin, puis il compte devant lui les vingt mille francs et les glisse dans l’enveloppe, mais sans fermer celle-ci. « Et maintenant, dit-il, appelle-moi la mere Giry. » On alla chercher la vieille. Elle entra en faisant une belle reverence. La dame avait toujours sa robe de taffetas noir dont la teinte tournait a la rouille et au lilas, et son chapeau aux plumes couleur de suie. Elle semblait de belle humeur. Elle dit tout de suite : « Bonsoir, messieurs ! C’est sans doute encore pour l’enveloppe ? – Oui, madame Giry, dit Richard avec une grande amabilite… C’est pour l’enveloppe… Et pour autre chose aussi. – A votre service, monsieur le directeur : A votre service !… Et quelle est cette autre chose, je vous prie ? – D’abord, madame Giry, j’aurais une petite question a vous poser. – Faites, monsieur le directeur, Mame Giry est la pour vous repondre. – Vous etes toujours bien avec le fantome ? – On ne peut mieux, monsieur le directeur, on ne peut mieux. - 235 - – Ah ! vous nous en voyez enchantes… Dites donc, madame Giry, prononca Richard en prenant le ton d’une importante confidence… Entre nous, on peut bien vous le dire… Vous n’etes pas une bete. – Mais, monsieur le directeur !… s’exclama l’ouvreuse, en arretant le balancement aimable des deux plumes noires de son chapeau couleur de suie, je vous prie de croire que ca n’a jamais fait de doute pour personne ! – Nous sommes d’accord et nous allons nous entendre. L’histoire du fantome est une bonne blague, n’est-ce pas ?… Eh bien, toujours entre nous… elle a assez dure. » Mme Giry regarda les directeurs comme s’ils lui avaient parle chinois. Elle s’approcha du bureau de Richard et fit, assez inquiete : « Qu’est-ce que vous voulez dire ?… Je ne vous comprends pas ! – Ah ! vous nous comprenez tres bien. En tout cas, il faut nous comprendre… Et, d’abord, vous allez nous dire comment il s’appelle. – Qui donc ? – Celui dont vous etes la complice, Mame Giry ! – Je suis la complice du fantome ? Moi ?… La complice de quoi ? – Vous faites tout ce qu’il veut. – Oh !… il n’est pas bien encombrant, vous savez. - 236 - – Et il vous donne toujours des pourboires ! – Je ne me plains pas ! – Combien vous donne-t-il pour lui porter cette enveloppe ? – Dix francs. – Mazette ! Ce n’est pas cher ! – Pourquoi donc ? – Je vous dirai cela tout a l’heure, Mame Giry. En ce moment, nous voudrions savoir pour quelle raison… extraordinaire… vous vous etes donnee corps et ame a ce fantome-la plutot qu’a un autre… Ca n’est pas pour cent sous ou dix francs qu’on peut avoir l’amitie et le devouement de Mame Giry. – Ca, c’est vrai !… Et ma foi, cette raison-la, je peux vous la dire, monsieur le directeur ! Certainement il n’y a pas de deshonneur a ca !… au contraire. – Nous n’en doutons pas, Mame Giry. – Eh bien, voila… le fantome n’aime pas que je raconte ses histoires. – Ah ! ah ! ricana Richard. – Mais, celle-la, elle ne regarde que moi !… reprit la vieille… donc, c’etait dans la loge n° 5… un soir, j’y trouve une lettre pour moi… une espece de note ecrite a l’encre rouge… C’te note-la, monsieur le directeur, j’aurais pas besoin de vous la lire… je la sais par coeur… et je ne l’oublierai jamais meme si je vivais cent ans !… » - 237 - Et Mme Giry, toute droite, recite la lettre avec une eloquence touchante : « Madame. – 1825, Mlle Menetrier, coryphee, est devenue marquise de Cussy. – 1832, Mlle Marie Taglioni, danseuse, est faite comtesse Gilbert des Voisins. – 1846, la Sota, danseuse, epouse un frere du roi d’Espagne. – 1847, Lola Montes, danseuse, epouse morganatiquement le roi Louis de Baviere et est creee comtesse de Landsfeld. – 1848, Mlle Maria, danseuse, devient baronne d’Hermeville. – 1870, Therese Hessler, danseuse, epouse Don Fernando, frere du roi de Portugal… » Richard et Moncharmin ecoutent la vieille, qui, au fur et a mesure qu’elle avance dans la curieuse enumeration de ces glorieux hymenees, s’anime, se redresse, prend de l’audace, et finalement, inspiree comme une sibylle sur son trepied, lance d’une voix eclatante d’orgueil la derniere phrase de la lettre prophetique : « 1885, Meg Giry, imperatrice !» Epuisee par cet effort supreme, l’ouvreuse retombe sur sa chaise en disant : « Messieurs, ceci etait signe : Le Fantome de l’Opera ! J’avais deja entendu parler du fantome, mais je n’y croyais qu’a moitie. Du jour ou il m’a annonce que ma petite Meg, la chair de ma chair, le fruit de mes entrailles, serait imperatrice, j’y ai cru tout a fait. » En verite, en verite, il n’etait point besoin de considerer longuement la physionomie exaltee de Mame Giry pour comprendre ce qu’on avait pu obtenir de cette belle intelligence avec ces deux mots : « Fantome et imperatrice. » Mais qui donc tenait les ficelles de cet extravagant mannequin ?… Qui ? « Vous ne l’avez jamais vu, il vous parle, et vous croyez tout ce qu’il vous dit ? demanda Moncharmin. - 238 - – Oui ; d’abord, c’est a lui que je dois que ma petite Meg est passee coryphee. J’avais dit au fantome : « Pour qu’elle soit imperatrice en 1885, vous n’avez pas de temps a perdre, il faut qu’elle soit coryphee tout de suite. » Il m’a repondu : « C’est entendu. » Et il n’a eu qu’un mot a dire a M. Poligny, c’etait fait… – Vous voyez bien que M. Poligny l’a vu ! – Pas plus que moi, mais il l’a entendu ! Le fantome lui a dit un mot a l’oreille, vous savez bien ! le soir ou il est sorti si pale de la loge n° 5. » Moncharmin pousse un soupir. « Quelle histoire ! gemit-il. – Ah ! repond Mame Giry, j’ai toujours cru qu’il y avait des secrets entre le Fantome et M. Poligny. Tout ce que le Fantome demandait a M. Poligny, M. Poligny l’accordait… M. Poligny n’avait rien a refuser au Fantome. – Tu entends, Richard, Poligny n’avait rien a refuser au Fantome. – Oui, oui, j’entends bien ! declara Richard. M. Poligny est un ami du Fantome ! et, comme Mme Giry est une amie de M. Poligny, nous y voila bien, ajouta-t-il sur un ton fort rude. Mais M. Poligny ne me preoccupe pas, moi… La seule personne dont le sort m’interesse vraiment, je ne le dissimule point, c’est Mme Giry !… Madame Giry, vous savez ce qu’il y a dans cette enveloppe ? – Mon Dieu, non ! fit-elle. – Eh bien, regardez ! » Mme Giry glisse dans l’enveloppe un regard trouble, mais qui retrouve aussitot son eclat. - 239 - « Des billets de mille francs ! s’ecrie-t-elle. – Oui, madame Giry !… oui, des billets de mille !… Et vous le saviez bien ! – Moi, monsieur le directeur… Moi ! je vous jure… – Ne jurez pas, madame Giry !… Et maintenant, je vais vous dire cette autre chose pour laquelle je vous ai fait venir… Madame Giry, je vais vous faire arreter. » Les deux plumes noires du chapeau couleur de suie, qui affectaient a l’ordinaire la forme de deux points d’interrogation, se muerent aussitot en point d’exclamation ; quant au chapeau lui-meme, il oscilla, menacant sur son chignon en tempete. La surprise, l’indignation, la protestation et l’effroi se traduisirent encore chez la mere de la petite Meg par une sorte de pirouette extravagante « jete glissade » de la vertu offensee qui l’apporta d’un bond jusque sous le nez de M. le directeur, lequel ne put se retenir de reculer son fauteuil. « Me faire arreter ! » La bouche qui disait cela sembla devoir cracher a la figure de M. Richard les trois dents dont elle disposait encore. M. Richard fut heroique. Il ne recula plus. Son index menacant designait deja aux magistrats absents l’ouvreuse de la loge n° 5. « Je vais vous faire arreter, madame Giry, comme une voleuse ! – Repete ! » - 240 - Et Mme Giry gifla a tour de bras M. le directeur Richard avant que M. le directeur Moncharmin n’eut eu le temps de s’interposer. Riposte vengeresse ! Ce ne fut point la main dessechee de la colerique vieille qui vint s’abattre sur la joue directoriale, mais l’enveloppe elle-meme, cause de tout le scandale, l’enveloppe magique qui s’entrouvrit du coup pour laisser echapper les billets qui s’envolerent dans un tournoiement fantastique de papillons geants. Les deux directeurs pousserent un cri, et une meme pensee les jeta tous les deux a genoux, ramassant febrilement et compulsant en hate les precieuses paperasses. « Ils sont toujours vrais ? Moncharmin. – Ils sont toujours vrais ? Richard. – Ils sont toujours vrais ! ! ! » Au-dessus d’eux, les trois dents de Mme Giry se heurtent dans une melee retentissante, pleine de hideuses interjections. Mais on ne percoit tout a fait bien que ce « leitmotiv » : « Moi, une voleuse !… Une voleuse, moi ? » Elle etouffe. Elle s’ecrie : « J’en suis ravagee ! » Et, tout a coup, elle rebondit sous le nez de Richard. « En tout cas, glapit-elle, vous, monsieur Richard, vous devez le savoir mieux que moi ou sont passes les vingt mille francs ! – Moi ? interroge Richard stupefait. Et comment le sauraisje ? » - 241 - Aussitot, Moncharmin, severe et inquiet, veut que la bonne femme s’explique. « Que signifie ceci ? interroge-t-il. Et pourquoi, madame Giry, pretendez-vous que M. Richard doit savoir mieux que vous ou sont passes les vingt mille francs ? » Quant a Richard, qui se sent rougir sous le regard de Moncharmin, il a pris la main de Mame Giry et la lui secoue avec violence. Sa voix imite le tonnerre. Elle gronde, elle roule… elle foudroie… « Pourquoi saurais-je mieux que vous ou sont passes les vingt mille francs ? Pourquoi ? – Parce qu’ils sont passes dans votre poche !… », souffle la vieille en le regardant maintenant comme si elle apercevait le diable. C’est au tour de M. Richard d’etre foudroye, d’abord par cette replique inattendue, ensuite par le regard de plus en plus soupconneux de Moncharmin. Du coup, il perd sa force dont il aurait besoin dans ce moment difficile pour repousser une aussi meprisable accusation. Ainsi les plus innocents, surpris dans la paix de leur coeur, apparaissent-ils tout a coup, a cause que le coup qui les frappe les fait palir, ou rougir, ou chanceler, ou se redresser, ou s’abimer, ou protester, ou ne rien dire quand il faudrait parler, ou parler quand il ne faudrait rien dire, ou rester secs alors qu’il faudrait s’eponger, ou suer alors qu’il faudrait rester secs, apparaissent-ils tout a coup, dis-je, coupables. Moncharmin a arrete l’elan vengeur avec lequel Richard qui etait innocent allait se precipiter sur Mme Giry et il s’empresse, encourageant, d’interroger celle-ci… avec douceur. - 242 - « Comment avez-vous pu soupconner mon collaborateur Richard de mettre vingt mille francs dans sa poche ? – Je n’ai jamais dit cela ! declare Mame Giry, attendu que c’etait moi-meme en personne, qui mettais les vingt mille francs dans la poche de M. Richard. » Et elle ajouta a mi-voix : « Tant pis ! Ca y est !… Que le Fantome me pardonne ! » Et comme Richard se reprend a hurler, Moncharmin avec autorite lui ordonne de se taire : « Pardon ! Pardon ! Pardon ! Laisse cette femme s’expliquer ! Laisse-moi l’interroger. » Et il ajoute : « Il est vraiment etrange que tu le prennes sur un ton pareil !… Nous touchons au moment ou tout ce mystere va s’eclaircir ! Tu es furieux ! Tu as tort… Moi, je m’amuse beaucoup. » Mame Giry, martyre, releve sa tete ou rayonne la foi en sa propre innocence. « Vous me dites qu’il y avait vingt mille francs dans l’enveloppe que je mettais dans la poche de M. Richard, mais, moi je le repete, je n’en savais rien… Ni M. Richard non plus, du reste ! – Ah ! ah ! fit Richard, en affectant tout a coup un air de bravoure qui deplut a Moncharmin. Je n’en savais rien non plus ! - 243 - Vous mettiez vingt mille francs dans ma poche et je n’en savais rien ! J’en suis fort aise, madame Giry. – Oui, acquiesca la terrible dame… c’est vrai !… Nous n’en savions rien ni l’un ni l’autre !… Mais vous, vous avez bien du finir par vous en apercevoir. » Richard devorerait certainement Mme Giry si Moncharmin n’etait pas la ! Mais Moncharmin la protege. Il precipite l’interrogatoire. « Quelle sorte d’enveloppe mettiez-vous donc dans la poche de M. Richard ? Ce n’etait point celle que nous vous donnions, celle que vous portiez, devant nous, dans la loge n° 5, et cependant, celle-la seule contenait les vingt mille francs. – Pardon ! C’etait bien celle que me donnait M. le directeur que je glissais dans la poche de monsieur le directeur, explique la mere Giry. Quant a celle que je deposais dans la loge du fantome, c’etait une autre enveloppe exactement pareille, et que j’avais, toute preparee, dans ma manche, et qui m’etait donnee par le fantome ! » Ce disant, Mame Giry sort de sa manche une enveloppe toute preparee et identique avec sa suscription a celle qui contient les vingt mille francs. MM. les directeurs s’en emparent. Ils l’examinent, ils constatent que des cachets cachetes de leur propre cachet directorial, la ferment. Ils l’ouvrent… Elle contient vingt billets de la Sainte Farce, comme ceux qui les ont tant stupefies un mois auparavant. « Comme c’est simple ! fait Richard. – Comme c’est simple ! repete plus solennel que jamais Moncharmin. - 244 - – Les tours les plus illustres, repond Richard, ont toujours ete les plus simples. Il suffit d’un compere… – Ou d’une commere ! » ajoute de sa voix blanche, Moncharmin. Et il continue, les yeux fixes sur Mme Giry, comme s’il voulait l’hypnotiser : « C’etait bien le fantome qui vous faisait parvenir cette enveloppe, et c’etait bien lui qui vous disait de la substituer a celle que nous vous remettions ? C’etait bien lui qui vous disait de mettre cette derniere dans la poche de M. Richard ? – Oh ! c’etait bien lui ! – Alors, pourriez-vous nous montrer, madame, un echantillon de vos petits talents ?… Voici l’enveloppe. Faites comme si nous ne savions rien. – A votre service, messieurs ! » La mere Giry a repris l’enveloppe chargee de ses vingt billets et se dirige vers la porte. Elle s’apprete a sortir. Les deux directeurs sont deja sur elle. « Ah ! non ! Ah ! non ! On ne nous “la fait plus” ! Nous en avons assez ! Nous n’allons pas recommencer ! – Pardon, messieurs, s’excuse la vieille, pardon… Vous me dites de faire comme si vous ne saviez rien !… Eh bien, si vous ne saviez rien, je m’en irais avec votre enveloppe ! – Et alors, comment la glisseriez-vous dans ma poche ? » argumente Richard que Moncharmin ne quitte pas de l’oeil gauche, cependant que son oeil droit est fort occupe par - 245 - Mme Giry, – position difficile pour le regard ; mais Moncharmin est decide a tout pour decouvrir la verite. « Je dois la glisser dans votre poche au moment ou vous vous y attendez le moins, monsieur le directeur. Vous savez que je viens toujours, dans le courant de la soiree, faire un petit tour dans les coulisses, et souvent j’accompagne, comme c’est mon droit de mere, ma fille au foyer de la danse ; je lui porte ses chaussons, au moment du divertissement, et meme son petit arrosoir… Bref, je vas et je viens a mon aise… Messieurs les abonnes s’en viennent aussi… Vous aussi, monsieur le directeur… Il y a du monde… Je passe derriere vous, et, je glisse l’enveloppe dans la poche de derriere de votre habit… Ca n’est pas sorcier ! – Ca n’est pas sorcier, gronde Richard en roulant des yeux de Jupiter tonnant, ca n’est pas sorcier ! Mais je vous prends en flagrant delit de mensonge, vieille sorciere ! » L’insulte frappe moins l’honorable dame que le coup que l’on veut porter a sa bonne foi. Elle se redresse, hirsute, les trois dents dehors. « A cause ? – A cause que ce soir-la je l’ai passe dans la salle a surveiller la loge n° 5 et la fausse enveloppe que vous y aviez deposee. Je ne suis pas descendu au foyer de la danse une seconde… – Aussi, monsieur le directeur, ce n’est point ce soir-la que je vous ai remis l’enveloppe !… Mais a la representation suivante… Tenez, c’etait le soir ou M. le sous-secretaire d’Etat aux Beaux- Arts… » A ces mots, M. Richard arrete brusquement Mme Giry… « Eh ! c’est vrai, dit-il, songeur, je me rappelle… je me rappelle maintenant ! M. le sous-secretaire d’Etat est venu dans - 246 - les coulisses. Il m’a fait demander. Je suis descendu un instant au foyer de la danse. J’etais sur les marches du foyer… M. le soussecretaire d’Etat et son chef de cabinet etaient dans le foyer meme… Tout a coup je me suis retourne… C’etait vous qui passiez derriere moi… madame Giry… Il me semblait que vous m’aviez frole… Il n’y avait que vous derriere moi… Oh ! je vous vois encore… je vous vois encore ! – Eh bien, oui, c’est ca, monsieur le directeur ! c’est bien ca ! Je venais de terminer ma petite affaire dans votre poche ! Cette poche-la, monsieur le directeur est bien commode ! » Et Mme Giry joint une fois de plus le geste a la parole. Elle passe derriere M. Richard et si prestement, que Moncharmin luimeme, qui regarde de ses deux yeux, cette fois, en reste impressionne, elle depose l’enveloppe dans la poche de l’une des basques de l’habit de M. le directeur. « Evidemment ! s’exclame Richard. un peu pale… C’est tres fort de la part de F. de l’O. Le probleme, pour lui, se posait ainsi : supprimer tout intermediaire dangereux entre celui qui donne les vingt mille francs et celui qui les prend ! Il ne pouvait mieux trouver que de venir me les prendre dans ma poche sans que je m’en apercoive, puisque je ne savais meme pas qu’ils s’y trouvaient… C’est admirable ? – Oh ! admirable ! sans doute, surencherit Moncharmin… seulement, tu oublies, Richard, que j’ai donne dix mille francs sur ces vingt mille et qu’on n’a rien mis dans ma poche, a moi ! » - 247 - XVIII Suite de la curieuse attitude d’une epingle de nourrice La derniere phrase de Moncharmin exprimait d’une facon trop evidente le soupcon dans lequel il tenait desormais son collaborateur pour qu’il n’en resultat point sur-le-champ une explication orageuse, au bout de laquelle il fut entendu que Richard allait se plier a toutes les volontes de Moncharmin, dans le but de l’aider a decouvrir le miserable qui se jouait d’eux. Ainsi arrivons-nous a « l’entracte du jardin » pendant lequel M. le secretaire Remy, a qui rien n’echappe, a si curieusement observe l’etrange conduite de ses directeurs, et des lors rien ne nous sera plus facile que de trouver une raison a des attitudes aussi exceptionnellement baroques et surtout si peu conformes a l’idee que l’on doit se faire de la dignite directoriale. La conduite de Richard et Moncharmin etait toute tracee par la revelation qui venait de leur etre faite : 1° Richard devait repeter exactement, ce soir-la, les gestes qu’il avait accomplis lors de la disparition des premiers vingt mille francs ; 2° Moncharmin ne devait pas perdre de vue une seconde la poche de derriere de Richard dans laquelle Mme Giry aurait glisse les seconds vingt mille. A la place exacte ou il s’etait trouve lorsqu’il saluait M. le sous-secretaire d’Etat aux Beaux-Arts, vint se placer M. Richard avec, a quelques pas de la, dans son dos, M. Moncharmin. Mme Giry passe, frole M. Richard, se debarrasse des vingt mille dans la poche de la basque de son directeur et disparait… Ou plutot on la fait disparaitre. Executant l’ordre que Moncharmin lui a donne quelques instants auparavant, avant la reconstitution de la scene, Mercier va enfermer la brave dame dans le bureau de l’administration. Ainsi, il sera impossible a la vieille de communiquer avec son fantome. Et elle se laissa faire, - 248 - car Mame Giry n’est plus qu’une pauvre figure deplumee, effaree d’epouvante, ouvrant des yeux de volaille ahurie sous une crete en desordre, entendant deja dans le corridor sonore le bruit des pas du commissaire dont elle est menacee, et poussant des soupirs a fendre les colonnes du grand escalier. Pendant ce temps, M. Richard se courbe, fait la reverence, salue, marche a reculons comme s’il avait devant lui ce haut et tout-puissant fonctionnaire qu’est M. le sous-secretaire d’Etat aux Beaux-Arts. Seulement, si de pareilles marques de politesse n’eussent souleve aucun etonnement dans le cas ou devant M. le directeur se fut trouve M. le sous-secretaire d’Etat, elles causerent aux spectateurs de cette scene si naturelle, mais si inexplicable, une stupefaction bien comprehensible alors que devant M. le directeur il n’y avait personne. M. Richard saluait dans le vide… se courbait devant le neant… et reculait – marchait a reculons – devant rien… … Enfin, a quelques pas de la, M. Moncharmin faisait la meme chose que lui. … Et repoussant M. Remy, suppliait M. l’ambassadeur de La Borderie et M. le directeur du Credit central de ne point « toucher a M. le directeur ». Moncharmin, qui avait son idee, ne tenait point a ce que, tout a l’heure, Richard vint lui dire, les vingt mille francs disparus : « C’est peut-etre M. l’ambassadeur ou M. le directeur du Credit central, ou meme M. le secretaire Remy. » D’autant plus que, lors de la premiere scene de l’aveu meme de Richard, Richard n’avait, apres avoir ete frole par Mme Giry, rencontre personne dans cette partie du theatre… Pourquoi donc, - 249 - je vous le demande, puisqu’on devait exactement repeter les memes gestes, rencontrerait-il quelqu’un aujourd’hui ? Ayant d’abord marche a reculons pour saluer, Richard continua de marcher de cette facon par prudence… jusqu’au couloir de l’administration… Ainsi, il etait toujours surveille parderriere par Moncharmin et lui-meme surveillait « ses approches » par-devant. Encore une fois, cette facon toute nouvelle de se promener dans les coulisses qu’avaient adoptee MM. les directeurs de l’Academie nationale de musique ne devait evidemment point passer inapercue. On la remarqua. Heureusement pour MM. Richard et Moncharmin qu’au moment de cette tant curieuse scene, les « petits rats » se trouvaient a peu pres tous dans les greniers. Car MM. les directeurs auraient eu du succes aupres des jeunes filles. … Mais ils ne pensaient qu’a leurs vingt mille francs. Arrive dans le couloir mi-obscur de l’administration, Richard dit a voix basse a Moncharmin : « Je suis sur que personne ne m’a touche… maintenant, tu vas te tenir assez loin de moi et me surveiller dans l’ombre jusqu’a la porte de mon cabinet… il ne faut donner l’eveil a personne et nous verrons bien ce qui va se passer. » Mais Moncharmin replique : - 250 - « Non, Richard ! Non !… Marche devant… je marche immediatement derriere ! Je ne te quitte pas d’un pas ! – Mais, s’ecrie Richard, jamais comme cela on ne pourra nous voler nos vingt mille francs ! – Je l’espere bien ! declare Moncharmin. – Alors, ce que nous faisons est absurde ! – Nous faisons exactement ce que nous avons fait la derniere fois… La derniere fois, je t’ai rejoint a ta sortie du plateau, au coin de ce couloir… et je t’ai suivi dans le dos. – C’est pourtant exact ! » soupire Richard en secouant la tete et en obeissant passivement a Moncharmin. Deux minutes plus tard les deux directeurs s’enfermaient dans le cabinet directorial. Ce fut Moncharmin lui-meme qui mit la clef dans sa poche. « Nous sommes restes ainsi enfermes tous deux la derniere fois, fit-il, jusqu’au moment ou tu as quitte l’Opera pour rentrer chez toi. – C’est vrai ! Et personne n’est venu nous deranger ? – Personne. – Alors, interrogea Richard qui s’efforcait de rassembler ses souvenirs, alors j’aurai ete surement vole dans le trajet de l’Opera a mon domicile… – Non ! fit sur un ton plus sec que jamais Moncharmin… non… ca n’est pas possible… C’est moi qui t’ai reconduit chez toi - 251 - dans ma voiture. Les vingt mille francs ont disparu chez toi… cela ne fait plus pour moi l’ombre d’un doute. » C’etait la l’idee qu’avait maintenant Moncharmin. « Cela est incroyable ! protesta Richard… je suis sur de mes domestiques !… et si l’un d’eux avait fait ce coup-la, il aurait disparu depuis. » Moncharmin haussa les epaules, semblant dire qu’il n’entrait pas dans ces details. Sur quoi Richard commence a trouver que Moncharmin le prend avec lui sur un ton bien insupportable. « Moncharmin, en voila assez ! – Richard, en voila trop ! – Tu oses me soupconner ? – Oui, d’une deplorable plaisanterie ! – On ne plaisante pas avec vingt mille francs ! – C’est bien mon avis ! declare Moncharmin, deployant un journal dans la lecture duquel il se plonge avec ostentation. – Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Richard. Tu vas lire le journal maintenant ! – Oui, Richard, jusqu’a l’heure ou je te reconduirai chez toi. – Comme la derniere fois ? - 252 - – Comme la derniere fois. » Richard arrache le journal des mains de Moncharmin. Moncharmin se dresse, plus irrite que jamais. Il trouve devant lui un Richard exaspere qui lui dit, en se croisant les bras sur la poitrine, – geste d’insolent defi depuis le commencement du monde : « Voila, fait Richard, je pense a ceci. Je pense a ce que je pourrais penser, si, comme la derniere fois, apres avoir passe la soiree en tete-a-tete avec toi, tu me reconduisais chez moi, et si, au moment de nous quitter, je constatais que les vingt mille francs avaient disparu de la poche de mon habit… comme la derniere fois. – Et que pourrais-tu penser ? s’exclama Moncharmin cramoisi. – Je pourrais penser que… puisque tu ne m’as pas quitte d’une semelle, et que, selon ton desir, tu as ete le seul a approcher de moi comme la derniere fois, je pourrais penser que si ces vingt mille francs ne sont plus dans ma poche, ils ont bien des chances d’etre dans la tienne ! » Moncharmin bondit sous l’hypothese. « Oh ! s’ecria-t-il, une epingle de nourrice ! – Que veux-tu faire d’un epingle de nourrice ? – T’attacher !… Une epingle de nourrice !… une epingle de nourrice ! – Tu veux m’attacher avec une epingle de nourrice ? - 253 - – Oui, t’attacher avec les vingt mille francs !… Comme cela, que ce soit ici, ou dans le trajet d’ici a ton domicile ou chez toi, tu sentiras bien la main qui tirera ta poche… et tu verras si c’est la mienne, Richard !… Ah ! c’est toi qui me soupconnes maintenant… Une epingle de nourrice ! » Et c’est dans ce moment que Moncharmin ouvrit la porte du couloir en criant : « Une epingle de nourrice ! qui me donnera une epingle de nourrice ? » Et nous savons aussi comment, dans le meme instant, le secretaire Remy, qui n’avait pas d’epingle de nourrice, fut recu par le directeur Moncharmin, cependant qu’un garcon de bureau procurait a celui-ci l’epingle tant desiree. Et voici ce qu’il advint : Moncharmin, apres avoir referme la porte, s’agenouilla dans le dos de Richard. « J’espere, dit-il, que les vingt mille francs sont toujours la ? – Moi aussi, fit Richard. – Les vrais ? demanda Moncharmin, qui etait bien decide cette fois a ne pas se laisser « rouler ». – Regarde ! Moi je ne veux pas les toucher », declara Richard. Moncharmin retira l’enveloppe de la poche de Richard et en tira les billets en tremblant car, cette fois, pour pouvoir constater frequemment la presence des billets, ils n’avaient ni cachete l’enveloppe ni meme colle celle-ci. Il se rassura en constatant - 254 - qu’ils etaient tous la, fort authentiques. Il les reunit dans la poche de la basque et les epingla avec grand soin. Apres quoi il s’assit derriere la basque qu’il ne quitta plus du regard, pendant que Richard, assis a son bureau, ne faisait pas un mouvement. « Un peu de patience, Richard, commanda Moncharmin, nous n’en avons plus que pour quelques minutes… La pendule va bientot sonner les douze coups de minuit. C’est aux douze coups de minuit que la derniere fois nous sommes partis. – Oh ! j’aurai toute la patience qu’il faudra ! » L’heure passait, lente, lourde, mysterieuse, etouffante. Richard essaya de rire. « Je finirai par croire, fit-il, a la toute-puissance du fantome. Et en ce moment, particulierement, ne trouves-tu pas qu’il y a dans l’atmosphere de cette piece un je ne sais quoi qui inquiete, qui indispose, qui effraie ? – C’est vrai, avoua Moncharmin, qui etait reellement impressionne. – Le fantome ! reprit Richard a voix basse et comme s’il craignait d’etre entendu par d’invisibles oreilles… le fantome ! Si tout de meme c’etait un fantome qui frappait naguere sur cette table les trois coups secs que nous avons fort bien entendus… qui y depose les enveloppes magiques… qui parle dans la loge n° 5… qui tue Joseph Buquet… qui decroche le lustre… et qui nous vole ! car enfin ! car enfin ! car enfin ! Il n’y a que toi ici et moi !… et si les billets disparaissent sans que nous y soyons pour rien, ni toi, ni moi… il va bien falloir croire au fantome… au fantome… » A ce moment, la pendule, sur la cheminee, fit entendre son declenchement et le premier coup de minuit sonna. - 255 - Les deux directeurs frissonnerent. Une angoisse les etreignait, dont ils n’eussent pu dire la cause et qu’ils essayaient en vain de combattre. La sueur coulait sur leurs fronts. Et le douzieme coup resonna singulierement a leurs oreilles. Quand la pendule se fut tue, ils pousserent un soupir et se leverent. « Je crois que nous pouvons nous en aller, fit Moncharmin. – Je le crois, obtempera Richard. – Avant de partir, tu permets que je regarde dans ta poche ? – Mais comment donc ! Moncharmin ! il le faut ! – Eh bien ? demanda Richard a Moncharmin, qui tatait. – Eh bien, je sens toujours l’epingle. – Evidemment, comme tu le disais fort bien, on ne peut plus nous voler sans que je m’en apercoive. » Mais Moncharmin, dont les mains etaient toujours occupees autour de la poche, hurla : « Je sens toujours l’epingle, mais je ne sens plus les billets. – Non ! ne plaisante pas, Moncharmin !… Ca n’est pas le moment. – Mais, tate toi-meme. » - 256 - D’un geste, Richard s’est defait de son habit. Les deux directeurs s’arrachent la poche !… La poche est vide. Le plus curieux est que l’epingle est restee piquee a la meme place. Richard et Moncharmin palissaient. Il n’y avait plus a douter du sortilege. « Le fantome », murmure Moncharmin. Mais Richard bondit soudain sur son collegue. « Il n’y a que toi qui as touche a ma poche !… Rends-moi mes vingt mille francs !… Rends-moi mes vingt mille francs !… – Sur mon ame, soupire Moncharmin qui semble pret a se pamer… je te jure que je ne les ai pas… » Et comme on frappait encore a la porte, il alla l’ouvrir marchant d’un pas quasi automatique, semblant a peine reconnaitre l’administrateur Mercier, echangeant avec lui des propos quelconques, ne comprenant rien a ce que l’autre lui disait ; et deposant, d’un geste inconscient, dans la main de ce fidele serviteur completement ahuri, l’epingle de nourrice qui ne pouvait plus lui servir de rien… - 257 - XIX Le commissaire de police, le vicomte et le Persan La premiere parole de M. le commissaire de police, en penetrant dans le bureau directorial, fut pour demander des nouvelles de la chanteuse. « Christine Daae n’est pas ici ? » Il etait suivi, comme je l’ai dit, d’une foule compacte. « Christine Daae ? Non, repondit Richard, pourquoi ? » Quant a Moncharmin, il n’a plus la force de prononcer un mot… Son etat d’esprit est beaucoup plus grave que celui de Richard, car Richard peut encore soupconner Moncharmin, mais Moncharmin, lui, se trouve en face du grand mystere… celui qui fait frissonner l’humanite depuis sa naissance : l’Inconnu. Richard reprit, car la foule autour des directeurs et du commissaire observait un impressionnant silence : « Pourquoi me demandez-vous, monsieur le commissaire, si Christine Daae n’est pas ici ? – Parce qu’il faut qu’on la retrouve, messieurs les directeurs de l’Academie nationale de musique, declare solennellement M. le commissaire de police. – Comment ! Il faut qu’on la retrouve ! Elle a donc disparu ? – En pleine representation ! – En pleine representation ! C’est extraordinaire ! - 258 - – N’est-ce pas ? Et, ce qui est tout aussi extraordinaire que cette disparition, c’est que ce soit moi qui vous l’apprenne ! – En effet… », acquiesce Richard, qui se prend la tete dans les mains et murmure : « Quelle est cette nouvelle histoire ? Oh ! decidement, il y a de quoi donner sa demission !… » Et il s’arrache quelques poils de sa moustache sans meme s’en apercevoir : « Alors, fait-il comme en un reve… elle a disparu en pleine representation. – Oui, elle a ete enlevee a l’acte de la prison, dans le moment ou elle invoquait l’aide du Ciel, mais je doute qu’elle ait ete enlevee par les anges. – Et moi j’en suis sur ! » Tout le monde se retourne. Un jeune homme, pale et tremblant d’emotion, repete : « J’en suis sur ! – Vous etes sur de quoi ? interroge Mifroid. – Que Christine Daae a ete enlevee par un ange, monsieur le commissaire, et je pourrais vous dire son nom… – Ah ! ah ! monsieur le vicomte de Chagny, vous pretendez que Mlle Christine Daae a ete enlevee par un ange, par un ange de l’Opera, sans doute ? » Raoul regarde autour de lui. Evidemment, il cherche quelqu’un. A cette minute ou il lui semble si necessaire d’appeler a l’aide de sa fiancee le secours de la police, il ne serait pas fache - 259 - de revoir ce mysterieux inconnu qui, tout a l’heure, lui recommandait la discretion. Mais il ne le decouvre nulle part. Allons ! il faut qu’il parle !… Il ne saurait toutefois s’expliquer devant cette foule qui le devisage avec une curiosite indiscrete. « Oui, monsieur, par un ange de l’Opera, repondit-il a M. Mifroid, et je vous dirai ou il habite quand nous serons seuls… – Vous avez raison, monsieur. » Et le commissaire de police, faisant asseoir Raoul pres de lui, met tout le monde a la porte, excepte naturellement les directeurs, qui, cependant, n’eussent point proteste, tant ils paraissaient au-dessus de toutes les contingences. Alors Raoul se decide : « Monsieur le commissaire, cet ange s’appelle Erik, il habite l’Opera et c’est l’Ange de la musique ! – L’Ange de la musique ! En verite ! ! Voila qui est fort curieux !… L’Ange de la musique ! » Et, tourne vers les directeurs, M. le commissaire de police Mifroid demande : « Messieurs, avez-vous cet ange-la chez vous ? » MM. Richard et Moncharmin secouerent la tete sans meme sourire. « Oh ! fit le vicomte, ces messieurs ont bien entendu parler du Fantome de l’Opera. Eh bien, je puis leur affirmer que le Fantome de l’Opera et l’Ange de la musique, c’est la meme chose. Et son vrai nom est Erik. » - 260 - M. Mifroid s’etait leve et regardait Raoul avec attention. « Pardon, monsieur, est-ce que vous avez l’intention de vous moquer de la justice ? – Moi ! » protesta Raoul, qui pensa douloureusement : « Encore un qui ne va pas vouloir m’entendre. » « Alors, qu’est-ce que vous me chantez avec votre Fantome de l’Opera ? – Je dis que ces messieurs en ont entendu parler. – Messieurs, il parait que vous connaissez le Fantome de l’Opera ? » Richard se leva, les derniers poils de sa moustache dans la main. « Non ! monsieur le commissaire, non, nous ne le connaissons pas ! mais nous voudrions bien le connaitre ! car, pas plus tard que ce soir, il nous a vole vingt mille francs !… » Et Richard tourna vers Moncharmin un regard terrible qui semblait dire : « Rends-moi les vingt mille francs ou je dis tout. » Moncharmin le comprit si bien qu’il fit un geste eperdu : « Ah ! dis tout ! dis tout !… » Quant a Mifroid, il regardait tour a tour les directeurs et Raoul et se demandait s’il ne s’etait point egare dans un asile d’alienes. Il se passa la main dans les cheveux : « Un fantome, dit-il, qui, le meme soir, enleve une chanteuse et vole vingt mille francs, est un fantome bien occupe ! Si vous le voulez bien, nous allons serier les questions. La chanteuse d’abord, les vingt mille francs ensuite ! Voyons, monsieur de Chagny, tachons de parler serieusement. Vous croyez que Mlle - 261 - Christine Daae a ete enlevee par un individu nomme Erik. Vous le connaissez donc, cet individu ? Vous l’avez vu ? – Oui, monsieur le commissaire. – Ou cela ? – Dans un cimetiere. » M. Mifroid sursauta, se reprit a contempler Raoul et dit : « Evidemment !… c’est ordinairement la que l’on rencontre les fantomes. Et que faisiez-vous dans ce cimetiere ? – Monsieur, dit Raoul, je me rends tres bien compte de la bizarrerie de mes reponses et de l’effet qu’elles produisent sur vous. Mais je vous supplie de croire que j’ai toute ma raison. Il y va du salut de la personne qui m’est la plus chere au monde avec mon frere bien-aime Philippe. Je voudrais vous convaincre en quelques mots, car l’heure presse et les minutes sont precieuses. Malheureusement, si je ne vous raconte point la plus etrange histoire qui soit, par le commencement, vous ne me croirez point. Je vais vous dire, monsieur le commissaire, tout ce que je sais sur le Fantome de l’Opera. Helas ! monsieur le commissaire, je ne sais pas grand-chose… – Dites toujours ! Dites toujours ! » s’exclamerent Richard et Moncharmin subitement tres interesses ; malheureusement pour l’espoir qu’ils avaient concu un instant d’apprendre quelque detail susceptible de les mettre sur la trace de leur mystificateur, ils durent bientot se rendre a cette triste evidence que M. Raoul de Chagny avait completement perdu la tete. Toute cette histoire de Perros-Guirec, de tetes de mort, de violon enchante, ne pouvait avoir pris naissance que dans la cervelle detraquee d’un amoureux. - 262 - Il etait visible, du reste, que M. le commissaire Mifroid partageait de plus en plus cette maniere de voir, et certainement le magistrat eut mis fin a ces propos desordonnes, dont nous avons donne un apercu dans la premiere partie de ce recit, si les circonstances, elles-memes, ne s’etaient chargees de les interrompre. La porte venait de s’ouvrir et un individu singulierement vetu d’une vaste redingote noire et coiffe d’un chapeau haut de forme a la fois rape et luisant, qui lui entrait jusqu’aux deux oreilles, fit son entree. Il courut au commissaire et lui parla a voix basse. C’etait quelque agent de la Surete sans doute qui venait rendre compte d’une mission pressee. Pendant ce colloque, M. Mifroid ne quittait point Raoul des yeux. Et enfin, s’adressant a lui, il dit : « Monsieur, c’est assez parle du fantome. Nous allons parler un peu de vous, si vous n’y voyez aucun inconvenient ; vous deviez enlever ce soir Mlle Christine Daae ? – Oui, monsieur le commissaire. – A la sortie du theatre ? – Oui, monsieur le commissaire. – Toutes vos dispositions etaient prises pour cela ? – Oui, monsieur le commissaire. – La voiture qui vous a amene devait vous emporter tous les deux. Le cocher etait prevenu… son itineraire etait trace a - 263 - l’avance… Mieux ! Il devait trouver a chaque etape des chevaux tout frais… – C’est vrai, monsieur le commissaire. – Et cependant, votre voiture est toujours la, attendant vos ordres, du cote de la Rotonde, n’est-ce pas ? – Oui, monsieur le commissaire. – Saviez-vous qu’il y avait, a cote de la votre, trois autres voitures ? – Je n’y ai point prete la moindre attention… – C’etaient celles de Mlle Sorelli, laquelle n’avait point trouve de place dans la cour de l’administration ; de la Carlotta et de votre frere, M. le comte de Chagny… – C’est possible… – Ce qui est certain, en revanche… c’est que, si votre propre equipage, celui de la Sorelli et celui de la Carlotta sont toujours a leur place, au long du trottoir de la Rotonde… celui de M. le comte de Chagny ne s’y trouve plus… – Ceci n’a rien a voir, monsieur le commissaire… – Pardon ! M. le comte n’etait-il pas oppose a votre mariage avec Mlle Daae ? – Ceci ne saurait regarder que la famille. – Vous m’avez repondu… il y etait oppose… et c’est pourquoi vous enleviez Christine Daae, loin des entreprises possibles de monsieur votre frere… Eh bien, monsieur de Chagny, permettez- 264 - moi de vous apprendre que votre frere a ete plus prompt que vous !… C’est lui qui a enleve Christine Daae ! – Oh ! gemit Raoul, en portant la main a son coeur, ce n’est pas possible… Vous etes sur de cela ? – Aussitot apres la disparition de l’artiste qui a ete organisee avec des complicites qui nous resteront a etablir, il s’est jete dans sa voiture qui a fourni une course furibonde a travers Paris. – A travers Paris ? rala le pauvre Raoul… Qu’entendez vous par a travers Paris ? – Et hors de Paris… – Hors de Paris… quelle route ? – La route de Bruxelles. » Un cri rauque s’echappe de la bouche du malheureux jeune homme. « Oh ! s’ecrie-t-il, je jure bien que je les rattraperai. » Et, en deux bonds, il fut hors du bureau. « Et ramenez-nous-la, crie joyeusement le commissaire… Hein ? Voila un tuyau qui vaut bien celui de l’Ange de la musique ! » Sur quoi M. Mifroid se retourne sur son auditoire stupefait et lui administre ce petit cours de police honnete mais nullement pueril : « Je ne sais point du tout si c’est reellement M. le comte de Chagny qui a enleve Christine Daae… mais j’ai besoin de le savoir et je ne crois point qu’a cette heure nul mieux que le vicomte son - 265 - frere ne desire me renseigner… En ce moment, il court, il vole ! Il est mon principal auxiliaire ! Tel est, messieurs, l’art que l’on croit si complique, de la police, et qui apparait cependant si simple des que l’on a decouvert qu’il doit consister a faire faire cette police surtout par des gens qui n’en sont pas ! » Mais monsieur le commissaire de police Mifroid n’eut peutetre pas ete si content de lui-meme, s’il avait su que la course de son rapide messager avait ete arretee des l’entree de celui-ci dans le premier corridor, vide cependant de la foule des curieux que l’on avait dispersee. Le corridor paraissait desert. Cependant Raoul s’etait vu barrer le chemin par une grande ombre. « Ou allez-vous si vite, monsieur de Chagny ? » avait demande l’ombre. Raoul, impatiente, avait leve la tete et reconnu le bonnet d’astrakan de tout a l’heure. Il s’arreta. « C’est encore vous ! s’ecria-t-il d’une voix febrile, vous qui connaissez les secrets d’Erik et qui ne voulez pas que j’en parle. Et qui donc etes-vous ? – Vous le savez bien !… Je suis le Persan ! » fit l’ombre. - 266 - XX Le vicomte et le Persan Raoul se rappela alors que son frere, un soir de spectacle, lui avait montre ce vague personnage dont on ignorait tout, une fois qu’on avait dit de lui qu’il etait un Persan, et qu’il habitait un vieux petit appartement dans la rue de Rivoli. L’homme au teint d’ebene, aux yeux de jade, au bonnet d’astrakan, se pencha sur Raoul. « J’espere, monsieur de Chagny, que vous n’avez point trahi le secret d’Erik ? – Et pourquoi donc aurais-je hesite a trahir ce monstre, monsieur ? repartit Raoul avec hauteur, en essayant de se delivrer de l’importun. Est-il donc votre ami ? – J’espere que vous n’avez rien dit d’Erik, monsieur, parce que le secret d’Erik est celui de Christine Daae ! Et que parler de l’un, c’est parler de l’autre ! – Oh ! monsieur ! fit Raoul de plus en plus impatient, vous paraissez au courant de bien des choses qui m’interessent, et cependant je n’ai pas le temps de vous entendre ! – Encore une fois, monsieur de Chagny, ou allez-vous si vite ? – Ne le devinez-vous pas ? Au secours de Christine Daae… – Alors, monsieur, restez ici !… car Christine Daae est ici !… – Avec Erik ? – Avec Erik ! - 267 - – Comment le savez-vous ? – J’etais a la representation, et il n’y a qu’un Erik au monde pour machiner un pareil enlevement !… Oh ! fit-il avec un profond soupir, j’ai reconnu la main du monstre !… – Vous le connaissez donc ? » Le Persan ne repondit pas, mais Raoul entendit un nouveau soupir. « Monsieur ! dit Raoul, j’ignore quelles sont vos intentions… mais pouvez-vous quelque chose pour moi ?… je veux dire pour Christine Daae ? – Je le crois, monsieur de Chagny, et voila pourquoi je vous ai aborde. – Que pouvez-vous ? – Essayer de vous conduire aupres d’elle… et aupres de lui ! – Monsieur ! c’est une entreprise que j’ai deja vainement tentee ce soir… mais si vous me rendez un service pareil, ma vie vous appartient !… Monsieur, encore un mot : le commissaire de police vient de m’apprendre que Christine Daae avait ete enlevee par mon frere, le comte Philippe… – Oh ! monsieur de Chagny, moi je n’en crois rien… – Cela n’est pas possible, n’est-ce pas ? – Je ne sais pas si cela est possible, mais il y a facon d’enlever et M. le comte Philippe, que je sache, n’a jamais travaille dans la feerie. - 268 - – Vos arguments sont frappants, monsieur, et je ne suis qu’un fou !… Oh ! monsieur ! courons ! courons ! Je m’en remets entierement a vous !… Comment ne vous croirais-je pas quand nul autre que vous ne me croit ? Quand vous etes le seul a ne pas sourire quand on prononce le nom d’Erik ! » Disant cela, le jeune homme, dont les mains brulaient de fievre, avait, dans un geste spontane, pris les mains du Persan. Elles etaient glacees. « Silence ! fit le Persan en s’arretant et en ecoutant les bruits lointains du theatre et les moindres craquements qui se produisaient dans les murs et dans les couloirs voisins. Ne prononcons plus ce mot-la ici. Disons : Il ; nous aurons moins de chances d’attirer son attention… – Vous le croyez donc bien pres de nous ? – Tout est possible, monsieur… s’il n’est pas, en ce moment, avec sa victime, dans la demeure du Lac. – Ah ! vous aussi, vous connaissez cette demeure ? S’il n’est pas dans cette demeure, il peut etre dans ce mur, dans ce plancher, dans ce plafond ! Que sais-je ?… L’oeil dans cette serrure !… L’oreille dans cette poutre !… » Et le Persan, en le priant d’assourdir le bruit de ses pas, entraina Raoul dans des couloirs que le jeune homme n’avait jamais vus, meme au temps ou Christine le promenait dans ce labyrinthe. « Pourvu, fit le Persan, pourvu que Darius soit arrive ! – Qui est-ce, Darius ? interrogea encore le jeune homme en courant. - 269 - – Darius ! c’est mon domestique… » Ils etaient en ce moment au centre d’une veritable place deserte, piece immense qu’eclairait mal un lumignon. Le Persan arreta Raoul et, tout bas, si bas que Raoul avait peine a l’entendre, il lui demanda : « Qu’est-ce que vous avez dit au commissaire ? – Je lui ai dit que le voleur de Christine Daae etait l’Ange de la musique, dit le Fantome de l’Opera, et que son veritable nom etait… – Pshutt !… Et le commissaire vous a cru ? – Non. – Il n’a point attache a ce que vous disiez quelque importance ? – Aucune ! – Il vous a pris un peu pour un fou ? – Oui. – Tant mieux ! » soupira le Persan. Et la course recommenca. Apres avoir monte et descendu plusieurs escaliers inconnus de Raoul, les deux hommes se trouverent en face d’une porte que le Persan ouvrit avec un petit passe-partout qu’il tira d’une poche de son gilet. Le Persan, comme Raoul, etait naturellement en habit. Seulement, si Raoul avait un chapeau haute forme, le Persan avait un bonnet d’astrakan, ainsi que je l’ai deja fait remarquer. C’etait un accroc au code d’elegance qui regissait les - 270 - coulisses ou le chapeau haute forme est exige, mais il est entendu qu’en France on permet tout aux etrangers : la casquette de voyage aux Anglais, le bonnet d’astrakan aux Persans. « Monsieur, dit le Persan, votre chapeau haute forme va vous gener pour l’expedition que nous projetons… Vous feriez bien de le laisser dans la loge… – Quelle loge ? demanda Raoul. – Mais celle de Christine Daae ! » Et le Persan, ayant fait passer Raoul par la porte qu’il venait d’ouvrir, lui montra, en face, la loge de l’actrice. Raoul ignorait qu’on put venir chez Christine par un autre chemin que celui qu’il suivait ordinairement. Il se trouvait alors a l’extremite du couloir qu’il avait l’habitude de parcourir en entier avant de frapper a la porte de la loge. « Oh ! monsieur, vous connaissez bien l’Opera ! – Moins bien que lui ! » fit modestement le Persan. Et il poussa le jeune homme dans la loge de Christine. Elle etait telle que Raoul l’avait laissee quelques instants auparavant. Le Persan, apres avoir referme la porte, se dirigea vers le panneau tres mince qui separait la loge d’un vaste cabinet de debarras qui y faisait suite. Il ecouta, puis, fortement, toussa. Aussitot on entendit remuer dans le cabinet de debarras et, quelques secondes plus tard, on frappait a la porte de la loge. « Entre ! » dit le Persan. - 271 - Un homme entra, coiffe lui aussi d’un bonnet d’astrakan et vetu d’une longue houppelande. Il salua et tira de sous son manteau une boite richement ciselee. Il la deposa sur la table de toilette, resalua et se dirigea vers la porte. « Personne ne t’a vu entrer, Darius ? – Non, maitre. – Que personne ne te voie sortir. » Le domestique risqua un coup d’oeil dans le corridor, et, prestement, disparut. « Monsieur, dit Raoul, je pense a une chose, c’est qu’on peut tres bien nous surprendre ici, et cela evidemment nous generait. Le commissaire ne saurait tarder a venir perquisitionner dans cette loge. – Bah ! ce n’est pas le commissaire qu’il faut craindre. » Le Persan avait ouvert la boite. Il s’y trouvait une paire de longs pistolets, d’un dessin et d’un ornement magnifiques. « Aussitot apres l’enlevement de Christine Daae, j’ai fait prevenir mon domestique d’avoir a m’apporter ces armes, monsieur. Je les connais depuis longtemps, il n’en est point de plus sures. – Vous voulez vous battre en duel ? » interrogea le jeune homme, surpris de l’arrivee de cet arsenal. - 272 - « C’est bien, en effet, a un duel que nous allons, monsieur, repondit l’autre en examinant l’amorce de ses pistolets. Et quel duel ! » Sur quoi il tendit un pistolet a Raoul et lui dit encore : « Dans ce duel, nous serons deux contre un : mais soyez pret a tout, monsieur, car je ne vous cache pas que nous allons avoir affaire au plus terrible adversaire qu’il soit possible d’imaginer. Mais vous aimez Christine Daae, n’est-ce pas ? – Si je l’aime, monsieur ! Mais vous, qui ne l’aimez pas, m’expliquerez-vous pourquoi je vous trouve pret a risquer votre vie pour elle !… Vous haissez certainement Erik ! – Non, monsieur, dit tristement le Persan, je ne le hais pas. Si je le haissais, il y a longtemps qu’il ne ferait plus de mal. – Il vous a fait du mal a vous ?… – Le mal qu’il m’a fait a moi, je le lui ai pardonne. – C’est tout a fait extraordinaire, reprit le jeune homme, de vous entendre parler de cet homme ! Vous le traitez de monstre, vous parlez de ses crimes, il vous a fait du mal et je retrouve chez vous cette pitie inouie qui me desesperait chez Christine ellememe !… » Le Persan ne repondit pas. Il etait alle prendre un tabouret et l’avait apporte contre le mur oppose a la grande glace qui tenait tout le pan d’en face. Puis il etait monte sur le tabouret et, le nez sur le papier dont le mur etait tapisse, il semblait chercher quelque chose. « Eh bien, monsieur ! fit Raoul, qui bouillait d’impatience. Je vous attends. Allons ! - 273 - – Allons ou ? demanda l’autre sans detourner la tete. – Mais au-devant du monstre ! Descendons ! Ne m’avez vous point dit que vous en aviez le moyen ? – Je le cherche. » Et le nez du Persan se promena encore tout le long de la muraille. « Ah ! fit tout a coup l’homme au bonnet, c’est la ! » Et son doigt, au-dessus de sa tete, appuya sur un coin du dessin du papier. Puis il se retourna et se jeta a bas du tabouret. « Dans une demi-minute, dit-il, nous serons sur son chemin !» Et, traversant toute la loge, il alla tater la grande glace. « Non ! Elle ne cede pas encore… murmura-t-il. – Oh ! nous allons sortir par la glace, fit Raoul !… Comme Christine !… – Vous saviez donc que Christine Daae etait sortie par cette glace ? – Devant moi, monsieur !… J’etais cache la sous le rideau du cabinet de toilette et je l’ai vue disparaitre, non point par la glace, mais dans la glace ! – Et qu’est-ce que vous avez fait ? - 274 - – J’ai cru, monsieur, a une aberration de mes sens ! a la folie ! a un reve ! – A quelque nouvelle fantaisie du fantome, ricana le Persan… Ah ! monsieur de Chagny, continua-t-il en tenant toujours sa main sur la glace… plut au Ciel que nous eussions affaire a un fantome ! Nous pourrions laisser dans leur boite notre paire de pistolets !… Deposez votre chapeau, je vous prie… la… et maintenant refermez votre habit le plus que vous pourrez sur votre plastron… comme moi… rabaissez les revers… relevez le col… nous devons nous faire aussi invisibles que possible… » Il ajouta encore, apres un court silence, et en pesant sur la glace : « Le declenchement du contrepoids, quand on agit sur le ressort a l’interieur de la loge, est un peu lent a produire son effet. Il n’en est point de meme quand on est derriere le mur et qu’on peut agir directement sur le contrepoids. Alors, la glace tourne, instantanement, et est emportee avec une rapidite folle… – Quel contrepoids ? demanda Raoul. – Eh bien, mais, celui qui fait se soulever tout ce pan de mur sur son pivot ! Vous pensez bien qu’il ne se deplace pas tout seul, par enchantement ! » Et le Persan, attirant d’une main Raoul, tout contre lui, appuyait toujours de l’autre (de celle qui tenait le pistolet) contre la glace. « Vous allez voir, tout a l’heure, si vous y faites bien attention, la glace se soulever de quelques millimetres et puis se deplacer de quelques autres millimetres de gauche a droite. Elle sera alors sur un pivot, et elle tournera. On ne saura jamais ce qu’on peut faire avec un contrepoids ! Un enfant peut, de son petit doigt, faire tourner une maison… quand un pan de mur, si lourd soit-il, est - 275 - amene par le contrepoids sur son pivot, bien en equilibre, il ne pese pas plus qu’une toupie sur sa pointe. – Ca ne tourne pas ! fit Raoul, impatient. – Eh ! attendez donc ! Vous avez le temps de vous impatienter, monsieur ! La mecanique, evidemment, est rouillee ou le ressort ne marche plus. » Le front du Persan devint soucieux. « Et puis, dit-il, il peut y avoir autre chose. – Quoi donc, monsieur ! – Il a peut-etre tout simplement coupe la corde du contrepoids et immobilise tout le systeme… – Pourquoi ? Il ignore que nous allons descendre par la ? – Il s’en doute peut-etre, car il n’ignore pas que je connais le systeme. – C’est lui qui vous l’a montre ? – Non ! j’ai cherche derriere lui, et derriere ses disparitions mysterieuses, et j’ai trouve. Oh ! c’est le systeme le plus simple des portes secretes ! c’est une mecanique vieille comme les palais sacres de Thebes aux cent portes, comme la salle du trone d’Ecbatane, comme la salle du trepied a Delphes. – Ca ne tourne pas !… Et Christine, monsieur !… Christine !… » Le Persan dit froidement : - 276 - « Nous ferons tout ce qu’il est humainement possible de faire !… mais il peut, lui, nous arreter des les premiers pas ! – Il est donc le maitre de ces murs ? – Il commande aux murs, aux portes, aux trappes. Chez nous, on l’appelait d’un nom qui signifie : l’amateur de trappes. – C’est bien ainsi que Christine m’en avait parle… avec le meme mystere et en lui accordant la meme redoutable puissance ?… Mais tout ceci me parait bien extraordinaire !… Pourquoi ces murs lui obeissent-ils, a lui seul ? Il ne les a pas construits ? – Si, monsieur ! » Et comme Raoul le regardait, interloque, le Persan lui fit signe de se taire, puis son geste lui montra la glace… Ce fut comme un tremblant reflet. Leur double image se troubla comme dans une onde frissonnante, et puis tout redevint immobile. « Vous voyez bien, monsieur, que ca ne tourne pas ! Prenons un autre chemin ! – Ce soir, il n’y en a pas d’autres ! declara le Persan, d’une voix singulierement lugubre… Et maintenant, attention ! et tenezvous pret a tirer ! » Il dressa lui-meme son pistolet en face de la glace. Raoul imita son geste. Le Persan attira de son bras reste libre le jeune homme jusque sur sa poitrine, et soudain la glace tourna dans un eblouissement, un croisement de feux aveuglant ; elle tourna, telle l’une de ces portes roulantes a compartiments qui s’ouvrent maintenant sur les salles publiques… elle tourna, emportant Raoul et le Persan dans son mouvement irresistible et les jetant brusquement de la pleine lumiere a la plus profonde obscurite. - 277 - XXI Dans les dessous de l’Opera « La main haute, prete a tirer ! » repeta hativement le compagnon de Raoul. Derriere eux, le mur, continuant a faire un tour complet sur lui-meme, s’etait referme. Les deux hommes resterent quelques instants immobiles, retenant leur respiration. Dans ces tenebres regnait un silence que rien ne venait troubler. Enfin, le Persan se decida a faire un mouvement, et Raoul l’entendit qui glissait a genoux, cherchant quelque chose dans la nuit, de ses mains tatonnantes. Soudain, devant le jeune homme, les tenebres s’eclairerent prudemment au feu d’une petite lanterne sourde, et Raoul eut un recul instinctif comme pour echapper a l’investigation d’un secret ennemi. Mais il comprit aussitot que ce feu appartenait au Persan, dont il suivait tous les gestes. Le petit disque rouge se promenait sur les parois, en haut, en bas, tout autour d’eux, meticuleusement. Ces parois etaient formees, a droite d’un mur, a gauche d’une cloison en planches, au-dessus et au-dessous des planchers. Et Raoul se disait que Christine avait passe par la le jour ou elle avait suivi la voix de l’Ange de la musique. Ce devait etre la le chemin accoutume d’Erik quand il venait a travers les murs surprendre la bonne foi et intriguer l’innocence de Christine. Et Raoul qui se rappelait les propos du Persan, pensa que ce chemin avait ete mysterieusement etabli par les soins du Fantome lui-meme. Or, il devait apprendre plus tard qu’Erik avait trouve la, tout prepare pour lui, un corridor secret dont longtemps il etait reste le seul a connaitre l’existence. Ce corridor avait ete cree lors de la Commune de Paris pour permettre aux - 278 - geoliers de conduire directement leurs prisonniers aux cachots que l’on avait construits dans les caves, car les federes avaient occupe le batiment aussitot apres le 18 mars et en avaient fait tout en haut un point de depart pour les mongolfieres chargees d’aller porter dans les departements leurs proclamations incendiaires, et, tout en bas, une prison d’Etat. Le Persan s’etait mis a genoux et avait depose par terre sa lanterne. Il semblait occupe a une rapide besogne dans le plancher et, tout a coup, il voila sa lumiere. Alors Raoul entendit un leger declic et apercut dans le plancher du corridor un carre lumineux tres pale. C’etait comme si une fenetre venait de s’ouvrir sur les dessous encore eclaires de l’Opera. Raoul ne voyait plus le Persan, mais il le sentit soudain a son cote et il entendit son souffle. « Suivez-moi, et faites tout ce que je ferai. » Raoul fut dirige vers la lucarne lumineuse. Alors, il vit le Persan qui s’agenouillait encore et qui, se suspendant par les mains a la lucarne, se laissait glisser dans les dessous. Le Persan tenait alors son pistolet entre les dents. Chose curieuse, le vicomte avait pleinement confiance dans le Persan. Malgre qu’il ignorat tout de lui, et que la plupart de ses propos n’eussent fait qu’augmenter l’obscurite de cette aventure, il n’hesitait point a croire que, dans cette heure decisive, le Persan etait avec lui contre Erik. Son emotion lui avait paru sincere quand il lui avait parle du « monstre » ; l’interet qu’il lui avait montre ne lui semblait point suspect. Enfin, si le Persan avait nourri quelque sinistre projet contre Raoul, il n’eut pas arme celui-ci de ses propres mains. Et puis, pour tout dire, ne fallait-il point arriver, coute que coute, aupres de Christine ? Raoul n’avait pas le choix des moyens. S’il avait hesite, meme avec des doutes sur les intentions du Persan, le jeune homme se fut considere comme le dernier des laches. - 279 - Raoul, a son tour, s’agenouilla et se suspendit a la trappe, des deux mains. « Lachez tout ! » entendit-il, et il tomba dans les bras du Persan qui lui ordonna aussitot de se jeter a plat ventre, referma au-dessus de leurs tetes la trappe, sans que Raoul put voir par quel stratageme, et vint se coucher au cote du vicomte. Celui-ci voulut lui poser une question, mais la main du Persan s’appuya sur sa bouche et aussitot il entendit une voix qu’il reconnut pour etre celle du commissaire de police qui tout a l’heure l’avait interroge. Raoul et le Persan se trouvaient alors tous deux derriere un cloisonnement qui les dissimulait parfaitement. Pres de la, un etroit escalier montait a une petite piece, dans laquelle le commissaire devait se promener en posant des questions, car on entendait le bruit de ses pas en meme temps que celui de sa voix. La lumiere qui entourait les objets etait bien faible, mais, en sortant de cette obscurite epaisse qui regnait dans le couloir secret du haut, Raoul n’eut point de peine a distinguer la forme des choses. Et il ne put retenir une sourde exclamation, car il y avait la trois cadavres. Le premier etait etendu sur l’etroit palier du petit escalier qui montait jusqu’a la porte derriere laquelle on entendait le commissaire ; les deux autres avaient roule au bas de cet escalier, les bras en croix. Raoul, en passant ses doigts a travers le cloisonnement qui le cachait, eut pu toucher la main de l’un de ces malheureux. « Silence ! » fit encore le Persan dans un souffle. Lui aussi avait vu les corps etendus et il eut un mot pour tout expliquer : « Lui ! » - 280 - La voix du commissaire se faisait alors entendre avec plus d’eclat. Il reclamait des explications sur le systeme d’eclairage, que le regisseur lui donnait. Le commissaire devait donc se trouver dans le « jeu d’orgue » ou dans ses dependances. Contrairement a ce que l’on pourrait croire, surtout quand il s’agit d’un theatre d’opera, le « jeu d’orgue » n’est nullement destine a faire de la musique. A cette epoque, l’electricite n’etait employee que pour certains effets sceniques tres restreints et pour les sonneries. L’immense batiment et la scene elle-meme etaient encore eclaires au gaz et c’etait toujours avec le gaz hydrogene qu’on reglait et modifiait l’eclairage d’un decor, et cela au moyen d’un appareil special auquel la multiplicite de ses tuyaux a fait donner le nom de « jeu d’orgue ». Une niche etait reservee a cote du trou du souffleur, au chef d’eclairage qui, de la, donnait ses ordres a ses employes et en surveillait l’execution. C’est dans cette niche que, a toutes les representations, se tenait Mauclair. Or, Mauclair n’etait point dans sa niche et ses employes n’etaient point a leur place. « Mauclair ! Mauclair ! » La voix du regisseur resonnait maintenant dans les dessous comme dans un tambour. Mais Mauclair ne repondait pas. Nous avons dit qu’une porte ouvrait sur un petit escalier qui montait du deuxieme dessous. Le commissaire la poussa, mais elle resista : « Tiens ! Tiens ! fit-il… Voyez donc, monsieur le regisseur, je ne peux pas ouvrir cette porte… est-elle toujours aussi difficile ? » Le regisseur, d’un vigoureux coup d’epaule, poussa la porte. Il s’apercut qu’il poussait en meme temps un corps humain et ne - 281 - put retenir une exclamation : ce corps, il le reconnut tout de suite : « Mauclair ! » Tous les personnages qui avaient suivi le commissaire dans cette visite au jeu d’orgue s’avancerent, inquiets. « Le malheureux ! Il est mort », gemit le regisseur. Mais M. le commissaire Mifroid, que rien ne surprend, etait deja penche sur ce grand corps. « Non, fit-il, il est ivre mort ! ca n’est pas la meme chose. – Ce serait la premiere fois, declara le regisseur. – Alors, on lui a fait prendre un narcotique… C’est bien possible. » Mifroid se releva, descendit encore quelques marches et s’ecria : « Regardez ! » A la lueur d’un petit fanal rouge, au bas de l’escalier, deux autres corps etaient etendus. Le regisseur reconnut les aides de Mauclair… Mifroid descendit, les ausculta. « Ils dorment profondement, dit-il. Tres curieuse affaire ! Nous ne pouvons plus douter de l’intervention d’un inconnu dans le service de l’eclairage… et cet inconnu travaillait evidemment pour le ravisseur !… Mais quelle drole d’idee de ravir une artiste en scene !… C’est jouer la difficulte, cela, ou je ne m’y connais pas ! Qu’on aille me chercher le medecin du theatre. » Et M. Mifroid repeta : - 282 - « Curieuse ! tres curieuse affaire ! » Puis il se tourna vers l’interieur de la petite piece, s’adressant a des personnes que, de l’endroit ou ils se trouvaient, ni Raoul ni le Persan ne pouvaient apercevoir. « Que dites-vous de tout ceci, messieurs ? demanda-t-il. Il n’y a que vous qui ne donnez point votre avis. Vous devez bien avoir cependant une petite opinion… » Alors, au-dessus du palier, Raoul et le Persan virent s’avancer les deux figures effarees de MM. les directeurs, – on ne voyait que leurs figures au-dessus du palier – et ils entendirent la voix emue de Moncharmin : « Il se passe ici, monsieur le commissaire, des choses que nous ne pouvons nous expliquer. » Et les deux figures disparurent. « Merci du renseignement, messieurs », fit Mifroid, goguenard. Mais le regisseur, dont le menton reposait alors dans le creux de la main droite, ce qui est le geste de la reflexion profonde, dit : « Ce n’est point la premiere fois que Mauclair s’endort au theatre. Je me rappelle l’avoir trouve un soir, ronflant dans sa petite niche, a cote de sa tabatiere. – Il y a longtemps de cela ? » demanda M. Mifroid, en essuyant avec un soin meticuleux les verres de son lorgnon, car, M. le commissaire etait myope, ainsi qu’il arrive aux plus beaux yeux du monde. - 283 - « Mon Dieu !… fit le regisseur… non, il n’y a pas bien longtemps… Tenez !… C’etait le soir… Ma foi oui… c’etait le soir ou la Carlotta, vous savez bien, monsieur le commissaire, a lance son fameux couac !… – Vraiment, le soir ou la Carlotta a lance son fameux couac ? » Et M. Mifroid ayant remis sur son nez le binocle aux glaces transparentes, fixa attentivement le regisseur, comme s’il voulait penetrer sa pensee. « Mauclair prise donc ?… demanda-t-il d’un ton negligent. – Mais oui, monsieur le commissaire… Tenez, voici justement sur cette planchette sa tabatiere… Oh ! c’est un grand priseur. – Et moi aussi ! » fit M. Mifroid, et il mit la tabatiere dans sa poche. Raoul et le Persan assisterent, sans que nul soupconnat leur presence, au transport des trois corps que des machinistes vinrent enlever. Le commissaire les suivit et tout le monde derriere lui, remonta. On entendit, quelques instants encore, leurs pas qui resonnaient sur le plateau. Quand ils furent seuls, le Persan fit signe a Raoul de se soulever. Celui-ci obeit ; mais comme, en meme temps, il n’avait point replace la main haute devant les yeux, prete a tirer, ainsi que le Persan ne manquait pas de le faire, celui-ci lui recommanda de prendre a nouveau cette position et de ne point s’en departir, quoi qu’il arrivat. « Mais cela fatigue la main inutilement ! murmura Raoul, et si je tire, je ne serai plus sur de moi ! - 284 - – Changez votre arme de main, alors ! conceda le Persan. – Je ne sais pas tirer de la main gauche ! » A quoi le Persan repondit par cette declaration bizarre, qui n’etait point faite evidemment pour eclaircir la situation dans le cerveau bouleverse du jeune homme : « Il ne s’agit point de tirer de la main gauche ou de la main droite ; il s’agit d’avoir l’une de vos mains placee comme si elle allait faire jouer la gachette d’un pistolet, le bras etant a demi replie ; quant au pistolet en lui-meme, apres tout, vous pouvez le mettre dans votre poche. » Et il ajouta : « Que ceci soit entendu, ou je ne reponds plus de rien ! C’est une question de vie ou de mort. Maintenant, silence et suivezmoi ! » Ils se trouvaient alors dans le deuxieme dessous ; Raoul ne faisait qu’entrevoir a la lueur de quelques lumignons immobiles, ca et la, dans leurs prisons de verre, une infime partie de cet abime extravagant, sublime et enfantin, amusant comme une boite de Guignol, effrayant comme un gouffre, que sont les dessous de la scene a l’Opera. Ils sont formidables et au nombre de cinq. Ils reproduisent tous les plans de la scene, ses trappes et ses trappillons. Les costieres seules y sont remplacees par des rails. Des charpentes transversales supportent trappes et trappillons. Des poteaux, reposant sur des des de fonte ou de pierre, de sablieres ou « chapeaux de forme », forment des series de fermes qui permettent de laisser un libre passage aux « gloires » et autres combinaisons ou trucs. On donne a ces appareils une certaine stabilite en les reliant au moyen de crochets de fer et suivant les besoins du moment. Les treuils, les tambours, les contrepoids - 285 - sont genereusement distribues dans les dessous. Ils servent a manoeuvrer les grands decors, a operer les changements a vue, a provoquer la disparition subite des personnages de feerie. C’est des dessous, ont dit MM. X., Y., Z., qui ont consacre a l’oeuvre de Garnier une etude si interessante, c’est des dessous qu’on transforme les cacochymes en beaux cavaliers, les sorcieres hideuses en fees radieuses de jeunesse. Satan vient des dessous, de meme qu’il s’y enfonce. Les lumieres de l’enfer s’en echappent, les choeurs des demons y prennent place. … Et les fantomes s’y promenent comme chez eux… Raoul suivait le Persan, obeissant a la lettre a ses recommandations, n’essayant point de comprendre les gestes qu’il lui ordonnait… se disant qu’il n’avait plus d’espoir qu’en lui. … Qu’eut-il fait sans son compagnon dans cet effarant dedale ? N’eut-il point ete arrete a chaque pas, par l’entrecroisement prodigieux des poutres et des cordages ? Ne se serait-il point pris, a ne pouvoir s’en depetrer, dans cette toile d’araignee gigantesque ? Et s’il avait pu passer a travers ce reseau de fils et de contrepoids sans cesse renaissant devant lui, ne courait-il point le risque de tomber dans l’un de ces trous qui s’ouvraient par instants sous ses pas et dont l’oeil n’apercevait point le fond de tenebres ! … Ils descendaient… Ils descendaient encore… Maintenant, ils etaient dans le troisieme dessous. Et leur marche etait toujours eclairee par quelque lumignon lointain… Plus l’on descendait et plus le Persan semblait prendre de precautions… Il ne cessait de se retourner vers Raoul et de lui recommander de se tenir comme il le fallait, en lui montrant la - 286 - facon dont il tenait lui-meme son poing, maintenant desarme, mais toujours pret a tirer comme s’il avait eu un pistolet. Tout a coup une voix retentissante les cloua sur place. Quelqu’un, au-dessus d’eux, hurlait. « Sur le plateau tous les “fermeurs de portes” ! Le commissaire de police les demande. » … On entendit des pas, et des ombres glisserent dans l’ombre. Le Persan avait attire Raoul derriere un portant… Ils virent passer pres d’eux, au-dessus d’eux, des vieillards courbes par les ans et le fardeau ancien des decors d’opera. Certains pouvaient a peine se trainer… ; d’autres, par habitude, l’echine basse et les mains en avant, cherchaient des portes a fermer. Car c’etaient les fermeurs de portes… Les anciens machinistes epuises et dont une charitable direction avait eu pitie. Elle les avait faits fermeurs de portes dans les dessous, dans les dessus. Ils allaient et venaient sans cesse du haut en bas de la scene pour fermer les portes – et ils etaient aussi appeles en ce temps-la, car depuis, je crois bien qu’ils sont tous morts : « les chasseurs de courants d’air. » Les courants d’air, d’ou qu’ils viennent, sont tres mauvais pour la voix.4 Le Persan et Raoul se feliciterent en a parte de cet incident qui les debarrassait de temoins genants, car quelques-uns des fermeurs de portes, n’ayant plus rien a faire et n’ayant guere de domicile, restaient par paresse ou par besoin, a l’Opera, ou ils passaient la nuit. On pouvait se heurter a eux, les reveiller, s’attirer une demande d’explications. L’enquete de M. Mifroid 4 M. Pedro Gailhard m’a raconte lui-meme qu’il avait encore cree des postes de fermeurs de portes pour de vieux machinistes, qu’il ne voulait pas lui-meme mettre a la porte. - 287 - gardait momentanement nos deux compagnons de ces mauvaises rencontres. Mais ils ne furent point longtemps a jouir de leur solitude… D’autres ombres, maintenant, descendaient le meme chemin par ou les « fermeurs de portes » avaient monte. Ces ombres avaient chacune devant elle une petite lanterne… qu’elles agitaient fort, la portant en haut, en bas, examinant tout autour d’elles et semblant, de toute evidence, chercher quelque chose ou quelqu’un. « Diable ! murmura le Persan… je ne sais pas ce qu’ils cherchent, mais ils pourraient bien nous trouver… fuyons !… vite !… La main en garde, monsieur, toujours prete a tirer !… Ployons le bras, davantage, la !… la main a hauteur de l’oeil, comme si vous vous battiez en duel et que vous attendiez le commandant de « feu !… » Laissez donc votre pistolet dans votre poche !… Vite, descendons ! (Il entrainait Raoul dans le quatrieme dessous)… a hauteur de l’oeil question de vie ou de mort !… La, par ici, cet escalier ! (ils arrivaient au cinquieme dessous)… Ah ! quel duel, monsieur, quel duel !… » Le Persan etant arrive en bas du cinquieme dessous, souffla… Il paraissait jouir d’un peu plus de securite qu’il n’en avait montre tout a l’heure quand tous deux s’etaient arretes au troisieme, mais cependant il ne se departait pas de l’attitude de la main !… Raoul eut le temps de s’etonner une fois de plus – sans, du reste, faire aucune nouvelle observation, aucune ! car en verite, ce n’etait pas le moment – de s’etonner, dis-je, en silence, de cette extraordinaire conception de la defense personnelle qui consistait a garder son pistolet dans sa poche pendant que la main restait toute prete a s’en servir comme si le pistolet etait encore dans la main, a hauteur de l’oeil ; position d’attente du commandant de « feu ! » dans le duel de cette epoque. Et, a ce propos Raoul croyait pouvoir penser encore ceci : - 288 - « Je me rappelle fort bien qu’il m’a dit : Ce sont des pistolets dont je suis sur. » D’ou il lui semblait logique de tirer cette conclusion interrogative : « Qu’est-ce que ca peut bien lui faire d’etre sur d’un pistolet dont il trouve inutile de se servir ? » Mais le Persan l’arreta dans ses vagues essais de cogitation. Lui faisant signe de se tenir en place, il remonta de quelques degres l’escalier qu’ils venaient de quitter. Puis rapidement, il revint aupres de Raoul. « Nous sommes stupides, lui souffla-t-il, nous allons etre bientot debarrasses des ombres aux lanternes… Ce sont les pompiers qui font leur ronde. »5 Les deux hommes resterent alors sur la defensive pendant au moins cinq longues minutes, puis le Persan entraina a nouveau Raoul vers l’escalier qu’ils venaient de descendre ; mais, tout a coup, son geste lui ordonna a nouveau l’immobilite. … Devant eux, la nuit remuait. « A plat ventre ! » souffla le Persan. Les deux hommes s’allongerent sur le sol. Il n’etait que temps. 5 A cette epoque, les pompiers avaient encore mission, en dehors des representations, de veiller a la securite de l’Opera; mais ce service, depuis, a ete supprime. Comme j’en demandais la raison a M. Pedro Gailhard, il me repondit que c’etait parce qu’on avait craint que dans leur inexperience parfaite des dessous du theatre, ils n’y missent le feu ». - 289 - … Une ombre qui ne portait cette fois aucune lanterne, … une ombre simplement dans l’ombre passait. Elle passa pres d’eux a les toucher. Ils sentirent, sur leurs visages, le souffle chaud de son manteau… Car ils purent suffisamment la distinguer pour voir que l’ombre avait un manteau qui l’enveloppait de la tete aux pieds. Sur la tete, un chapeau de feutre mou. … Elle s’eloigna, rasant les murs du pied et quelquefois, donnant, dans les coins, des coups de pied aux murs. – C’est quelqu’un de la police du theatre ? demanda Raoul. – C’est quelqu’un de bien pis ! repondit sans autre explication le Persan.6 « Ouf ! fit le Persan… nous l’avons echappe belle… Cette ombre me connait et m’a deja ramene deux fois dans le bureau directorial. 6 L’auteur, pas plus que le Persan, ne donnera d’autre explication sur cette apparition d’ombre-la. Alors que tout dans cette histoire historique sera normalement au cours d’evenements quelquefois apparemment anormaux, explique, l’auteur ne fera point comprendre expressement au lecteur ce que le Persan a voulu dire par ces mots : C’est quelqu’un de bien pis ! (que quelqu’un de la police du theatre). Le lecteur devra le deviner, car l’auteur a promis a l’ex-directeur de l’Opera, M. Pedro Gailhard, de lui garder le secret sur la personnalite extremement interessante et utile de l’ombre errante au manteau qui, tout en se condamnant a vivre dans les dessous du theatre, a rendu de si prodigieux services a ceux qui, les soirs de gala, par exemple, osent se risquer dans les dessus. Je parle ici de services d’Etat, et je ne puis en dire plus long, ma parole. - 290 - – Ce n’est pas… lui ? – Lui ?… s’il n’arrive pas par-derriere, nous verrons toujours les yeux d’or !… C’est un peu notre force dans la nuit. Mais il peut arriver par-derriere… a pas de loup… et nous sommes morts si nous ne tenons pas toujours nos mains comme si elles allaient tirer, a hauteur de l’oeil, par-devant ! » Le Persan n’avait pas fini de formuler a nouveau cette « ligne d’attitude » que, devant les deux hommes, une figure fantastique apparut. … Une figure tout entiere… un visage ; non point seulement deux yeux d’or. … Mais tout un visage lumineux… toute une figure en feu ! Oui, une figure en feu qui s’avancait a hauteur d’homme, mais sans corps ! Cette figure degageait du feu. Elle paraissait, dans la nuit, comme une flamme a forme de figure d’homme. « Oh ! fit le Persan dans ses dents, c’est la premiere fois que je la vois !… Le lieutenant de pompiers n’etait pas fou ! Il l’avait bien vue, lui !… Qu’est-ce que c’est que cette flamme-la ? Ce n’est pas lui ! mais c’est peut-etre lui qui nous l’envoie !… Attention !… Attention !… Votre main a hauteur de l’oeil, au nom du Ciel !… a hauteur de l’oeil ! » La figure en feu, qui paraissait une figure d’enfer – de demon embrase – s’avancait toujours a hauteur d’homme, sans corps, au-devant des deux hommes effares… - 291 - « Il nous envoie peut-etre cette figure-la par-devant, pour mieux nous surprendre par-derriere… ou sur les cotes… on ne sait jamais avec lui !… Je connais beaucoup de ses trucs !… mais celuila !… celui-la… je ne le connais pas encore !… Fuyons !… par prudence !… n’est-ce pas ?… par prudence !… la main a hauteur de l’oeil. » Et ils s’enfuirent, tous les deux, tout au long du long corridor souterrain qui s’ouvrait devant eux. Au bout de quelques secondes de cette course, qui leur parut de longues, longues minutes, ils s’arreterent. « Pourtant, dit le Persan, il vient rarement par ici ! Ce cote-ci ne le regarde pas !… Ce cote-ci ne conduit pas au Lac ni a la demeure du Lac !… Mais il sait peut-etre que nous sommes a ses trousses !… bien que je lui aie promis de le laisser tranquille desormais et de ne plus m’occuper de ses histoires. » Ce disant, il tourna la tete, et Raoul aussi tourna la tete. Or, ils apercurent encore la tete en feu derriere leurs deux tetes. Elle les avait suivis… Et elle avait du courir aussi et peutetre plus vite qu’eux, car il leur parut qu’elle s’etait rapprochee. En meme temps, ils commencerent a distinguer un certain bruit dont il leur etait impossible de deviner la nature ; ils se rendirent simplement compte que ce bruit semblait se deplacer et se rapprocher avec la flamme-figure-d’homme. C’etaient des grincements ou plutot crissements, comme si des milliers d’ongles se fussent erailles au tableau noir, bruit effroyablement insupportable qui est encore produit quelquefois par une petite pierre a l’interieur du baton de craie qui vient grincer contre le tableau noir. - 292 - Ils reculerent encore, mais la figure-flamme avancait, avancait toujours, gagnant sur eux. On pouvait voir tres bien ses traits maintenant. Les yeux etaient tout ronds et fixes, le nez un peu de travers et la bouche grande avec une levre inferieure en demi-cercle, pendante ; a peu pres comme les yeux, le nez et la levre de la lune, quand la lune est toute rouge, couleur de sang. Comment cette lune rouge glissait-elle dans les tenebres, a hauteur d’homme sans point d’appui, sans corps pour la supporter, du moins apparemment ? Et comment allait-elle si vite, tout droit, avec ses yeux fixes, si fixes ? Et tout ce grincement, craquement, crissement qu’elle trainait avec elle, d’ou venait-il ? A un moment, le Persan et Raoul ne purent plus reculer et ils s’aplatirent contre la muraille, ne sachant ce qu’il allait advenir d’eux a cause de cette figure incomprehensible de feu et surtout, maintenant, du bruit plus intense, plus grouillant, plus vivant, tres « nombreux », car certainement ce bruit etait fait de centaines de petits bruits qui remuaient dans les tenebres, sous la tete-flamme. Elle avance, la tete-flamme… la voila ! avec son bruit !… la voila a hauteur !… Et les deux compagnons, aplatis contre la muraille, sentent leurs cheveux se dresser d’horreur sur leurs tetes, car ils savent maintenant d’ou viennent les mille bruits. Ils viennent en troupe, roules dans l’ombre par d’innombrables petits flots presses, plus rapides que les flots qui trottent sur le sable, a la maree montante, des petits flots de nuit qui moutonnent sous la lune, sous la lune-tete-flamme. Et les petits flots leur passent dans les jambes, leur montent dans les jambes, irresistiblement. Alors, Raoul et le Persan ne peuvent plus retenir leurs cris d’horreur, d’epouvante et de douleur. - 293 - Ils ne peuvent plus, non plus, continuer de tenir leurs mains a hauteur de l’oeil, – tenue du duel au pistolet a cette epoque, avant le commandement de : « Feu ! » – Leurs mains descendent a leurs jambes pour repousser les petits ilots luisants, et qui roulent des petites choses aigues, des flots qui sont pleins de pattes, et d’ongles, et de griffes, et de dents. Oui, oui, Raoul et le Persan sont prets a s’evanouir comme le lieutenant de pompiers Papin. Mais la tete-feu s’est retournee vers eux a leur hurlement. Et elle leur parle : « Ne bougez pas ! Ne bougez pas !… Surtout, ne me suivez pas !… C’est moi le tueur de rats !… Laissez-moi passer avec mes rats !… » Et brusquement, la tete-feu disparait, evanouie dans les tenebres, cependant que devant elle le couloir, au loin s’eclaire, simple resultat de la manoeuvre que le tueur de rats vient de faire subir a sa lanterne sourde. Tout a l’heure, pour ne point effaroucher les rats devant lui, il avait tourne sa lanterne sourde sur lui-meme, illuminant sa propre tete ; maintenant, pour hater sa fuite, il eclaire l’espace noir devant elle… Alors il bondit, entrainant avec lui tous les flots de rats, grimpants, crissants, tous les mille bruits… Le Persan et Raoul, liberes, respirent, quoique tremblants encore. « J’aurais du me rappeler qu’Erik m’avait parle du tueur de rats, fit le Persan, mais il ne m’avait pas dit qu’il se presentait sous cet aspect… et c’est bizarre que je ne l’aie jamais rencontre.7 7 L’ancien directeur de l’Opera, M. Pedro Gailhard, m’a conte un jour au cap d’Ail, chez Mme Pierre Wolff, toute l’immense depredation souterraine due au ravage des rats, jusqu’au jour ou l’administration traita, pour un prix assez eleve du reste, avec un - 294 - « Ah ! j’ai bien cru que c’etait encore la l’un des tours du monstre !… soupira-t-il… Mais non, il ne vient jamais dans ces parages ! – Nous sommes donc bien loin du lac ? interrogea Raoul. Quand donc arriverons-nous, monsieur ?… Allons au lac ! Allons au lac !… Quand nous serons au lac nous appellerons, nous secouerons les murs, nous crierons !… Christine nous entendra !… Et Lui aussi nous entendra !… Et puisque vous le connaissez, nous lui parlerons ! – Enfant ! fit le Persan… Nous n’entrerons jamais dans la demeure du Lac par le lac ! – Pourquoi cela ? – Parce que c’est la qu’il a accumule toute sa defense… Moi- meme je n’ai jamais pu aborder sur l’autre rive !… sur la rive de la maison !… Il faut traverser le lac d’abord… et il est bien garde !… Je crains que plus d’un de ceux – anciens machinistes, vieux fermeurs de portes, – que l’on n’a jamais revus, n’aient simplement tente de traverser le lac… C’est terrible… J’ai failli moi-meme y rester… Si le monstre ne m’avait reconnu a temps !… individu qui se faisait fort de supprimer le fleau en venant faire un tour dans les caves tous les quinze jours. Depuis, il n’y a plus de rats a l’Opera, que ceux qui sont admis au foyer de la danse. M. Gailhard pensait que cet homme avait decouvert un parfum secret qui attirait a lui les rats comme le « coq-levent » dont certains pecheurs se garnissent les jambes attire le poisson. Il les entrainait, sur ses pas, dans quelque caveau, ou les rats, enivres, se laissaient noyer. Nous avons vu l’epouvante que l’apparition de cette figure avait deja causee au lieutenant de pompiers, epouvante qui etait allee jusqu’a l’evanouissement – conversation avec M. Gailhard – et, pour moi, il ne fait point de doute que la tete-flamme rencontree par ce pompier soit la meme qui mit dans un si cruel emoi le Persan et le vicomte de Chagny (papiers du Persan). - 295 - Un conseil, monsieur, n’approchez jamais du lac… Et surtout, bouchez-vous les oreilles si vous entendez chanter la Voix sous l’eau, la voix de la Sirene. – Mais alors, reprit Raoul dans un transport de fievre, d’impatience et de rage, que faisons-nous ici ?… Si vous ne pouvez rien pour Christine, laissez-moi au moins mourir pour elle. » Le Persan essaya de calmer le jeune homme. « Nous n’avons qu’un moyen de sauver Christine Daae, croyez-moi, c’est de penetrer dans cette demeure sans que le monstre s’en apercoive. – Nous pouvons esperer cela, monsieur ? – Eh ! si je n’avais pas cet espoir-la, je ne serais pas venu vous chercher ! – Et par ou peut-on entrer dans la demeure du Lac, sans passer par le lac ? – Par le troisieme dessous, d’ou nous avons ete si malencontreusement chasses… monsieur, et ou nous allons retourner de ce pas… Je vais vous dire, monsieur, fit le Persan, la voix soudain alteree… je vais vous dire l’endroit exact… Cela se trouve entre une ferme et un decor abandonne du Roi de Lahore, exactement, exactement a l’endroit ou est mort Joseph Buquet… – Ah ! ce chef machiniste que l’on a trouve pendu ? – Oui, monsieur, ajouta sur un singulier ton le Persan, et dont on n’a pu retrouver la corde !… Allons ! du courage… et en route !… et remettez votre main en garde, monsieur… Mais ou sommes-nous donc ? » - 296 - Le Persan dut allumer a nouveau sa lanterne sourde. Il en dirigea le jet lumineux sur deux vastes corridors qui se croisaient a angle droit et dont les voutes se perdaient a l’infini. « Nous devons etre, dit-il ; dans la partie reservee plus particulierement au service des eaux… Je n’apercois aucun feu venant des caloriferes. » Il preceda Raoul, cherchant son chemin, s’arretant brusquement quand il redoutait le passage de quelque hydraulicien, puis ils eurent a se garer de la lueur d’une sorte de forge souterraine que l’on finissait d’eteindre et devant laquelle Raoul reconnut les demons entr’apercus par Christine lors de son premier voyage au jour de sa premiere captivite. Ainsi, ils revenaient peu a peu jusque sous les prodigieux dessous de la scene. Ils devaient etre alors tout au fond de la cuve, a une tres grande profondeur, si l’on songe que l’on a creuse la terre a quinze metres au-dessous des couches d’eau qui existaient dans toute cette partie de la capitale ; et l’on dut epuiser toute l’eau… On en retira tant que, pour se faire une idee de la masse d’eau expulsee par les pompes, il faudrait se representer en surface la cour du Louvre et en hauteur une fois et demie les tours de Notre- Dame. Tout de meme, il fallut garder un lac. A ce moment, le Persan toucha une paroi et dit : « Si je ne me trompe, voici un mur qui pourrait bien appartenir a la demeure du Lac ! » Il frappait alors contre une paroi de la cuve. Et peut-etre n’est-il point inutile que le lecteur sache comment avaient ete construits le fond et les parois de la cuve. - 297 - Afin d’eviter que les eaux qui entourent la construction ne restassent en contact immediat avec les murs soutenant tout l’etablissement de la machinerie theatrale dont l’ensemble de charpentes, de menuiserie, de serrurerie, de toiles peintes a la detrempe doit etre tout specialement preserve de l’humidite, l’architecte s’est vu dans la necessite d’etablir partout une double enveloppe. Le travail de cette double enveloppe demanda toute une annee. C’est contre le mur de la premiere enveloppe interieure que frappait le Persan en parlant a Raoul de la demeure du Lac. Pour quelqu’un qui eut connu l’architecture du monument, le geste du Persan semblait indiquer que la mysterieuse maison d’Erik avait ete construite dans la double enveloppe, formee d’un gros mur construit en batardeau, puis par un mur de briques, une enorme couche de ciment et un autre mur de plusieurs metres d’epaisseur. Aux paroles du Persan, Raoul s’etait jete contre la paroi, et avidement avait ecoute. … Mais il n’entendit rien… rien que des pas lointains qui resonnaient sur le plancher dans les parties hautes du theatre. Le Persan avait a nouveau eteint sa lanterne. « Attention ! fit-il… gare a la main ! et maintenant silence ! car nous allons essayer encore de penetrer chez lui. » Et il l’entraina jusqu’au petit escalier que tout a l’heure ils avaient descendu. … Ils remonterent, s’arretant a chaque marche, epiant l’ombre et le silence… Ainsi se retrouverent-ils au troisieme dessous… - 298 - Le Persan fit alors signe a Raoul de se mettre a genoux, et c’est ainsi, en se trainant sur les genoux et sur une main – l’autre main etant toujours dans la position indiquee – qu’ils arriverent contre la paroi du fond. Contre cette paroi, il y avait une vaste toile abandonnee du decor du Roi de Lahore. … Et, tout pres de ce decor, un portant… Entre ce decor et ce portant, il y avait tout juste la place d’un corps. … Un corps, qu’un jour on avait trouve pendu… le corps de Joseph Buquet. Le Persan, toujours sur ses genoux, s’etait arrete… Il ecoutait. Un moment, il sembla hesiter et regarda Raoul, puis ses yeux se fixerent au-dessus, vers le deuxieme dessous, qui leur envoyait la faible lueur d’une lanterne, dans l’intervalle de deux planches. Evidemment, cette lueur genait le Persan. Enfin, il hocha la tete et se decida. Il se glissa entre le portant et le decor du Roi de Lahore. Raoul etait sur ses talons. La main libre du Persan tatait la paroi. Raoul le vit un instant appuyer fortement sur la paroi comme il avait appuye sur le mur de la loge de Christine… … Et une pierre bascula… - 299 - Il y avait maintenant un trou dans la paroi… Le Persan sortit cette fois son pistolet de sa poche et indiqua a Raoul qu’il devait l’imiter. Il arma le pistolet. Et resolument, toujours a genoux il s’engagea dans le trou que la pierre, en basculant, avait fait dans le mur. Raoul, qui avait voulu passer le premier, dut se contenter de le suivre. Ce trou etait fort etroit. Le Persan s’arreta presque tout de suite. Raoul l’entendait tater la pierre autour de lui. Et puis, il sortit encore sa lanterne sourde et se pencha en avant, examina quelque chose sous lui et eteignit aussitot la lanterne. Raoul l’entendit qui lui disait dans un souffle : « Il va falloir nous laisser tomber de quelques metres, sans bruit ; defaites vos bottines. » Le Persan procedait deja lui-meme a cette operation. Il passa ses chaussures a Raoul. « Deposez-les, fit-il, au-dela du mur… Nous les retrouverons en sortant. »8 Sur ce, le Persan avanca un peu. Puis, il se retourna tout a fait, toujours a genoux et se trouva ainsi tete a tete avec Raoul. Il lui dit : 8 On n’a jamais retrouve ces deux paires de bottines qui avaient ete deposees, d’apres les papiers du Persan, juste entre le portant et le decor du Roi de Lahore, a l’endroit ou l’on avait trouve Joseph Duquet pendu. Elles ont du etre prises par quelque machiniste ou « fermeur de portes ». - 300 - « Je vais me suspendre par les mains a l’extremite de la pierre et me laisser tomber dans sa maison. Ensuite, vous ferez exactement comme moi. N’ayez crainte : je vous recevrai dans mes bras. » Le Persan fit comme il le disait ; et, au-dessous de lui, Raoul entendit bientot un bruit sourd qui etait produit evidemment par la chute du Persan. Le jeune homme tressaillit dans la crainte que ce bruit ne revelat leur presence. Cependant, plus que ce bruit, l’absence de tout autre bruit etait pour Raoul un affreux sujet d’angoisse. Comment ! d’apres le Persan, ils venaient de penetrer dans les murs memes de la demeure du Lac, et l’on n’entendait point Christine !… Pas un cri !… Pas un appel !… Pas un gemissement !… Grands dieux ! arriveraient-ils trop tard ?… Raclant, de ses genoux, la muraille, s’accrochant a la pierre de ses doigts nerveux, Raoul, a son tour, se laissa tomber. Et aussitot il sentit une etreinte. « C’est moi ! fit le Persan, silence ! » Et ils resterent immobiles, ecoutant… Jamais, autour d’eux, la nuit n’avait ete plus opaque… Jamais le silence plus pesant ni plus terrible… Raoul s’enfoncait les ongles dans les levres pour ne pas hurler : « Christine ! C’est moi !… Reponds-moi si tu n’es pas morte, Christine ? » Enfin, le jeu de la lanterne sourde recommenca. Le Persan en dirigea les rayons au-dessus de leurs tetes, contre la muraille, cherchant le trou par lequel ils etaient venus et ne le trouvant plus… - 301 - « Oh ! fit-il… la pierre s’est refermee d’elle-meme. » Et le jet lumineux de la lanterne descendit le long du mur, puis jusqu’au parquet. Le Persan se baissa et ramassa quelque chose, une sorte de fil qu’il examina une seconde et rejeta avec horreur. « Le fil du Pendjab ! murmura-t-il. – Qu’est-ce ? demanda Raoul. – Ca, repondit le Persan en frissonnant, ca pourrait bien etre la corde du pendu que l’on a tant cherchee !… » Et, subitement pris d’une anxiete nouvelle, il promena le petit disque rouge de sa lanterne sur les murs… Ainsi il eclaira, evenement bizarre, un tronc d’arbre qui semblait encore tout vivant avec ses feuilles… et les branches de cet arbre montaient tout le long de la muraille et allaient se perdre dans le plafond. A cause de la petitesse du disque lumineux, il etait difficile d’abord de se rendre compte des choses… on voyait un coin de branches… et puis une feuille… et une autre… et a cote, on ne voyait rien du tout… rien que le jet lumineux qui semblait se refleter lui-meme… Raoul glissa sa main sur ce rien du tout, sur ce reflet… « Tiens ! fit-il… le mur, c’est une glace ! – Oui ! une glace ! » dit le Persan, sur le ton de l’emotion la plus profonde. Et il ajouta, en passant sa main qui tenait le pistolet sur son front en sueur : « Nous sommes tombes dans la chambre des supplices ! » - 302 - XXII Interessantes et instructives tribulations d’un Persan dans les dessous de l’Opera Recit du Persan Le Persan a raconte lui-meme, comment il avait vainement tente, jusqu’a cette nuit-la, de penetrer dans la demeure du Lac par le lac ; comment il avait decouvert l’entree du troisieme dessous, et comment, finalement, le vicomte de Chagny et lui se trouverent aux prises avec l’infernale imagination du fantome dans la chambre des supplices. Voici le recit ecrit qu’il nous a laisse (dans des conditions qui seront precisees plus tard) et auquel je n’ai pas change un mot. Je le donne tel quel, parce que je n’ai pas cru devoir passer sous silence les aventures personnelles du daroga autour de la maison du Lac, avant qu’il n’y tombat de compagnie avec Raoul. Si, pendant quelques instants, ce debut fort interessant semble un peu nous eloigner de la chambre des supplices, ce n’est que pour mieux nous y amener tout de suite, apres vous avoir explique des choses fort importantes et certaines attitudes et manieres de faire du Persan, qui ont pu paraitre bien extraordinaires. « C’etait la premiere fois que je penetrais dans la maison du Lac, ecrit le Persan. En vain avais-je prie l’amateur de trappes – c’est ainsi que, chez nous, en Perse, on appelait Erik – de m’en ouvrir les mysterieuses portes. Il s’y etait toujours refuse. Moi qui etais paye pour connaitre beaucoup de ses secrets et de ses trucs, j’avais en vain essaye, par ruse, de forcer la consigne. Depuis que j’avais retrouve Erik a l’Opera, ou il semblait avoir elu domicile, souvent, je l’avais epie, tantot dans les couloirs du dessus, tantot dans ceux du dessous, tantot sur la rive meme du Lac, alors qu’il se croyait seul, qu’il montait dans la petite barque et qu’il abordait directement au mur d’en face. Mais l’ombre qui l’entourait etait toujours trop opaque pour me permettre de voir a quel endroit exact il faisait jouer sa porte dans le mur. La curiosite, et aussi une idee redoutable qui m’etait venue en reflechissant a quelques propos que le monstre m’avait tenus, me - 303 - pousserent, un jour que je me croyais seul a mon tour, a me jeter dans la petite barque et a la diriger vers cette partie du mur ou j’avais vu disparaitre Erik. C’est alors que j’avais eu affaire a la Sirene qui gardait les abords de ces lieux, et dont le charme avait failli m’etre fatal, dans les conditions precises que voici. Je n’avais pas plus tot quitte la rive, que le silence parmi lequel je naviguais fut insensiblement trouble par une sorte de souffle chantant qui m’entoura. C’etait a la fois une respiration et une musique ; cela montait doucement des eaux du lac et j’en etais enveloppe sans que je pusse decouvrir par quel artifice. Cela me suivait, se deplacait avec moi, et cela etait si suave, que cela ne me faisait pas peur. Au contraire, dans le desir de me rapprocher de la source de cette douce et captivante harmonie, je me penchai, audessus de ma petite barque, vers les eaux, car il ne faisait point de doute pour moi que ce chant venait des eaux elles-memes. J’etais deja au milieu du lac et il n’y avait personne d’autre dans la barque que moi ; la voix, car c’etait bien maintenant distinctement une voix, – etait a cote de moi, sur les eaux. Je me penchai… Je me penchai encore… Le lac etait d’un calme parfait et le rayon de lune qui, apres avoir passe par le soupirail de la rue Scribe, venait l’eclairer, ne me montra absolument rien sur sa surface lisse et noire comme de l’encre. Je me secouai un peu les oreilles dans le dessein de me debarrasser d’un bourdonnement possible, mais je dus me rendre a cette evidence qu’il n’y a point de bourdonnement d’oreilles aussi harmonieux que le souffle chantant qui me suivait et qui, maintenant, m’attirait. Si j’avais ete un esprit superstitieux ou facilement accessible aux faibles, je n’aurais point manque de penser que j’avais affaire a quelque sirene chargee de troubler le voyageur assez hardi pour voyager sur les eaux de la maison du Lac, mais, Dieu merci ! je suis d’un pays ou l’on aime trop le fantastique pour ne point le connaitre a fond et je l’avais moi-meme trop etudie jadis : avec les trucs les plus simples, quelqu’un qui connait son metier peut faire travailler la pauvre imagination humaine. Je ne doutai donc point que je me trouvais aux prises avec une nouvelle invention d’Erik, mais encore une fois cette - 304 - invention etait si parfaite que, en me penchant au-dessus de la petite barque, j’etais moins pousse par le desir d’en decouvrir la supercherie que de jouir de son charme. Et je me penchai, je me penchai… a chavirer. Tout a coup, deux bras monstrueux sortirent du sein des eaux et m’agripperent le cou, m’entrainant dans le gouffre avec une force irresistible. J’etais certainement perdu si je n’avais eu le temps de jeter un cri auquel Erik me reconnut. Car c’etait lui, et au lieu de me noyer comme il en avait eu certainement l’intention, il nagea et me deposa doucement sur la rive. « Vois comme tu es imprudent, me dit-il en se dressant devant moi tout ruisselant de cette eau d’enfer. Pourquoi tenter d’entrer dans ma demeure ! Je ne t’ai pas invite. Je ne veux ni de toi, ni de personne au monde ! Ne m’as-tu sauve la vie que pour me la rendre insupportable ? Si grand que soit le service rendu, Erik finira peut-etre par l’oublier et tu sais que rien ne peut retenir Erik, pas meme Erik lui-meme. » Il parlait, mais maintenant je n’avais d’autre desir que de connaitre ce que j’appelais deja le truc de la sirene. Il voulut bien contenter ma curiosite, car Erik, qui est un vrai monstre – pour moi, c’est ainsi que je le juge, ayant eu, helas ! en Perse, l’occasion de le voir a l’oeuvre – est encore par certains cotes un veritable enfant presomptueux et vaniteux, et il n’aime rien tant, apres avoir etonne son monde, que de prouver toute l’ingeniosite vraiment miraculeuse de son esprit. Il se mit a rire et me montra une longue tige de roseau. « C’est bete comme chou ! me dit-il, mais c’est bien commode pour respirer et pour chanter dans l’eau ! C’est un truc que j’ai - 305 - appris aux pirates du Tonkin, qui peuvent ainsi rester caches des heures entieres au fond des rivieres. »9 Je lui parlai severement. « C’est un truc qui a failli me tuer ! fis-je… et il a ete peut-etre fatal a d’autres ! » Il ne me repondit pas, mais il se leva devant moi avec cet air de menace enfantine que je lui connais bien. Je ne m’en « laissai pas imposer ». Je lui dis tres net : « Tu sais ce que tu m’as promis, Erik ! plus de crimes ! – Est-ce que vraiment, demanda-t-il en prenant un air aimable, j’ai commis des crimes ? – Malheureux !… m’ecriai-je… Tu as donc oublie les heures roses de Mazenderan ? – Oui, repondit-il, triste tout a coup, j’aime mieux les avoir oubliees, mais j’ai bien fait rire la petite sultane. – Tout cela, declarai-je, c’est du passe… mais il y a le present… et tu me dois compte du present, puisque, si je l’avais voulu, il n’existerait pas pour toi !… Souviens-toi de cela, Erik : je t’ai sauve la vie ! » Et je profitai du tour qu’avait pris la conversation pour lui parler d’une chose qui, depuis quelque temps, me revenait souvent a l’esprit. 9 Un rapport administratif, venu du Tonkin et arrive a Paris fin juillet 1900, raconte comment le celebre chef de bande le De Tham, traque avec ses pirates par nos soldats, put leur echapper, ainsi que tous les siens, grace au jeu des roseaux. - 306 - « Erik, demandai-je… Erik, jure-moi… – Quoi ? fit-il, tu sais bien que je ne tiens pas mes serments. Les serments sont faits pour attraper les nigauds. – Dis-moi… Tu peux bien me dire ca, a moi ? – Eh bien ? – Eh bien !… Le lustre… le lustre ? Erik… – Quoi, le lustre ? – Tu sais bien ce que je veux dire ? – Ah ! ricana-t-il, ca, le lustre… je veux bien te le dire !… Le lustre, ca n’est pas moi !… Il etait tres use, le lustre… » Quand il riait, Erik etait plus effrayant encore. Il sauta dans la barque en ricanant d’une facon si sinistre que je ne pus m’empecher de trembler. « Tres use, cher Daroga10 ! Tres use, le lustre… Il est tombe tout seul… Il a fait boum ! Et maintenant, un conseil, Daroga, va te secher, si tu ne veux pas attraper un rhume de cerveau !… et ne remonte jamais dans ma barque… et surtout n’essaie pas d’entrer dans ma maison… je ne suis pas toujours la… Daroga ! Et j’aurais du chagrin a te dedier ma Messe des morts !» Ce disant et ricanant, il etait debout a l’arriere de sa barque et godillait avec un balancement de singe. Il avait bien l’air alors du 10 Daroga, en Perse, commandant general de la police du gouvernement. - 307 - fatal rocher, avec ses yeux d’or en plus. Et puis, je ne vis bientot plus que ses yeux et enfin il disparut dans la nuit du lac. C’est a partir de ce jour que je renoncai a penetrer dans sa demeure par le lac ! Evidemment, cette entree-la etait trop bien gardee, surtout depuis qu’il savait que je la connaissais. Mais je pensais bien qu’il devait s’en trouver une autre, car plus d’une fois j’avais vu disparaitre Erik dans le troisieme dessous, alors que je le surveillais et sans que je pusse imaginer comment. Je ne saurais trop le repeter, depuis que j’avais retrouve Erik, installe a l’Opera, je vivais dans une perpetuelle terreur de ses horribles fantaisies, non point en ce qui pouvait me concerner, certes, mais je redoutais tout de lui pour les autres11. Et quand il arrivait quelque accident, quelque evenement fatal, je ne manquais point de me dire : « C’est peut-etre Erik !… » comme d’autres disaient autour de moi : « C’est le Fantome !… » Que de fois n’ai-je point entendu prononcer cette phrase par des gens qui souriaient ! Les malheureux ! s’ils avaient su que ce fantome existait en chair et en os et etait autrement terrible que l’ombre vaine qu’ils evoquaient, je jure bien qu’ils eussent cesse de se moquer !… S’ils avaient su seulement ce dont Erik etait capable, surtout dans un champ de manoeuvre comme l’Opera !… Et s’ils avaient connu le fin fond de ma pensee redoutable !… Pour moi, je ne vivais plus… Bien qu’Erik m’eut annonce fort solennellement qu’il avait bien change et qu’il etait devenu le plus vertueux des hommes, depuis qu’il etait aime pour lui-meme, 11 Ici le Persan aurait pu avouer que le sort d’Erik l’interessait egalement pour lui-meme, car il n’ignorait point que si le gouvernement de Teheran eut appris qu’Erik etait encore vivant, c’en etait fait de la modeste pension de l’ancien Daroga. Il est juste, du reste, d’ajouter que le Persan avait un coeur noble et genereux et nous ne doutons point que les catastrophes qu’il redoutait pour les autres n’aient occupe fortement son esprit. Sa conduite, du reste, dans toute cette affaire, le prouve suffisamment et est au-dessus de tout eloge. - 308 - phrase qui me laissa sur le coup affreusement perplexe, je ne pouvais m’empecher de fremir en songeant au monstre. Son horrible, unique et repoussante laideur le mettait au ban de l’humanite, et il m’etait apparu bien souvent qu’il ne se croyait plus, par cela meme, aucun devoir vis-a-vis de la race humaine. La facon dont il m’avait parle de ses amours n’avait fait qu’augmenter mes transes, car je prevoyais dans cet evenement auquel il avait fait allusion sur un ton de hablerie que je lui connaissais, la cause de drames nouveaux et plus affreux que tout le reste. Je savais jusqu’a quel degre de sublime et de desastreux desespoir pouvait aller la douleur d’Erik, et les propos qu’il m’avait tenus – vaguement annonciateurs de la plus horrible catastrophe – ne cessaient point d’habiter ma pensee redoutable. D’autre part, j’avais decouvert le bizarre commerce moral qui s’etait etabli entre le monstre et Christine Daae. Cache dans la chambre de debarras qui fait suite a la loge de la jeune diva, j’avais assiste a des seances admirables de musique, qui plongeaient evidemment Christine dans une merveilleuse extase, mais tout de meme je n’eusse point pense que la voix d’Erik – qui etait retentissante comme le tonnerre ou douce comme celle des anges, a volonte – put faire oublier sa laideur. Je compris tout quand je decouvris que Christine ne l’avait pas encore vu ! J’eus l’occasion de penetrer dans la loge et, me souvenant des lecons qu’autrefois il m’avait donnees, je n’eus point de peine a trouver le truc qui faisait pivoter le mur qui supportait la glace, et je constatai par quel truchement de briques creuses, de briques porte-voix, il se taisait entendre de Christine comme s’il avait ete a ses cotes. Par la aussi je decouvris le chemin qui conduit a la fontaine et au cachot – au cachot des communards – et aussi la trappe qui devait permettre a Erik de s’introduire directement dans les dessous de la scene. Quelques jours plus tard, quelle ne fut pas ma stupefaction d’apprendre, de mes propres yeux et de mes propres oreilles qu’Erik et Christine Daae se voyaient, et de surprendre le monstre, penche sur la petite fontaine qui pleure, dans le chemin des communards (tout au bout, sous la terre) et en train de - 309 - rafraichir le front de Christine Daae evanouie. Un cheval blanc, le cheval du Prophete, qui avait disparu des ecuries des dessous de l’Opera, se tenait tranquillement aupres d’eux. Je me montrai. Ce fut terrible. Je vis des etincelles partir de deux yeux d’or et je fus, avant que j’aie pu dire un mot, frappe, en plein front, d’un coup qui m’etourdit. Quand je revins a moi, Erik, Christine et le cheval blanc avaient disparu. Je ne doutais point que la malheureuse ne fut prisonniere dans la demeure du Lac. Sans hesitation, je resolus de retourner sur la rive, malgre le danger certain d’une pareille entreprise. Pendant vingt-quatre heures je guettai, cache pres de la berge noire, l’apparition du monstre, car je pensais bien qu’il devait sortir, force qu’il etait d’aller faire ses provisions. Et a ce propos, je dois dire que, quand il sortait dans Paris ou qu’il osait se montrer en public, il mettait a la place de son horrible trou de nez, un nez de carton-pate garni d’une moustache, ce qui ne lui enlevait point tout a fait son air macabre, puisque, lorsqu’il passait, on disait derriere lui : « Tiens, voila le pere Trompe-la- Mort qui passe », mais ce qui le rendait a peu pres – je dis a peu pres – supportable a voir. J’etais donc a le guetter sur la rive du lac, – du lac Averne, comme il avait appele, plusieurs fois, devant moi, en ricanant, son lac – et fatigue de ma longue patience, je me disais encore : Il est passe par une autre porte, celle du « troisieme dessous », quand j’entendis un petit clapotis dans le noir, je vis les deux yeux d’or briller comme des fanaux, et bientot la barque abordait. Erik sautait sur le rivage et venait a moi. « Voila vingt-quatre heures que tu es la, me dit-il ; tu me genes ! je t’annonce que tout cela finira tres mal ! Et c’est bien toi qui l’auras voulu ! car ma patience est prodigieuse pour toi !… Tu crois me suivre, immense niais, – (textuel) – et c’est moi qui te suis, et je sais tout ce que tu sais de moi, ici. Je t’ai epargne hier, dans mon chemin des communards ; mais je te le dis, en verite, que je ne t’y revoie plus ! Tout cela est bien imprudent, ma parole ! et je me demande si tu sais encore ce que parler veut dire ! » - 310 - Il etait si fort en colere que je n’eus garde, dans l’instant, de l’interrompre. Apres avoir souffle comme un phoque, il precisa son horrible pensee – qui correspondait a ma pensee redoutable. « Oui, il faut savoir une fois pour toutes – une fois pour toutes, c’est dit – ce que parler veut dire ! Je te dis qu’avec tes imprudences – car tu t’es fait deja arreter deux fois par l’ombre au chapeau de feutre, qui ne savait pas ce que tu faisais dans les dessous et qui t’a conduit aux directeurs, lesquels t’ont pris pour un fantasque Persan amateur de trucs de feerie et de coulisses de theatre (j’etais la… oui, j’etais la dans le bureau ; tu sais bien que je suis partout) – je te dis donc qu’avec tes imprudences, on finira par se demander ce que tu cherches ici… et on finira par savoir que tu cherches Erik… et on voudra, comme toi, chercher Erik… et on decouvrira la maison du Lac… Alors, tant pis, mon vieux ! tant pis !… Je ne reponds plus de rien ! » Il souffla encore comme un phoque. « De rien !… Si les secrets d’Erik ne restent pas les secrets d’Erik, tant pis pour beaucoup de ceux de la race humaine ! C’est tout ce que j’avais a te dire et, a moins que tu ne sois un immense niais – (textuel) – cela devrait te suffire ; a moins que tu ne saches ce que parler veut dire !… » Il s’etait assis sur la partie arriere de sa barque et tapait le bois de la petite embarcation avec ses talons, en attendant ce que j’avais a lui repondre ; je lui dis simplement. « Ce n’est pas Erik que je viens chercher ici !… – Et qui donc ? – Tu le sais bien : c’est Christine Daae ! » Il me repliqua : - 311 - « J’ai bien le droit de lui donner rendez-vous chez moi. Je suis aime pour moi-meme. – Ce n’est pas vrai, fis-je ; tu l’as enlevee et tu la retiens prisonniere ! – Ecoute, me dit-il, me promets-tu de ne plus t’occuper de mes affaires si je te prouve que je suis aime pour moi-meme ? – Oui, je te le promets, repondis-je sans hesitation, car je pensais bien que pour un tel monstre, telle preuve etait impossible a faire. – Eh bien, voila ! c’est tout a fait simple !… Christine Daae sortira d’ici comme il lui plaira et y reviendra !… Oui, y reviendra ! parce que cela lui plaira… y reviendra d’elle-meme, parce qu’elle m’aime pour moi-meme !… – Oh ! je doute qu’elle revienne !… Mais c’est ton devoir de la laisser partir. – Mon devoir, immense niais ! – (textuel). – C’est ma volonte… ma volonte de la laisser partir, et elle reviendra… car elle m’aime !… Tout cela, je te dis, finira par un mariage… un mariage a la Madeleine, immense niais ! (textuel). Me crois-tu, a la fin ? Quand je te dis que ma messe de mariage est deja ecrite… tu verras ce Kyrie… » Il tapota encore ses talons sur le bois de la barque, dans une espece de rythme qu’il accompagnait a mi-voix en chantant : « Kyrie !… Kyrie !… Kyrie Eleison !… Tu verras, tu verras cette messe ! – Ecoute, conclus-je, je te croirai si je vois Christine Daae sortir de la maison du Lac et y revenir librement ! - 312 - – Et tu ne t’occuperas plus de mes affaires ? Eh bien, tu verras cela ce soir… Viens au bal masque. Christine et moi irons y faire un petit tour… Tu iras ensuite te cacher dans la chambre de debarras et tu verras que Christine, qui aura regagne sa loge, ne demandera pas mieux que de reprendre le chemin des communards. – C’est entendu ! » Si je voyais cela, en effet, je n’aurais qu’a m’incliner, car une tres belle personne a toujours le droit d’aimer le plus horrible monstre, surtout quand, comme celui-ci, il a la seduction de la musique et quand cette personne est justement une tres distinguee cantatrice. « Et maintenant, va-t’en ! car il faut que je parte pour aller faire mon marche !… » Je m’en allai donc, toujours inquiet du cote de Christine Daae, mais ayant surtout, au fond de moi-meme, une pensee redoutable, depuis qu’il l’avait reveillee si formidablement a propos de mes imprudences. Je me disais : « Comment tout cela va-t-il finir ? » Et, bien que je fusse assez fataliste de temperament, je ne pouvais me defaire d’une indefinissable angoisse a cause de l’incroyable responsabilite que j’avais prise un jour, en laissant vivre le monstre qui menacait aujourd’hui beaucoup de ceux de la race humaine. A mon prodigieux etonnement, les choses se passerent comme il me l’avait annonce. Christine Daae sortit de la maison du Lac et y revint plusieurs fois sans qu’apparemment elle y fut forcee. Mon esprit voulut alors se detacher de cet amoureux mystere, mais il etait fort difficile, surtout pour moi – a cause de la redoutable pensee – de ne point songer a Erik. Toutefois, - 313 - resigne a une extreme prudence, je ne commis point la faute de retourner sur les bords du lac ni de reprendre le chemin des communards. Mais la hantise de la porte secrete du troisieme dessous me poursuivant, je me rendis plus d’une fois directement dans cet endroit que je savais desert le plus souvent dans la journee. J’y faisais des stations interminables en me tournant les pouces et cache par un decor du Roi de Lahore, qu’on avait laisse la, je ne sais pas pourquoi, car on ne jouait pas souvent le Roi de Lahore. Tant de patience devait etre recompensee. Un jour, je vis venir a moi, sur ses genoux, le monstre. J’etais certain qu’il ne me voyait pas. Il passa entre le decor qui se trouvait la et un portant, alla jusqu’a la muraille et agit, a un endroit que je precisai de loin, sur un ressort qui fit basculer une pierre, lui ouvrant un passage. Il disparut par ce passage et la pierre se referma derriere lui. J’avais le secret du monstre, secret qui pouvait, a mon heure, me livrer la demeure du Lac. Pour m’en assurer, j’attendis au moins une demi-heure et fis, a mon tour, jouer le ressort. Tout se passa comme pour Erik. Mais je n’eus garde de penetrer moi-meme dans le trou, sachant Erik chez lui. D’autre part, l’idee que je pouvais etre surpris ici par Erik me rappela soudain la mort de Joseph Buquet et, ne voulant point compromettre une pareille decouverte, qui pouvait etre utile a beaucoup de monde, a beaucoup de ceux de la race humaine, je quittai les dessous du theatre, apres avoir soigneusement remis la pierre en place, suivant un systeme qui n’avait point varie depuis la Perse. Vous pensez bien que j’etais toujours tres interesse par l’intrigue d’Erik et de Christine Daae, non point que j’obeisse en la circonstance a une maladive curiosite, mais bien a cause, comme je l’ai deja dit, de cette pensee redoutable qui ne me quittait pas : « Si, pensais-je, Erik decouvre qu’il n’est pas aime pour lui-meme, nous pouvons nous attendre a tout. » Et, ne cessant d’errer – prudemment – dans l’Opera, j’appris bientot la verite sur les tristes amours du monstre. Il occupait l’esprit de Christine par la terreur, mais le coeur de la douce enfant appartenait tout entier au vicomte Raoul de Chagny. Pendant que - 314 - ceux-ci jouaient tous deux, comme deux innocents fiances, dans les dessus de l’Opera – fuyant le monstre – ils ne se doutaient pas que quelqu’un veillait sur eux. J’etais decide a tout : a tuer le monstre s’il le fallait et a donner des explications ensuite a la justice. Mais Erik ne se montra pas – et je n’en etais pas plus rassure pour cela. Il faut que je dise tout mon calcul. Je croyais que le monstre, chasse de sa demeure par la jalousie, me permettrait ainsi de penetrer sans peril dans la maison du Lac, par le passage du troisieme dessous. J’avais tout interet, pour tout le monde, a savoir exactement ce qu’il pouvait bien y avoir la-dedans ! Un jour, fatigue d’attendre une occasion, je fis jouer la pierre et aussitot j’entendis une musique formidable ; le monstre travaillait, toutes portes ouvertes chez lui, a son Don Juan triomphant. Je savais que c’etait la l’oeuvre de sa vie. Je n’avais garde de bouger et je restai prudemment dans mon trou obscur. Il s’arreta un moment de jouer et se prit a marcher a travers sa demeure, comme un fou. Et il dit tout haut, d’une voix retentissante : « Il faut que tout cela soit fini avant ! Bien fini ! » Cette parole n’etait pas encore pour me rassurer et, comme la musique reprenait, je fermai la pierre tout doucement. Or, malgre cette pierre fermee, j’entendais encore un vague chant lointain, lointain, qui montait du fond de la terre, comme j’avais entendu le chant de la sirene monter du fond des eaux. Et je me rappelai les paroles de quelques machinistes dont on avait souri au moment de la mort de Joseph Buquet : « Il y avait autour du corps du pendu comme un bruit qui ressemblait au chant des morts. » Le jour de l’enlevement de Christine Daae, je n’arrivai au theatre qu’assez tard dans la soiree et tremblant d’apprendre de mauvaises nouvelles. J’avais passe une journee atroce, car je n’avais cesse, depuis la lecture d’un journal du matin annoncant le mariage de Christine et du vicomte de Chagny, de me demander si, apres tout, je ne ferais pas mieux de denoncer le monstre. Mais la raison me revint et je restai persuade qu’une telle attitude ne pouvait que precipiter la catastrophe possible. - 315 - Quand ma voiture me deposa devant l’Opera, je regardai ce monument comme si j’etais etonne, en verite, de le voir encore debout ! Mais je suis, comme tout bon Oriental, un peu fataliste et j’entrai, m’attendant a tout ! L’enlevement de Christine Daae a l’acte de la prison, qui surprit naturellement tout le monde, me trouva prepare. C’etait sur qu’Erik l’avait escamotee, comme le roi des prestidigitateurs qu’il est, en verite. Et je pensai bien que cette fois c’etait la fin pour Christine et peut-etre pour tout le monde. Si bien qu’un moment je me demandai si je n’allais pas conseiller a tous ces gens, qui s’attardaient au theatre, de se sauver. Mais encore je fus arrete dans cette pensee de denonciation, par la certitude ou j’etais que l’on me prendrait pour un fou. Enfin, je n ignorais pas que si, par exemple. je criais pour faire sortir tous ces gens : « Au feu ! » je pouvais etre la cause d’une catastrophe, etouffements dans la fuite, pietinements, luttes sauvages. – pire que la catastrophe ellememe. Toutefois, je me resolus a agir sans plus tarder, personnellement. Le moment me semblait, du reste, propice. J’avais beaucoup de chances pour qu’Erik ne songeat, a cette heure, qu’a sa captive. Il fallait en profiter pour penetrer dans sa demeure par le troisieme dessous et je pensai, pour cette entreprise, a m’adjoindre ce pauvre petit desespere de vicomte, qui, au premier mot, accepta avec une confiance en moi qui me toucha profondement ; j’avais envoye chercher mes pistolets par mon domestique. Darius nous rejoignit avec la boite dans la loge de Christine. Je donnai un pistolet au vicomte et lui conseillai d’etre pret a tirer comme moi-meme, car, apres tout, Erik pouvait nous attendre derriere le mur. Nous devions passer par le chemin des communards et par la trappe. - 316 - Le petit vicomte m’avait demande, en apercevant mes pistolets, si nous allions nous battre en duel ? Certes ! et je dis : Quel duel ! Mais je n’eus le temps, bien entendu, de rien lui expliquer. Le petit vicomte est brave, mais tout de meme il ignorait a peu pres tout de son adversaire ! Et c’etait tant mieux ! Qu’est-ce qu’un duel avec le plus terrible des bretteurs a cote d’un combat avec le plus genial des prestidigitateurs ? Moimeme, je me faisais difficilement a cette pensee que j’allais entrer en lutte avec un homme qui n’est visible au fond que lorsqu’il le veut et qui, en revanche, voit tout autour de lui, quand toute chose pour vous reste obscure !… Avec un homme dont la science bizarre, la subtilite, l’imagination et l’adresse lui permettent de disposer de toutes les forces naturelles, combinees pour creer a vos yeux ou a vos oreilles l’illusion qui vous perd !… Et cela, dans les dessous de l’Opera, c’est-a-dire au pays meme de la fantasmagorie ! Peut-on imaginer cela sans fremir ? Peut-on seulement avoir une idee de ce qui pourrait arriver aux yeux ou aux oreilles d’un habitant de l’Opera, si on avait enferme dans l’Opera – dans ses cinq dessous et ses vingt-cinq dessus – un Robert Houdin feroce et « rigolo », tantot qui se moque et tantot qui hait ! tantot qui vide les poches et tantot qui tue !… Pensezvous a cela : « Combattre l’amateur de trappes ? » – Mon Dieu ! en a-t-il fabrique chez nous, dans tous nos palais, de ces etonnantes trappes pivotantes qui sont les meilleures des trappes ! – Combattre l’amateur de trappes au pays des trappes !… Si mon espoir etait qu’il n’avait point quitte Christine Daae dans cette demeure du Lac ou il avait du la transporter, une fois encore, evanouie, ma terreur etait qu’il fut deja quelque part autour de nous, preparant le lacet du Pendjab. Nul mieux que lui ne sait lancer le lacet du Pendjab et il est le prince des etrangleurs comme il est le roi des prestidigitateurs. Quand il avait fini de faire rire la petite sultane, au temps des heures roses de Mazenderan, celle-ci demandait elle-meme a ce - 317 - qu’il s’amusat a la faire frissonner. Et il n’avait rien trouve de mieux que le jeu du lacet du Pendjab. Erik qui avait sejourne dans l’Inde, en etait revenu avec une adresse incroyable a etrangler. Il se faisait enfermer dans une cour ou l’on amenait un guerrier, – le plus souvent un condamne a mort – arme d’une longue pique et d’une large epee. Erik, lui, n’avait que son lacet, et c’etait toujours dans le moment que le guerrier croyait abattre Erik d’un coup formidable, que l’on entendait le lacet siffler. D’un coup de poignet, Erik avait serre le mince lasso au col de son ennemi, et il le trainait aussitot devant la petite sultane et ses femmes qui regardaient a une fenetre et applaudissaient. La petite sultane apprit, elle aussi, a lancer le lacet du Pendjab et tua ainsi plusieurs de ses femmes et meme de ses amies en visite. Mais je prefere quitter ce sujet terrible des heures roses de Mazenderan. Si j’en ai parle, c’est que je dus, etant arrive avec le vicomte de Chagny dans les dessous de l’Opera, mettre en garde mon compagnon contre une possibilite toujours menacante autour de nous, d’etranglement. Certes ! une fois dans les dessous, mes pistolets ne pouvaient plus nous servir a rien, car j’etais bien sur que du moment qu’il ne s’etait point oppose du premier coup a notre entree dans le chemin des communards, Erik ne se laisserait plus voir. Mais il pouvait toujours nous etrangler. Je n’eus point le temps d’expliquer tout cela au vicomte et meme je ne sais si, ayant dispose de ce temps, j’en aurais use pour lui raconter qu’il y avait quelque part, dans l’ombre, un lacet du Pendjab pret a siffler. C’etait bien inutile de compliquer la situation et je me bornai a conseiller a M. de Chagny de tenir toujours sa main a hauteur de l’oeil, le bras replie dans la position du tireur au pistolet qui attend le commandement de « feu ». Dans cette position, il est impossible, meme au plus adroit etrangleur, de lancer utilement le lacet du Pendjab. En meme temps que le cou, il vous prend le bras ou la main et ainsi ce lacet, que l’on peut facilement delacer, devient inoffensif. Apres avoir evite le commissaire de police et quelques fermeurs de portes, puis les pompiers, et rencontre pour la premiere fois le tueur de rats et passe inapercu aux yeux de l’homme au chapeau de feutre, le vicomte et moi nous parvinmes - 318 - sans encombre dans le troisieme dessous, entre le portant et le decor du Roi de Lahore. Je fis jouer la pierre et nous sautames dans la demeure qu’Erik s’etait construite dans la double enveloppe des murs de fondation de l’Opera (et cela, le plus tranquillement du monde, puisque Erik a ete un des premiers entrepreneurs de maconnerie de Philippe Garnier, l’architecte de l’Opera, et qu’il avait continue a travailler, mysterieusement, tout seul, quand les travaux etaient officiellement suspendus, pendant la guerre, le siege de Paris et la Commune). Je connaissais assez mon Erik pour caresser la presomption d’arriver a decouvrir tous les trucs qu’il avait pu se fabriquer pendant tout ce temps-la : aussi n’etais-je nullement rassure en sautant dans sa maison. Je savais ce qu’il avait fait de certain palais de Mazenderan. De la plus honnete construction du monde, il avait bientot fait la maison du diable, ou l’on ne pouvait plus prononcer une parole sans qu’elle fut espionnee ou rapportee par l’echo. Que de drames de famille ! que de tragedies sanglantes le monstre trainait derriere lui avec ses trappes ! Sans compter que l’on ne pouvait jamais, dans les palais qu’il avait « truques », savoir exactement ou l’on se trouvait. Il avait des inventions etonnantes. Certainement, la plus curieuse, la plus horrible et la plus dangereuse de toutes etait la chambre des supplices. A moins des cas exceptionnels ou la petite sultane s’amusait a faire souffrir le bourgeois, on n’y laissait guere entrer que les condamnes a mort. C’etait, a mon avis, la plus atroce imagination des heures roses de Mazenderan. Aussi, quand le visiteur qui etait entre dans la chambre des supplices en « avait assez », il lui etait toujours permis d’en finir avec un lacet du Pendjab qu’on laissait a sa disposition au pied de l’arbre de fer ! Or, quel ne fut pas mon emoi, aussitot apres avoir penetre dans la demeure du monstre, en m’apercevant que la piece dans laquelle nous venions de sauter, M. le vicomte de Chagny et moi, etait justement la reconstitution exacte de la chambre des supplices des heures roses de Mazenderan. - 319 - A nos pieds, je trouvai le lacet du Pendjab que j’avais tant redoute toute la soiree. J’etais convaincu que ce fil avait deja servi pour Joseph Buquet. Le chef machiniste avait du, comme moi, surprendre certain soir Erik au moment ou il faisait jouer la pierre du troisieme dessous. Curieux, il avait a son tour tente le passage avant que la pierre ne se refermat et il etait tombe dans la chambre des supplices, et il n’en etait sorti que pendu. J’imaginai tres bien Erik trainant le corps dont il voulait se debarrasser jusqu’au decor du Roi de Lahore et l’y suspendant, pour faire un exemple ou pour grossir la terreur superstitieuse qui devait l’aider a garder les abords de la caverne ! Mais, apres reflexion, Erik revenait chercher le lacet du Pendjab, qui est tres singulierement fait de boyaux de chat et qui aurait pu exciter la curiosite d’un juge d’instruction. Ainsi s’expliquait la disparition de la corde de pendu. Et voila que je le decouvrais a nos pieds, le lacet, dans la chambre des supplices !… Je ne suis point pusillanime, mais une sueur froide m’inonda le visage. La lanterne dont je promenais le petit disque rouge sur les parois de la trop fameuse chambre, tremblait dans ma main. M. de Chagny s’en apercut et me dit : « Que se passe-t-il donc, monsieur ? » Je lui fis signe violemment de se taire, car je pouvais avoir encore cette supreme esperance que nous etions dans la chambre des supplices, sans que le monstre en sut rien ! Et meme, cette esperance-la n’etait point le salut car je pouvais encore tres bien m’imaginer que, du cote du troisieme dessous, la chambre des supplices etait chargee de garder la demeure du Lac, et, cela peut-etre, automatiquement. - 320 - Oui, les supplices allaient peut-etre commencer automatiquement. Qui aurait pu dire quels gestes de nous ils attendaient pour cela ? Je recommandai l’immobilite la plus absolue a mon compagnon. Un ecrasant silence pesait sur nous. Et ma lanterne rouge continuait a faire le tour de la chambre des supplices… je la reconnaissais… je la reconnaissais… - 321 - XXIII Dans la chambre des supplices Suite du recit du Persan. Nous etions au centre d’une petite salle de forme parfaitement hexagonale… dont les six pans de murs etaient interieurement garnis de glaces… du haut en bas… Dans les coins, on distinguait tres bien les « rajoutis » de glace… les petits secteurs destines a tourner sur les tambours… oui, oui, je les reconnais… et je reconnais l’arbre de fer dans un coin, au fond de l’un de ces petits secteurs… l’arbre de fer, avec sa branche de fer… pour les pendus. J’avais saisi le bras de mon compagnon. Le vicomte de Chagny etait tout fremissant, tout pret a crier a sa fiancee le secours qu’il lui apportait… Je redoutais qu’il ne put se contenir. Tout a coup, nous entendimes du bruit a notre gauche. Ce fut d’abord comme une porte qui s’ouvrait et se refermait, dans la piece a cote, puis il y eut un sourd gemissement. Je retins plus fortement encore le bras de M. de Chagny, puis nous entendimes distinctement ces mots : « C’est a prendre ou a laisser ! La messe de mariage ou la messe des morts. » Je reconnus la voix du monstre. Il y eut encore un gemissement. A la suite de quoi, un long silence. J’etais persuade, maintenant, que le monstre ignorait notre presence dans sa demeure, car s’il en eut ete autrement, il se serait bien arrange pour que nous ne l’entendions point. Il lui eut - 322 - suffi pour cela de fermer hermetiquement la petite fenetre invisible par laquelle les amateurs de supplices regardent dans la chambre des supplices. Et puis, j’etais sur que s’il avait connu notre presence, les supplices eussent commence tout de suite. Nous avions donc, des lors, un gros avantage sur Erik : nous etions a ses cotes et il n’en savait rien. L’important etait de ne le lui point faire savoir, et je ne redoutais rien tant que l’impulsion du vicomte de Chagny qui voulait se ruer a travers les murs pour rejoindre Christine Daae, dont nous croyions entendre, par intervalles, le gemissement. « La messe des morts, ce n’est point gai ! reprit la voix d’Erik, tandis que la messe de mariage, parlez-moi de cela ! c’est magnifique ! Il faut prendre une resolution et savoir ce que l’on veut ! Moi, il m’est impossible de continuer a vivre comme ca, au fond de la terre, dans un trou, comme une taupe ! Don Juan triomphant est termine, maintenant je veux vivre comme tout le monde. Je veux avoir une femme comme tout le monde et nous irons nous promener le dimanche. J’ai invente un masque qui me fait la figure de n’importe qui. On ne se retournera meme pas. Tu seras la plus heureuse des femmes. Et nous chanterons pour nous tout seuls, a en mourir. Tu pleures ! Tu as peur de moi ! Je ne suis pourtant pas mechant au fond ! Aime-moi et tu verras ! Il ne m’a manque que d’etre aime pour etre bon ! Si tu m’aimais, je serais doux comme un agneau et tu ferais de moi ce que tu voudrais. » Bientot le gemissement qui accompagnait cette sorte de litanie d’amour, grandit, grandit. Je n’ai jamais rien entendu de plus desespere et M. de Chagny et moi reconnumes que cette effrayante lamentation appartenait a Erik lui-meme. Quant a Christine, elle devait, quelque part, peut-etre de l’autre cote du mur que nous avions devant nous, se tenir, muette d’horreur, n’ayant plus la force de crier, avec le monstre a ses genoux. - 323 - Cette lamentation etait sonore et grondante et ralante comme la plainte d’un ocean. Par trois fois Erik sortit cette plainte du rocher de sa gorge. « Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’aimes pas ! » Et puis, il s’adoucit : « Pourquoi pleures-tu ? Tu sais bien que tu me fais de la peine. » Un silence. Chaque silence pour nous etait un espoir. Nous nous disions : « Il a peut-etre quitte Christine derriere le mur. » Nous ne pensions qu’a la possibilite d’avertir Christine Daae de notre presence, sans que le monstre se doutat de rien. Nous ne pouvions sortir maintenant de la chambre des supplices que si Christine nous en ouvrait la porte ; et c’est a cette condition premiere que nous pouvions lui porter secours, car nous ignorions meme ou la porte pouvait se trouver autour de nous. Tout a coup, le silence d’a cote fut trouble par le bruit d’une sonnerie electrique. Il y eut un bondissement de l’autre cote du mur et la voix de tonnerre d’Erik : « On sonne ! donnez-vous donc la peine d’entrer ! » Un ricanement lugubre. - 324 - « Qui est-ce qui vient encore nous deranger ? Attends-moi un peu ici… je m’en vais aller dire a la sirene d’ouvrir. » Et des pas s’eloignerent, une porte se ferma. Je n’eus point le temps de songer a l’horreur nouvelle qui se preparait ; j’oubliai que le monstre ne sortait que pour un crime nouveau peut-etre ; je ne compris qu’une chose : Christine seule etait derriere le mur ! Le vicomte de Chagny l’appelait deja. « Christine ! Christine ! » Du moment que nous entendions ce qui se disait dans la piece a cote, il n’y avait aucune raison pour que mon compagnon ne fut pas entendu a son tour. Et, cependant, le vicomte dut repeter plusieurs fois son appel. Enfin une faible voix parvint jusqu’a nous. « Je reve, disait-elle. – Christine ! Christine ! c’est moi, Raoul. » Silence. « Mais repondez-moi, Christine !… si vous etes seule, au nom du Ciel, repondez-moi. » Alors la voix de Christine murmura le nom de Raoul. « Oui ! Oui ! C’est moi ! Ce n’est pas un reve !… Christine, ayez confiance !… Nous sommes la pour vous sauver… mais pas une imprudence !… Quand vous entendrez le monstre, avertisseznous. – Raoul !… Raoul ! » - 325 - Elle se fit repeter plusieurs fois qu’elle ne revait pas et que Raoul de Chagny avait pu venir jusqu’a elle, conduit par un compagnon devoue qui connaissait le secret de la demeure d’Erik. Mais aussitot a la trop rapide joie que nous lui apportions succeda une terreur plus grande. Elle voulait que Raoul s’eloignat sur-le-champ. Elle tremblait qu’Erik ne decouvrit sa cachette, car, en ce cas, il n’eut pas hesite a tuer le jeune homme. Elle nous apprit en quelques mots precipites qu’Erik etait devenu tout a fait fou d’amour et qu’il etait decide a tuer tout le monde et lui-meme avec le monde, si elle ne consentait pas a devenir sa femme devant le maire et le cure, le cure de la Madeleine. Il lui avait donne jusqu’au lendemain soir onze heures pour reflechir. C’etait le dernier delai. Il lui faudrait alors choisir, comme il disait, entre la messe de mariage et la messe des morts ! Et Erik avait prononce cette phrase que Christine n’avait pas tout a fait comprise : « Oui ou non ; si c’est non, tout le monde est mort et enterre !» Mais, moi, je comprenais tout a fait cette phrase, car elle repondit d’une facon terrible a ma pensee redoutable. « Pourriez-vous nous dire ou est Erik ? » demandai-je. Elle repondit qu’il devait etre sorti de la demeure. « Pourriez-vous vous en assurer ? – Non !… Je suis attachee… je ne puis faire un mouvement. » En apprenant cela, M. de Chagny et moi ne pumes retenir un cri de rage. Notre salut, a tous les trois, dependait de la liberte de mouvements de la jeune fille. Oh ! la delivrer ! Arriver jusqu’a elle ! « Mais ou etes-vous donc ? demandait encore Christine… Il n’y a que deux portes dans ma chambre : la chambre Louis- 326 - Philippe, dont je vous ai parle, Raoul !… une porte par ou entre et sort Erik, et une autre qu’il n’a jamais ouverte devant moi et qu’il m’a defendu de franchir jamais, parce qu’elle est, dit-il, la plus dangereuse des portes… la porte des supplices !… – Christine, nous sommes derriere cette porte-la !… – Vous etes dans la chambre des supplices ? – Oui, mais nous ne voyons pas la porte. – Ah ! si je pouvais seulement me trainer jusque-la !… Je frapperais contre la porte et vous verriez bien l’endroit ou est la porte. – C’est une porte avec une serrure ? demandai-je. – Oui, avec une serrure. » Je pensai : Elle s’ouvre de l’autre cote avec une clef, comme toutes les portes, mais de notre cote a nous, elle s’ouvre avec le ressort et le contrepoids, et cela ne va pas etre facile a decouvrir. « Mademoiselle ! fis-je, il faut absolument que vous nous ouvriez cette porte. – Mais comment ? » repondit la voix eploree de la malheureuse… Nous entendimes un corps qui se froissait, qui essayait de toute evidence de se liberer des liens qui l’emprisonnaient… « Nous ne nous en tirerons qu’avec la ruse, dis-je. Il faut avoir la clef de cette porte… - 327 - – Je sais ou elle est, repondit Christine qui paraissait epuisee par l’effort qu’elle venait de faire… Mais je suis bien attachee !… Le miserable !… » Et il y eut un sanglot. « Ou est la clef ? demandai-je, en ordonnant a M. de Chagny de se taire et de me laisser conduire l’affaire, car nous n’avions pas un moment a perdre. – Dans la chambre, a cote de l’orgue, avec une autre petite clef en bronze a laquelle il m’a defendu de toucher egalement. Elles sont toutes deux dans un petit sac en cuir qu’il appelle : Le petit sac de la vie et de la mort… Raoul ! Raoul !… fuyez !… tout ici est mysterieux et terrible… et Erik va devenir tout a fait fou… Et vous etes dans la chambre des supplices !… Allez-vous-en par ou vous etes venus ! Cette chambre-la doit avoir des raisons pour s’appeler d’un nom pareil ! – Christine ! fit le jeune homme, nous sortirons d’ici ensemble ou nous mourrons ensemble ! – Il ne tient qu’a nous de sortir d’ici tous sains et saufs, soufflai-je, mais il faut garder notre sang-froid. Pourquoi vous a- t-il attachee, mademoiselle ? Vous ne pouvez pourtant pas vous sauver de chez lui ! Il le sait bien ! – J’ai voulu me tuer ! Le monstre, ce soir, apres m’avoir transportee ici evanouie, a demi chloroformee, s’etait absente. Il etait, parait-il, – c’est lui qui me l’a dit, – alle chez son banquier !… Quand il est revenu, il m’a trouvee la figure en sang… j’avais voulu me tuer ! je m’etais heurte le front contre les murs. – Christine ! gemit Raoul, et il se prit a sangloter. – Alors, il m’a attachee… je n’ai le droit de mourir que demain soir a onze heures !… » - 328 - Toute cette conversation a travers le mur etait beaucoup plus « hachee » et beaucoup plus prudente que je ne pourrais en donner l’impression en la transcrivant ici. Souvent nous nous arretions au milieu d’une phrase, parce qu’il nous avait semble entendre un craquement, un pas, un remuement insolite… Elle nous disait : « Non ! Non ! ce n’est pas lui !… Il est sorti ! Il est bien sorti ! J’ai reconnu le bruit que fait, en se refermant, le mur du lac. – Mademoiselle ! declarai-je, c’est le monstre lui-meme qui vous a attachee… c’est lui qui vous detachera… Il ne s’agit que de jouer la comedie qu’il faut pour cela !… N’oubliez pas qu’il vous aime ! – Malheureuse, entendimes-nous, comment ferais-je pour l’oublier jamais ! – Souvenez-vous-en pour lui sourire… suppliez-le… dites-lui que ces liens vous blessent. » Mais Christine Daae nous fit : « Chut !… J’entends quelque chose dans le mur du Lac !… C’est lui !… Allez-vous-en !… Allez-vous-en !… Allez-vous-en ! – Nous ne nous en irions pas, meme si nous le voulions ! affirmai-je de facon a impressionner la jeune fille. Nous ne pouvons plus partir ! Et nous sommes dans la chambre des supplices ! – Silence ! » souffla encore Christine. Nous nous tumes tous les trois. Des pas lourds se trainaient lentement derriere le mur, puis s’arretaient et refaisaient a nouveau gemir le parquet. - 329 - Puis il y eut un soupir formidable suivi d’un cri d’horreur de Christine et nous entendimes la voix d’Erik. « Je te demande pardon de te montrer un visage pareil ! je suis dans un bel etat, n’est-ce pas ? C’est de la faute de l’autre ! Pourquoi a-t-il sonne ? Est-ce que je demande a ceux qui passent l’heure qu’il est ? Il ne demandera plus l’heure a personne. C’est de la faute de la sirene… » Encore un soupir, plus profond, plus formidable, venant du fin fond de l’abime d’une ame. « Pourquoi as-tu crie, Christine ? – Parce que je souffre, Erik. – J’ai cru que je t’avais fait peur… – Erik, desserrez mes liens… ne suis-je pas votre prisonniere ? – Tu voudras encore mourir… – Vous m’avez donne jusqu’a demain soir, onze heures, Erik… » Les pas se trainent encore sur le plancher. « Apres tout, puisque nous devons mourir ensemble… et que je suis aussi presse que toi… oui, moi aussi, j’en ai assez de cette vie-la, tu comprends !… Attends, ne bouge pas, je vais te delivrer… Tu n’as qu’un mot a dire : non ! et ce sera fini tout de suite, pour tout le monde… Tu as raison… tu as raison ! Pourquoi attendre jusqu’a demain soir onze heures ? Ah ! oui, parce que ca aurait ete plus beau !… j’ai toujours eu la maladie du decorum… - 330 - du grandiose… c’est enfantin !… Il ne faut songer qu’a soi dans la vie !… a sa propre mort… le reste est du superflu… Tu regardes comme je suis mouille ?… Ah ! ma cherie, c’est que j’ai eu tort de sortir… Il fait un temps a ne pas mettre un chien dehors !… A part ca, Christine, je crois bien que j’ai des hallucinations… Tu sais, celui qui sonnait tout a l’heure chez la sirene, – va-t’en voir au fond du lac s’il sonne – eh bien, il ressemblait… La, tourne-toi… es-tu contente ? Te voila delivree… Mon Dieu ! tes poignets, Christine ! je leur ai fait mal, dis ?… Cela seul merite la mort… A propos de mort, il faut que je lui chante sa messe ! » En entendant ces terribles propos, je ne pus m’empecher d’avoir un affreux pressentiment… Moi aussi, j’avais sonne une fois a la porte du monstre… et sans le savoir, certes !… j’avais du mettre en marche quelque courant avertisseur… Et je me souvenais des deux bras sortis des eaux noires comme de l’encre… Quel etait encore le malheureux egare sur ces rives ? La pensee de ce malheureux-la m’empechait presque de me rejouir du stratageme de Christine, et, cependant, le vicomte de Chagny murmurait a mon oreille ce mot magique : delivree !… Qui donc ? Qui donc etait l’autre ? Celui pour qui nous entendions en ce moment la messe des morts ? Ah ! le chant sublime et furieux ! Toute la maison du Lac en grondait… toutes les entrailles de la terre en frissonnaient… Nous avions mis nos oreilles contre le mur de glace pour mieux entendre le jeu de Christine Daae, le jeu qu’elle jouait pour notre delivrance mais nous n’entendions plus rien que le jeu de la messe des morts. Cela etait plutot une messe de damnes… Cela faisait, au fond de la terre, une ronde de demons. Je me rappelle que le Dies irae qu’il chanta nous enveloppa comme d’un orage. Oui, nous avions de la foudre autour de nous et des eclairs… Certes ! je l’avais entendu chanter autrefois… Il allait meme jusqu’a faire chanter les gueules de pierre de mes taureaux androcephales, sur les murs du palais de Mazenderan… - 331 - Mais chanter comme ca, jamais ! jamais ! Il chantait comme le dieu du tonnerre… Tout a coup, la voix et l’orgue s’arreterent si brusquement que M. de Chagny et moi reculames derriere le mur, tant nous fumes saisis… Et la voix subitement changee, transformee, grinca distinctement toutes ces syllabes metalliques : « Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? » - 332 - XXIV Les supplices commencent Suite du recit du Persan La voix repeta avec fureur : « Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? » Christine Daae ne devait pas trembler plus que nous. « C’etait pour me prendre mon sac que tu voulais que je te delivre, dis ?… » On entendit des pas precipites, la course de Christine qui revenait dans la chambre Louis-Philippe, comme pour chercher un abri devant notre mur. « Pourquoi fuis-tu ? disait la voix rageuse qui avait suivi… Veux-tu bien me rendre mon sac ! Tu ne sais donc pas que c’est le sac de la vie et de la mort ? – Ecoutez-moi, Erik, soupira la jeune femme… puisque desormais il est entendu que nous devons vivre ensemble… qu’est-ce que ca vous fait ?… Tout ce qui est a vous m’appartient !… » Cela etait dit d’une facon si tremblante que cela faisait pitie. La malheureuse devait employer ce qui lui restait d’energie a surmonter sa terreur… Mais ce n’etait point avec d’aussi enfantines supercheries, dites en claquant des dents, qu’on pouvait surprendre le monstre. « Vous savez bien qu’il n’y a la-dedans que deux clefs… Qu’est-ce que vous voulez faire ? demanda-t-il. - 333 - – Je voudrais, fit-elle, visiter cette chambre que je ne connais pas et que vous m’avez toujours cachee… C’est une curiosite de femme ! ajouta-t-elle, sur un ton qui voulait se faire enjoue et qui ne dut reussir qu’a augmenter la mefiance d’Erik tant il sonnait faux… – Je n’aime pas les femmes curieuses ! repliqua Erik, et vous devriez vous mefier depuis l’histoire de Barbe-Bleue… Allons ! rendez-moi mon sac !… rendez-moi mon sac !… Veux-tu laisser la clef !… Petite curieuse ! » Et il ricana pendant que Christine poussait un cri de douleur… Erik venait de lui reprendre le sac. C’est a ce moment que le vicomte, ne pouvant plus se retenir, jeta un cri de rage et d’impuissance, que je parvins bien difficilement a etouffer sur ses levres… « Ah mais ! fit le monstre… Qu’est-ce que c’est que ca ?… Tu n’as pas entendu, Christine ? – Non ! non ! repondait la malheureuse ; je n’ai rien entendu ! – Il me semblait qu’on avait jete un cri ! – Un cri !… Est-ce que vous devenez fou, Erik ?… Qui voulezvous donc qui crie, au fond de cette demeure ?… C’est moi qui ai crie, parce que vous me faisiez mal !… Moi, je n’ai rien entendu !… – Comme tu me dis cela !… Tu trembles !… Te voila bien emue !… Tu mens !… On a crie ! on a crie !… Il y a quelqu’un dans la chambre des supplices !… Ah ! je comprends maintenant !… – Il n’y a personne, Erik !… - 334 - – Je comprends !… – Personne !… – Ton fiance… peut-etre !… – Eh ! je n’ai pas de fiance !… Vous le savez bien !… » Encore un ricanement mauvais. « Du reste, c’est si facile de le savoir… Ma petite Christine, mon amour… on n’a pas besoin d’ouvrir la porte pour voir ce qui se passe dans la chambre des supplices… Veux-tu voir ? veux-tu voir ?… Tiens !… S’il y a quelqu’un… s’il y a vraiment quelqu’un, tu vas voir s’illuminer tout la-haut, pres du plafond, la fenetre invisible… Il suffit d’en tirer le rideau noir et puis d’eteindre ici… La, c’est fait… Eteignons ! Tu n’as pas peur de la nuit, en compagnie de ton petit mari !… » Alors, on entendit la voix agonisante de Christine. « Non !… J’ai peur !… Je vous dis que j’ai peur dans la nuit !… Cette chambre ne m’interesse plus du tout !… C’est vous qui me faites tout le temps peur, comme a une enfant, avec cette chambre des supplices !… Alors, j’ai ete curieuse, c’est vrai !… Mais elle ne m’interesse plus du tout… du tout !… » Et ce que je craignais par-dessus tout, commenca automatiquement… Nous fumes, tout a coup, inondes de lumiere !… Oui, derriere notre mur, ce fut comme un embrasement. Le vicomte de Chagny, qui ne s’y attendait pas, en fut tellement surpris qu’il en chancela. Et la voix de colere eclata a cote. « Je te disais qu’il y avait quelqu’un !… La vois-tu maintenant, la fenetre ?… la fenetre lumineuse !… Tout la-haut !… - 335 - Celui qui est derriere ce mur ne la voit pas, lui !… Mais, toi, tu vas monter sur l’echelle double. Elle est la pour cela !… Tu m’as demande souvent a quoi elle servait… Eh bien, te voila renseignee maintenant !… Elle sert a regarder par la fenetre de la chambre des supplices… petite curieuse !… – Quels supplices ?… quels supplices y a-t-il la-dedans ?… Erik ! Erik ! dites-moi que vous voulez me faire peur !… Dites-le- moi, si vous m’aimez, Erik !… N’est-ce pas qu’il n’y a pas de supplices ? Ce sont des histoires pour les enfants !… – Allez voir, ma cherie, a la petite fenetre !… » Je ne sais si le vicomte, a cote de moi, entendait maintenant la voix defaillante de la jeune femme, tant il etait occupe du spectacle inoui qui venait de surgir a son regard eperdu… Quant a moi qui avais vu ce spectacle-la deja trop souvent, par la petite fenetre des heures roses de Mazenderan, je n’etais occupe que de ce qui se disait a cote, y cherchant une raison d’agir, une resolution a prendre. « Allez voir, allez voir a la petite fenetre !… Vous me direz !… Vous me direz apres comment il a le nez fait ! » Nous entendimes rouler l’echelle que l’on appliqua contre le mur… « Montez donc !… Non !… Non, je vais monter, moi, ma cherie !… – Eh bien, oui… je vais voir… laissez-moi ! – Ah ! ma petite cherie !… Ma petite cherie !… que vous etes mignonne… Bien gentil a vous de m’epargner cette peine a mon age !… Vous me direz comment il a le nez fait !… Si les gens se doutaient du bonheur qu’il y a a avoir un nez… un nez bien a soi… - 336 - jamais ils ne viendraient se promener dans la chambre des supplices !… » A ce moment, nous entendimes distinctement au-dessus de nos tetes, ces mots : « Mon ami, il n’y a personne !… – Personne ?… Vous etes sure qu’il n’y a personne ?… – Ma foi, non… il n’y a personne… – Eh bien, tant mieux !… Qu’avez-vous, Christine ?… Eh bien, quoi ! Vous n’allez pas vous trouver mal !… Puisqu’il n’y a personne !… Mais comment trouvez-vous le paysage ?... – Oh ! tres bien !… – Allons ! ca va mieux !… N’est-ce pas, ca va mieux !… Tant mieux, ca va mieux !… Pas d’emotion !… Et quelle drole de maison, n’est-ce pas, ou l’on peut voir des paysages pareils ?… – Oui, on se croirait au Musee Grevin !… Mais, dites donc, Erik… il n’y a pas de supplices la-dedans !… Savez-vous que vous m’avez fait une peur !… – Pourquoi, puisqu’il n’y a personne !… – C’est vous qui avez fait cette chambre-la, Erik ?… Savezvous que c’est tres beau ! Decidement, vous etes un grand artiste, Erik… – Oui, un grand artiste “dans mon genre”. – Mais, dites-moi, Erik, pourquoi avez-vous appele cette chambre la chambre des supplices ?… - 337 - – Oh ! c’est bien simple. D’abord, qu’est-ce que vous avez vu ? – J’ai vu une foret !… – Et qu’est-ce qu’il y a dans une foret ? – Des arbres !… – Et qu’est-ce qu’il y a dans un arbre ? – Des oiseaux… – Tu as vu des oiseaux… – Non, je n’ai pas vu d’oiseaux. – Alors, qu’as-tu vu ? cherche !… Tu as vu des branches ! Et qu’est-ce qu’il y a dans une branche ? dit la voix terrible… Il y a un gibet ! Voila pourquoi j’appelle ma foret la chambre des supplices !… Tu vois, ce n’est qu’une facon de parler ! Tout cela est pour rire ! Moi, je ne m’exprime jamais comme les autres !… Je ne fais rien comme les autres !… Mais j’en suis bien fatigue !… bien fatigue !… J’en ai assez, vois-tu, d’avoir une foret dans ma maison, et une chambre des supplices !… Et d’etre loge comme un charlatan au fond d’une boite a double fond !… J’en ai assez ! j’en ai assez !… Je veux avoir un appartement tranquille, avec des portes et des fenetres ordinaires et une honnete femme dedans, comme tout le monde !… Tu devrais comprendre cela, Christine, et je ne devrais pas avoir besoin de te le repeter a tout bout de champ !… Une femme comme tout le monde !… Une femme que j’aimerais, que je promenerais, le dimanche, et que je ferais rire toute la semaine ! Ah ! tu ne t’ennuierais pas avec moi ! J’ai plus d’un tour dans mon sac, sans compter les tours de cartes !… Tiens ! veux-tu que je te fasse des tours de cartes ? Cela nous fera toujours passer quelques minutes, en attendant demain soir, onze - 338 - heures !… Ma petite Christine !… Ma petite Christine !… Tu m’ecoutes ?… Tu ne me repousses plus !… dis ? Tu m’aimes !… Non, tu ne m’aimes pas !… Mais ca ne fait rien ! tu m’aimeras ! Autrefois, tu ne pouvais pas regarder mon masque a cause que tu savais ce qu’il y a derriere… Et maintenant, tu veux bien le regarder et tu oublies ce qu’il y a derriere, et tu veux bien ne plus me repousser !… On s’habitue a tout, quand on veut bien… quand on a la bonne volonte !… Que de jeunes gens qui ne s’aimaient pas avant le mariage se sont adores apres ! Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Mais tu t’amuserais bien avec moi !… Il n’y en a pas un comme moi, par exemple, ca, je le jure devant le bon Dieu qui nous mariera – si tu es raisonnable – il n’y en a pas un comme moi pour faire le ventriloque ! Je suis le premier ventriloque du monde !… Tu ris !… Tu ne me crois peut-etre pas !… Ecoute ! » Le miserable (qui etait, en effet, le premier ventriloque du monde) etourdissait la petite (je m’en rendais parfaitement compte) pour detourner son attention de la chambre des supplices !… Calcul stupide !… Christine ne pensait qu’a nous !… Elle repeta a plusieurs reprises, sur le ton le plus doux qu’elle put trouver et de la plus ardente supplication : « Eteignez la petite fenetre !… Erik ! eteignez donc la petite fenetre !… » Car elle pensait bien que cette lumiere, soudain apparue a la petite fenetre, et dont le monstre avait parle d’une facon si menacante, avait sa raison terrible d’etre… Une seule chose devait momentanement la tranquilliser, c’est qu’elle nous avait vus tous deux, derriere le mur, au centre du magnifique embrasement, debout et bien portants !… Mais elle eut ete plus rassuree, certes !… si la lumiere s’etait eteinte… L’autre avait deja commence a faire le ventriloque. Il disait : « Tiens, je souleve un peu mon masque ! Oh ! un peu seulement… Tu vois mes levres ? Ce que j’ai de levres ? Elles ne - 339 - remuent pas !… Ma bouche est fermee… mon espece de bouche… et cependant tu entends ma voix !… Je parle avec mon ventre… c’est tout naturel… on appelle ca etre ventriloque !… C’est bien connu : ecoute ma voix… ou veux-tu qu’elle aille ? Dans ton oreille gauche ? dans ton oreille droite ?… dans la table ?… dans les petits coffrets d’ebene de la cheminee ?… Ah ! cela t’etonne… Ma voix est dans les petits coffrets de la cheminee ! La veux-tu lointaine ?… La veux-tu prochaine ?… Retentissante ?… Aigue ?… Nasillarde ?… Ma voix se promene partout !… partout !… Ecoute, ma cherie… dans le petit coffret de droite de la cheminee, et ecoute ce qu’elle dit : Faut-il tourner le scorpion ?… Et maintenant, crac ! ecoute encore ce qu’elle dit dans le petit coffret de gauche : Faut-il tourner la sauterelle ?… Et maintenant, crac !… La voici dans le petit sac en cuir… Qu’est-ce qu’elle dit ? « Je suis le petit sac de la vie et de la mort ! » Et maintenant, crac !… la voici dans la gorge de la Carlotta, au fond de la gorge doree, de la gorge de cristal de la Carlotta, ma parole !… Qu’est-ce qu’elle dit ? Elle dit : “C’est moi, monsieur crapaud ! c’est moi qui chante : J’ecoute cette voix solitaire… couac !… qui chante dans mon couac !…” Et maintenant, crac, elle est arrivee sur une chaise de la loge du fantome… et elle dit : « Madame Carlotta chante ce soir a decrocher le lustre !… » Et maintenant, crac !… Ah ! ah ! ah ! ah !… ou est la voix d’Erik ?… Ecoute, Christine, ma cherie !… Ecoute… Elle est derriere la porte de la chambre des supplices !… Ecoute-moi !… C’est moi qui suis dans la chambre des supplices !… Et qu’est-ce que je dis ? Je dis : « Malheur a ceux qui ont le bonheur d’avoir un nez, un vrai nez a eux et qui viennent se promener dans la chambre des supplices !… Ah ! ah ! ah ! » Maudite voix du formidable ventriloque ! Elle etait partout, partout !… Elle passait par la petite fenetre invisible… a travers les murs… elle courait autour de nous… entre nous… Erik etait la !… Il nous parlait !… Nous fimes un geste comme pour nous jeter sur lui mais, deja, plus rapide, plus insaisissable que la voix sonore de l’echo, la voix d’Erik avait rebondi derriere le mur !… Bientot, nous ne pumes plus rien entendre du tout, car voici ce qui se passa : - 340 - La voix de Christine : « Erik ! Erik !… Vous me fatiguez avec votre voix… Taisezvous, Erik !… Ne trouvez-vous pas qu’il fait chaud ici ?… – Oh ! oui ! repond la voix d’Erik, la chaleur devient insupportable !… » Et encore la voix ralante d’angoisse de Christine : « Qu’est-ce que c’est que ca !… Le mur est tout chaud !… Le mur est brulant !… – Je vais vous dire, Christine, ma cherie, c’est a cause de “la foret d’a cote !…”. – Eh bien… que voulez-vous dire !… la foret ?… – Vous n’avez donc pas vu que c’etait une foret du Congo ?» Et le rire du monstre s’eleva si terrible que nous ne distinguions plus les clameurs suppliantes de Christine !… Le vicomte de Chagny criait et frappait contre les murs comme un fou… Je ne pouvais plus le retenir… Mais on n’entendait que le rire du monstre… et le monstre lui-meme ne dut entendre que son rire… Et puis il y eut le bruit d’une rapide lutte, d’un corps qui tombe sur le plancher et que l’on traine… et l’eclat d’une porte fermee a toute volee… et puis, plus rien, plus rien autour de nous que le silence embrase de midi… au coeur d’une foret d’Afrique !… - 341 - XXV « Tonneaux ! tonneaux ! avez-vous des tonneaux a vendre ? » Suite du recit du Persan. J’ai dit que cette chambre dans laquelle nous nous trouvions, M. le vicomte de Chagny et moi, etait regulierement hexagonale et garnie entierement de glaces. On a vu depuis, notamment, dans certaines expositions, de ces sortes de chambres absolument disposees ainsi et appelees : « maison des mirages » ou « palais des illusions ». Mais l’invention en revient entierement a Erik, qui construisit, sous mes yeux, la premiere salle de ce genre lors des heures roses de Mazenderan. Il suffisait de disposer dans les coins quelque motif decoratif, comme une colonne, par exemple, pour avoir instantanement un palais aux mille colonnes, car, par l’effet des glaces, la salle reelle s’augmentait de six salles hexagonales dont chacune se multipliait a l’infini. Jadis, pour amuser « la petite sultane », il avait ainsi dispose un decor qui devenait le « temple innombrable » ; mais la petite sultane se fatigua vite d’une aussi enfantine illusion, et alors Erik transforma son invention en chambre des supplices. Au lieu du motif architectural pose dans les coins, il mit au premier tableau un arbre de fer. Pourquoi, cet arbre, qui imitait parfaitement la vie, avec ses feuilles peintes, etait-il en fer ? Parce qu’il devait etre assez solide pour resister a toutes les attaques du « patient » que l’on enfermait dans la chambre des supplices. Nous verrons comment, par deux fois, le decor ainsi obtenu se transformait instantanement en deux autres decors successifs, grace a la rotation automatique des tambours qui se trouvaient dans les coins et qui avaient ete divises par tiers, epousant les angles des glaces et supportant chacun un motif decoratif qui apparaissait tour a tour. Les murs de cette etrange salle n’offraient aucune prise au patient, puisque, en dehors du motif decoratif d’une solidite a toute epreuve, ils etaient uniquement garnis de glaces et de glaces - 342 - assez epaisses pour qu’elles n’eussent rien a redouter de la rage du miserable que l’on jetait la, du reste, les mains et les pieds nus. Aucun meuble. Le plafond etait lumineux. Un systeme ingenieux de chauffage electrique qui a ete imite depuis, permettait d’augmenter la temperature des murs a volonte et de donner ainsi a la salle l’atmosphere souhaitee… Je m’attache a enumerer tous les details precis d’une invention toute naturelle donnant cette illusion surnaturelle, avec quelques branches peintes, d’une foret equatoriale embrasee par le soleil de midi, pour que nul ne puisse mettre en doute la tranquillite actuelle de mon cerveau, pour que nul n’ait le droit de dire : « Cet homme est devenu fou » ou « cet homme ment », ou « cet homme nous prend pour des imbeciles »12. Si j’avais simplement raconte les choses ainsi : « Etant descendus au fond d’une cave, nous rencontrames une foret equatoriale embrasee par le soleil de midi », j’aurais obtenu un bel effet d’etonnement stupide, mais je ne cherche aucun effet, mon but etant, en ecrivant ces lignes, de raconter ce qui nous est exactement arrive a M. le vicomte de Chagny et a moi au cours d’une aventure terrible qui, un moment, a occupe la justice de ce pays. Je reprends maintenant les faits ou je les ai laisses. Quand le plafond s’eclaira et, qu’autour de nous, la foret s’illumina, la stupefaction du vicomte depassa tout ce que l’on peut imaginer. L’apparition de cette foret impenetrable, dont les troncs et les branches innombrables nous enlacaient jusqu’a l’infini, le plongea dans une consternation effrayante. Il se passa 12 A l’epoque ou ecrivait le Persan, on comprend tres bien qu’il ait pris tant de precautions contre l’esprit d’incredulite; aujourd’hui ou tout le monde a pu voir de ces sortes de salles, elles seraient superflues. - 343 - les mains sur le front comme pour en chasser une vision de reve et ses yeux clignoterent comme des yeux qui ont peine, au reveil, a reprendre connaissance de la realite des choses. Un instant, il en oublia d’ecouter ! J’ai dit que l’apparition de la foret ne me surprit point. Aussi ecoutai-je ce qui se passait dans la salle d’a cote pour nous deux. Enfin, mon attention etait specialement attiree moins par le decor, dont ma pensee se debarrassait, que par la glace elle-meme qui le produisait, Cette glace, par endroits, etait brisee. Oui, elle avait des eraflures ; on etait parvenu a « l’etoiler », malgre sa solidite et cela me prouvait, a n’en pouvoir douter, que la chambre des supplices dans laquelle nous nous trouvions, avait deja servi ! Un malheureux, dont les pieds et les mains etaient moins nus que les condamnes des heures roses de Mazenderan etait certainement tombe dans cette « Illusion mortelle », et, fou de rage, avait heurte ces miroirs qui, malgre leurs blessures legeres, n’en avaient pas moins continue a refleter son agonie ! Et la branche de l’arbre ou il avait termine son supplice etait disposee de telle sorte qu’avant de mourir, il avait pu voir gigoter avec lui – consolation supreme – mille pendus ! Oui ! oui ! Joseph Buquet avait passe par la !… Allions-nous mourir comme lui ? Je ne le pensais pas, car je savais que nous avions quelques heures devant nous et que je pourrais les employer plus utilement que Joseph Buquet n’avait ete capable de le faire. N’avais-je pas une connaissance approfondie de la plupart des « trucs » d’Erik ? C’etait le cas ou jamais de m’en servir. D’abord, je ne songeai plus du tout a revenir par le passage qui nous avait conduits dans cette chambre maudite, je ne - 344 - m’occupai point de la possibilite de refaire jouer la pierre interieure qui fermait ce passage. La raison en etait simple : je n’en avais pas le moyen !… Nous avions saute de trop haut dans la chambre des supplices et aucun meuble ne nous permettait desormais d’atteindre, a ce passage, pas meme la branche de l’arbre de fer, pas meme les epaules de l’un de nous en guise de marchepied. Il n’y avait plus qu’une issue possible, celle qui ouvrait sur la chambre Louis-Philippe, et dans laquelle se trouvaient Erik et Christine Daae. Mais si cette issue etait a l’etat ordinaire de porte du cote de Christine, elle etait absolument invisible pour nous… Il fallait donc tenter de l’ouvrir sans meme savoir ou elle prenait sa place, ce qui n’etait point une besogne ordinaire. Quand je fus bien sur qu’il n’y avait plus aucun espoir pour nous, du cote de Christine Daae, quand j’eus entendu le monstre entrainer ou plutot trainer la malheureuse jeune fille hors de la chambre Louis-Philippe pour qu’elle ne derangeat point notre supplice, je resolus de me mettre tout de suite a la besogne, c’est- a-dire a la recherche du truc de la porte. Mais d’abord il me fallut calmer M. de Chagny, qui deja se promenait dans la clairiere comme un hallucine, en poussant des clameurs incoherentes. Les bribes de la conversation qu’il avait pu surprendre, malgre son emoi, entre Christine et le monstre, n’avaient point peu contribue a le mettre hors de lui ; si vous ajoutez a cela le coup de la foret magique et l’ardente chaleur qui commencait a faire ruisseler la sueur sur ses tempes, vous n’aurez point de peine a comprendre que l’humeur de M. de Chagny commencait a subir une certaine exaltation. Malgre toutes mes recommandations, mon compagnon ne montrait plus aucune prudence. Il allait et venait sans raison, se precipitant vers un espace inexistant, croyant entrer dans une allee qui le conduisait a - 345 - l’horizon et se heurtant le front, apres quelques pas, au reflet meme de son illusion de foret ! Ce faisant, il criait : Christine ! Christine !… et il agitait son pistolet, appelant encore de toutes ses forces le monstre, defiant en un duel a mort l’Ange de la Musique, et il injuriait egalement sa foret illusoire. C’etait le supplice qui produisait son effet sur un esprit non prevenu. J’essayai autant que possible de le combattre, en raisonnant le plus tranquillement du monde ce pauvre vicomte : en lui faisant toucher du doigt les glaces et l’arbre de fer, les branches sur les tambours et en lui expliquant, d’apres les lois de l’optique, toute l’imagerie lumineuse dont nous etions enveloppes et dont nous ne pouvions, comme de vulgaires ignorants, etre les victimes ! « Nous sommes dans une chambre, une petite chambre, voila ce qu’il faut vous repeter sans cesse… et nous sortirons de cette chambre quand nous en aurons trouve la porte. Eh bien, cherchons-la ! » Et je lui promis que, s’il me laissait faire, sans m’etourdir de ses cris et de ses promenades de fou, j’aurais trouve le truc de la porte avant une heure. Alors, il s’allongea sur le parquet, comme on fait dans les bois, et declara qu’il attendrait que j’eusse trouve la porte de la foret, puisqu’il n’avait rien de mieux a faire ! Et il crut devoir ajouter que, de l’endroit ou il se trouvait, « la vue etait splendide ». (Le supplice, malgre tout ce que j’avais pu dire, agissait.) Quant a moi, oubliant la foret, j’entrepris un panneau de glaces et me mis a le tater en tous sens, y cherchant le point faible, sur lequel il fallait appuyer pour faire tourner les portes suivant le systeme des portes et trappes pivotantes d’Erik. Quelquefois ce point faible pouvait etre une simple tache sur la glace, grosse comme un petit pois, et sous laquelle se trouvait le - 346 - ressort a faire jouer. Je cherchai ! Je cherchai ! Je tatai si haut que mes mains pouvaient atteindre. Erik etait a peu pres de la meme taille que moi et je pensais qu’il n’avait point dispose le ressort plus haut qu’il ne fallait pour sa taille – ce n’etait du reste qu’une hypothese, mais mon seul espoir. – J’avais decide de faire ainsi, sans faiblesse, et minutieusement le tour des six panneaux de glaces et ensuite d’examiner egalement fort attentivement le parquet. En meme temps que je tatais les panneaux avec le plus grand soin, je m’efforcais de ne point perdre une minute car la chaleur me gagnait de plus en plus et nous cuisions litteralement dans cette foret enflammee. Je travaillais ainsi depuis une demi-heure et j’en avais deja fini avec trois panneaux quand notre mauvais sort voulut que je me retournasse a une sourde exclamation poussee par le vicomte. « J’etouffe ! disait-il… Toutes ces glaces se renvoient une chaleur infernale !… Est-ce que vous allez bientot trouver votre ressort ?… Pour peu que vous tardiez, nous allons rotir ici ! » Je ne fus point mecontent de l’entendre parler ainsi. Il n’avait pas dit un mot de la foret et j’esperai que la raison de mon compagnon pourrait lutter assez longtemps encore contre le supplice. Mais il ajouta : « Ce qui me console, c’est que le monstre a donne jusqu’a demain soir onze heures a Christine : si nous ne pouvons sortir de la et lui porter secours, au moins nous serons morts avant elle ! La messe d’Erik pourra servir pour tout le monde ! » Et il aspira une bouffee d’air chaud qui le fit presque defaillir… Comme je n’avais point les memes desesperees raisons que M. le vicomte de Chagny pour accepter le trepas, je me retournai, - 347 - apres quelques paroles d’encouragement, vers mon panneau, mais j’avais eu tort, en parlant de faire quelques pas ; si bien que dans l’enchevetrement inoui de la foret illusoire, je ne retrouvai plus, a coup sur, mon panneau ! Je me voyais oblige de tout recommencer, au hasard… Aussi je ne pus m’empecher de manifester ma deconvenue et le vicomte comprit que tout etait a refaire. Cela lui donna un nouveau coup. « Nous ne sortirons jamais de cette foret ! » gemit-il. Et son desespoir ne fit plus que grandir. Et, en grandissant, son desespoir lui faisait de plus en plus oublier qu’il n’avait affaire qu’a des glaces et de plus en plus croire qu’il etait aux prises avec une foret veritable. Moi, je m’etais remis a chercher… a tater… La fievre, a mon tour, me gagnait… car je ne trouvais rien… absolument rien… Dans la chambre a cote c’etait toujours le meme silence. Nous etions bien perdus dans la foret… sans issue… sans boussole… sans guide… sans rien. Oh ! je savais ce qui nous attendait si personne ne venait a notre secours… ou si je ne trouvais pas le ressort… Mais j’avais beau chercher le ressort, je ne trouvais que des branches… d’admirables belles branches qui se dressaient toutes droites devant moi ou s’arrondissaient precieusement audessus de ma tete… Mais elles ne donnaient point d’ombre ! C’etait assez naturel, du reste, puisque nous etions dans une foret equatoriale avec le soleil juste au-dessus de nos tetes… une foret du Congo… A plusieurs reprises, M. de Chagny et moi, nous avions retire et remis notre habit, trouvant tantot qu’il nous donnait plus de chaleur et tantot qu’il nous garantissait, au contraire, de cette chaleur. Moi, je resistais encore moralement, mais M. de Chagny me parut tout a fait « parti ». Il pretendait qu’il y avait bien trois jours et trois nuits qu’il marchait sans s’arreter dans cette foret, a - 348 - la recherche de Christine Daae. De temps en temps, il croyait l’apercevoir derriere un tronc d’arbre ou glissant a travers les branches, et il l’appelait avec des mots suppliants qui me faisaient venir les larmes aux yeux. « Christine ! Christine ! disait-il, pourquoi me fuis-tu ? ne m’aimes-tu pas ?… Ne sommes-nous pas fiances ?… Christine, arrete-toi !… Tu vois bien que je suis epuise !… Christine, aie pitie !… Je vais mourir dans la foret… loin de toi !… » « Oh ! j’ai soif ! » dit-il enfin avec un accent delirant. Moi aussi j’avais soif… j’avais la gorge en feu… Et cependant, accroupi maintenant sur le parquet, cela ne m’empechait pas de chercher… chercher… chercher le ressort de la porte invisible… d’autant plus que le sejour dans la foret devenait dangereux a l’approche du soir… Deja l’ombre de la nuit commencait a nous envelopper… cela etait venu tres vite, comme tombe la nuit dans les pays equatoriaux… subitement, avec a peine de crepuscule… Or la nuit dans les forets de l’equateur est toujours dangereuse, surtout lorsque, comme nous, on n’a pas de quoi allumer du feu pour eloigner les betes feroces. J’avais bien tente, delaissant un instant la recherche de mon ressort, de briser des branches que j’aurais allumees avec ma lanterne sourde, mais je m’etais heurte, moi aussi, aux fameuses glaces, et cela m’avait rappele a temps que nous n’avions affaire qu’a des images de branches… Avec le jour, la chaleur n’etait pas partie, au contraire… Il faisait maintenant encore plus chaud sous la lueur bleue de la lune. Je recommandai au vicomte de tenir nos armes pretes a faire feu et de ne point s’ecarter du lieu de notre campement, cependant que je cherchais toujours mon ressort. Tout a coup le rugissement du lion se fit entendre, a quelques pas. Nous en eumes les oreilles dechirees. - 349 - « Oh ! fit le vicomte a voix basse, il n’est pas loin !… Vous ne le voyez pas ?… la… a travers les arbres ! dans ce fourre… S’il rugit encore, je tire !… » Et le rugissement recommenca, plus formidable. Et le vicomte tira, mais je ne pense pas qu’il atteignit le lion ; seulement, il cassa une glace ; je le constatai le lendemain matin a l’aurore. Pendant la nuit, nous avions du faire un bon chemin, car nous nous trouvames soudain au bord du desert, d’un immense desert de sable, de pierres et de rochers. Ce n’etait vraiment point la peine de sortir de la foret pour tomber dans le desert. De guerre lasse, je m’etais etendu a cote du vicomte, personnellement fatigue de chercher des ressorts que je ne trouvais pas. J’etais tout a fait etonne (et je le dis au vicomte) que nous n’ayons point fait d’autres mauvaises rencontres, pendant la nuit. Ordinairement, apres le lion, il y avait le leopard, et puis quelquefois le bourdonnement de la mouche tse-tse. C’etaient la des effets tres faciles a obtenir, et j’expliquai a M. de Chagny, pendant que nous nous reposions avant de traverser le desert, qu’Erik obtenait le rugissement du lion avec un long tambourin, termine par une peau d’ane a une seule de ses extremites. Sur cette peau est bandee une corde a boyau attachee par son centre a une autre corde du meme genre qui traverse le tambour dans toute sa hauteur. Erik n’a alors qu’a frotter cette corde avec un gant enduit de colophane et, par la facon dont il frotte, il imite a s’y meprendre la voix du lion ou du leopard, ou meme le bourdonnement de la mouche tse-tse. Cette idee qu’Erik pouvait etre dans la chambre, a cote, avec ses trucs, me jeta soudain dans la resolution d’entrer en pourparlers avec lui, car, evidemment, il fallait renoncer a l’idee de le surprendre. Et maintenant, il devait savoir a quoi s’en tenir sur les habitants de la chambre des supplices. Je l’appelai : Erik ! Erik !… Je criai le plus fort que je pus a travers le desert, mais nul ne repondit a ma voix… Partout autour de nous, le silence et l’immensite nue de ce desert petre… Qu’allions-nous devenir au milieu de cette affreuse solitude ?… - 350 - Litteralement, nous commencions a mourir de chaleur, de faim et de soif… de soif surtout… Enfin, je vis M. de Chagny se soulever sur son coude et me designer un point de l’horizon… Il venait de decouvrir l’oasis !… Oui, tout la-bas, la-bas, le desert faisait place a l’oasis… une oasis avec de l’eau… de l’eau limpide comme une glace… de l’eau qui refletait l’arbre de fer !… Ah ca… c’etait le tableau du mirage… je le reconnus tout de suite… le plus terrible… Aucun n’avait pu y resister… aucun… Je m’efforcais de retenir toute ma raison… et de ne pas esperer l’eau… parce que je savais que si l’on esperait l’eau, l’eau qui refletait l’arbre de fer et que si, apres avoir espere l’eau, on se heurtait a la glace, il n’y avait plus qu’une chose a faire : se pendre a l’arbre de fer !… Aussi, je criai a M. de Chagny : « C’est le mirage !… c’est le mirage !… ne croyez pas a l’eau !… c’est encore le truc de la glace !… » Alors il m’envoya, comme on dit, carrement promener, avec mon truc de la glace, mes ressorts, mes portes tournantes et mon palais des mirages !… Il affirma, rageur, que j’etais fou ou aveugle pour imaginer que toute cette eau qui coulait la-bas, entre de si beaux innombrables arbres, n’etait point de la vraie eau !… Et le desert etait vrai ! Et la foret aussi !… Ce n’etait pas a lui qu’il fallait « en faire accroire »… il avait assez voyage… et dans tous les pays… Et il se traina, disant : « De l’eau ! De l’eau !… » Et il avait la bouche ouverte comme s’il buvait… Et moi aussi, j’avais la bouche ouverte comme si je buvais… Car non seulement nous la voyions, l’eau, mais encore nous l’entendions !… Nous l’entendions couler… clapoter !… Comprenez-vous ce mot clapoter ?… C’est un mot que l’on entend - 351 - avec la langue !… La langue se tire hors de la bouche pour mieux l’ecouter !… Enfin, supplice plus intolerable que tout, nous entendimes la pluie et il ne pleuvait pas ! Cela, c’etait l’invention demoniaque… Oh ! je savais tres bien aussi comment Erik l’obtenait ! Il remplissait de petites pierres une boite tres etroite et tres longue, coupee par intervalles de vannes de bois et de metal. Les petites pierres, en tombant, rencontraient ces vannes et ricochaient de l’une a l’autre, et il s’ensuivait des sons saccades qui rappelaient a s’y tromper le gresillement d’une pluie d’orage. … Aussi, il fallait voir comme nous tirions la langue, M. de Chagny et moi, en nous trainant vers la rive clapotante… nos yeux et nos oreilles etaient pleins d’eau, mais notre langue restait seche comme de la corne !… Arrive a la glace, M. de Chagny la lecha… et moi aussi… je lechai la glace… Elle etait ardente !… Alors nous roulames par terre, avec un rale desespere. M. de Chagny approcha de sa tempe le dernier pistolet qui etait reste charge et moi je regardai, a mes pieds, le lacet du Pendjab. Je savais pourquoi, dans ce troisieme decor, etait revenu l’arbre de fer !… L’arbre de fer m’attendait !… Mais comme je regardais le lacet du Pendjab, je vis une chose qui me fit tressaillir si violemment que M. de Chagny en fut arrete dans son mouvement de suicide. Deja, il murmurait : « Adieu, Christine !… » - 352 - Je lui avais pris le bras. Et puis je lui pris le pistolet… et puis je me trainai a genoux jusqu’a ce que j’avais vu. Je venais de decouvrir aupres du lacet du Pendjab, dans la rainure du parquet, un clou a tete noire dont je n’ignorais pas l’usage… Enfin ! je l’avais trouve le ressort !… le ressort qui allait faire jouer la porte !… qui allait nous donner la liberte !… qui allait nous livrer Erik. Je tatai le clou… Je montrai a M. de Chagny une figure rayonnante !… Le clou a tete noire cedait sous ma pression… Et alors… … Et alors ce ne fut point une porte qui s’ouvrit dans le mur, mais une trappe qui se declencha dans le plancher. Aussitot, de ce trou noir, de l’air frais nous arriva. Nous nous penchames sur ce carre d’ombre comme sur une source limpide. Le menton dans l’ombre fraiche, nous la buvions. Et nous nous courbions de plus en plus au-dessus de la trappe. Que pouvait-il bien y avoir dans ce trou, dans cette cave qui venait d’ouvrir mysterieusement sa porte dans le plancher ?… Il y avait peut-etre, la-dedans, de l’eau ?… De l’eau pour boire… J’allongeai le bras dans les tenebres et je rencontrai une pierre, et puis une autre… un escalier… un noir escalier qui descendait a la cave. Le vicomte etait deja pret a se jeter dans le trou !… - 353 - La-dedans, meme si on ne trouvait point d’eau, on pourrait echapper a l’etreinte rayonnante de ces abominables miroirs. Mais j’arretai le vicomte, car je craignais un nouveau tour du monstre et, ma lanterne sourde allumee, je descendis le premier… L’escalier plongeait dans les tenebres les plus profondes et tournait sur lui-meme. Ah ! l’adorable fraicheur de l’escalier et des tenebres !… Cette fraicheur devait moins venir du systeme de ventilation etabli necessairement par Erik que de la fraicheur meme de la terre qui devait etre toute saturee d’eau au niveau ou nous nous trouvions… Et puis, le lac ne devait pas etre loin !… Nous fumes bientot au bas de l’escalier… Nos yeux commencaient a se faire a l’ombre, a distinguer autour de nous, des formes… des formes rondes… sur lesquelles je dirigeai le jet lumineux de ma lanterne… Des tonneaux !…. Nous etions dans la cave d’Erik ! C’est la qu’il devait enfermer son vin et peut-etre son eau potable… Je savais qu’Erik etait tres amateur de bons crus… Ah ! il y avait la de quoi boire !… M. de Chagny caressait les formes rondes et repetait inlassablement : « Des tonneaux ! des tonneaux !… Que de tonneaux !… » - 354 - En fait, il y en avait une certaine quantite alignee fort symetriquement sur deux files entre lesquelles nous nous trouvions… C’etaient des petits tonneaux et j’imaginai qu’Erik les avait choisis de cette taille pour la facilite du transport dans la maison du Lac !… Nous les examinions les uns apres les autres cherchant si l’un d’entre eux n’avait point quelque chantepleure nous indiquant par cela meme qu’on y aurait puise de temps a autre. Mais tous les tonneaux etaient fort hermetiquement clos. Alors, apres en avoir souleve un a demi pour constater qu’il etait plein, nous nous mimes a genoux et avec la lame d’un petit couteau que j’avais sur moi, je me mis en mesure de faire sauter la « bonde ». A ce moment, il me sembla entendre, comme venant de tres loin, une sorte de chant monotone dont le rythme m’etait connu, car je l’avais entendu tres souvent dans les rues de Paris : « Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux… a vendre ?… » Ma main en fut immobilisee sur la bonde… M. de Chagny aussi avait entendu. Il me dit : « C’est drole !… on dirait que c’est le tonneau qui chante !… » Le chant reprit plus lointainement… « Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux a vendre ?… » - 355 - « Oh ! oh ! je vous jure, fit le vicomte, que le chant s’eloigne dans le tonneau !… » Nous nous relevames et allames regarder derriere le tonneau… « C’est dedans ! faisait M. de Chagny ; c’est dedans !… » Mais nous n’entendions plus rien… et nous en fumes reduits a accuser le mauvais etat, le trouble reel de nos sens… Et nous revinmes a la bonde. M. de Chagny mit ses deux mains reunies dessous et, d’un dernier effort, je fis sauter la bonde. « Qu’est-ce que c’est que ca ? s’ecria tout de suite le vicomte… Ce n’est pas de l’eau ! » Le vicomte avait approche ses deux mains pleines de ma lanterne… Je me penchai sur les mains du vicomte… et, aussitot, je rejetai ma lanterne si brusquement loin de nous qu’elle se brisa et s’eteignit… et se perdit pour nous… Ce que je venais de voir dans les mains de M. de Chagny… c’etait de la poudre ! - 356 - XXVI Faut-il tourner le scorpion ? Faut-il tourner la sauterelle ? Fin du recit du Persan. Ainsi, en descendant au fond du caveau, j’avais touche le fin fond de ma pensee redoutable ! Le miserable ne m’avait point trompe avec ses vagues menaces a l’adresse de beaucoup de ceux de la race humaine ! Hors de l’humanite, il s’etait bati loin des hommes un repaire de bete souterraine, bien resolu a tout faire sauter avec lui dans une eclatante catastrophe si ceux du dessus de la terre venaient le traquer dans l’antre ou il avait refugie sa monstrueuse laideur. La decouverte que nous venions de faire nous jeta dans un emoi qui nous fit oublier toutes nos peines passees, toutes nos souffrances presentes… Notre exceptionnelle situation, alors meme que tout a l’heure nous nous etions trouves sur le bord meme du suicide, ne nous etait pas encore apparue avec plus de precise epouvante. Nous comprenions maintenant tout ce qu’avait voulu dire et tout ce qu’avait dit le monstre a Christine Daae et tout ce que signifiait l’abominable phrase : « Oui ou non !… Si c’est non, tout le monde est mort et enterre !… » Oui, enterre sous les debris de ce qui avait ete le grand Opera de Paris !… Pouvait-on imaginer plus effroyable crime pour quitter le monde dans une apotheose d’horreur ? Preparee pour la tranquillite de sa retraite, la catastrophe allait servir a venger les amours du plus horrible monstre qui se fut encore promene sous les cieux !… « Demain soir, a onze heures, dernier delai !… » Ah ! il avait bien choisi son heure !… Il y aurait beaucoup de monde a la fete !… beaucoup de ceux de la race humaine… la-haut… dans les dessus flamboyants de la maison de musique !… Quel plus beau cortege pourrait-il rever pour mourir ?… Il allait descendre dans la tombe avec les plus belles epaules du monde, parees de tous les bijoux… Demain soir, onze heures !… Nous devions sauter en pleine representation… si - 357 - Christine Daae disait : Non !… Demain soir, onze heures !… Et comment Christine Daae ne dirait-elle point : Non ? Est-ce qu’elle ne preferait pas se marier avec la mort meme qu’avec ce cadavre vivant ? Est-ce qu’elle n’ignorait pas que de son refus dependait le sort foudroyant de beaucoup de ceux de la race humaine ?… Demain soir, onze heures !… Et, en nous trainant dans les tenebres, en fuyant la poudre, en essayant de retrouver les marches de pierre… car tout la-haut, audessus de nos tetes… la trappe qui conduit dans la chambre des miroirs, a son tour s’est eteinte… nous nous repetons : Demain soir, onze heures !… … Enfin, je retrouve l’escalier… mais tout a coup, je me redresse tout droit sur la premiere marche, car une pensee terrible m’embrase soudain le cerveau : « Quelle heure est-il ? » Ah ! quelle heure est-il ? quelle heure !… car enfin demain soir, onze heures, c’est peut-etre aujourd’hui, c’est peut-etre tout de suite !… qui pourrait nous dire l’heure qu’il est !… Il me semble que nous sommes enfermes dans cet enfer depuis des jours et des jours… depuis des annees… depuis le commencement du monde… Tout cela va peut-etre sauter a l’instant !… Ah ! un bruit !… un craquement !… Avez-vous entendu, monsieur ?… La !. la, dans ce coin… grands dieux !… comme un bruit de mecanique !… Encore !… Ah ! de la lumiere !… c’est peut-etre la mecanique qui va tout faire sauter !… je vous dis : un craquement… vous etes donc sourd ? M. de Chagny et moi, nous nous mettons a crier comme des fous… la peur nous talonne… nous gravissons l’escalier en roulant sur les marches… La trappe est peut-etre fermee la-haut ! C’est peut-etre cette porte fermee qui fait tout ce noir… Ah ! sortir du noir ! sortir du noir !… Retrouver la clarte mortelle de la chambre des miroirs !… - 358 - … Mais nous sommes arrives en haut de l’escalier… non, la trappe n’est pas fermee, mais il fait aussi noir maintenant dans la chambre des miroirs que dans la cave que nous quittons !… Nous sortons tout a fait de la cave… nous nous trainons sur le plancher de la chambre des supplices… le plancher qui nous separe de cette poudriere… quelle heure est-il ?… Nous crions, nous appelons !… M. de Chagny clame, de toutes ses forces renaissantes : « Christine !… Christine !… » Et moi, j’appelle Erik !… je lui rappelle que je lui ai sauve la vie !… Mais rien ne nous repond !… rien que notre propre desespoir… que notre propre folie… quelle heure est-il ?… « Demain soir, onze heures !… » Nous discutons… nous nous efforcons de mesurer le temps que nous avons passe ici… mais nous sommes incapables de raisonner… Si on pouvait voir seulement le cadran d’une montre, avec des aiguilles qui marchent !… Ma montre est arretee depuis longtemps… mais celle de M. de Chagny marche encore… Il me dit qu’il l’a remontee en procedant a sa toilette de soiree, avant de venir a l’Opera… Nous essayons de tirer de ce fait quelque conclusion qui nous laisse esperer que nous n’en sommes pas encore arrives a la minute fatale… … La moindre sorte de bruit qui nous vient par la trappe que j’ai en vain essaye de refermer, nous rejette dans la plus atroce angoisse… Quelle heure est-il ?… Nous n’avons plus une allumette sur nous… Et cependant il faudrait savoir… M. de Chagny imagine de briser le verre de sa montre et de tater les deux aiguilles… Un silence pendant lequel il tate, il interroge les aiguilles du bout des doigts. L’anneau de la montre lui sert de point de repere !… Il estime a l’ecartement des aiguilles qu’il peut etre justement onze heures… Mais les onze heures qui nous font tressaillir, sont peut-etre passees, n’est-ce pas ?… Il est peut-etre onze heures et dix minutes… et nous aurions au moins encore douze heures devant nous. Et, tout a coup, je crie : - 359 - « Silence ! » Il m’a semble entendre des pas dans la demeure a cote. Je ne me suis pas trompe ! j’entends un bruit de portes, suivi de pas precipites. On frappe contre le mur. La voix de Christine Daae : « Raoul ! Raoul ! » Ah ! nous crions tous a la fois, maintenant, de l’un et de l’autre cote du mur. Christine sanglote, elle ne savait point si elle retrouverait M. de Chagny vivant !… Le monstre a ete terrible, parait-il… Il n’a fait que delirer en attendant qu’elle voulut bien prononcer le « oui » qu’elle lui refusait… Et cependant, elle lui promettait ce « oui » s’il voulait bien la conduire dans la chambre des supplices !… Mais il s’y etait obstinement oppose, avec des menaces atroces a l’adresse de tous ceux de la race humaine… Enfin, apres des heures et des heures de cet enfer, il venait de sortir a l’instant… la laissant seule pour reflechir une derniere fois… … Des heures et des heures !… Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il, Christine ?… « Il est onze heures !… onze heures moins cinq minutes !… – Mais quelles onze heures ?… – Les onze heures qui doivent decider de la vie ou de la mort !… Il vient de me le repeter en partant, reprend la voix ralante de Christine… Il est epouvantable ! Il delire et il a arrache son masque et ses yeux d’or lancent des flammes ! Et il ne fait que rire !… Il m’a dit en riant, comme un demon ivre : “Cinq minutes ! Je te laisse seule a cause de ta pudeur bien connue !… Je ne veux - 360 - pas que tu rougisses devant moi quand tu me diras ‘oui’, comme les timides fiancees !… Que diable ! on sait son monde !” Je vous ai dit qu’il etait comme un demon ivre !… “Tiens ! (et il a puise dans le petit sac de la vie et de la mort) Tiens ! m’a-t-il dit, voila la petite clef de bronze qui ouvre les coffrets d’ebene qui sont sur la cheminee de la chambre Louis-Philippe… Dans l’un de ces coffrets, tu trouveras un scorpion et dans l’autre une sauterelle, des animaux tres bien imites en bronze du Japon ; ce sont des animaux qui disent oui et non ! C’est-a-dire que tu n’auras qu’a tourner le scorpion sur son pivot, dans la position contraire a celle ou tu l’auras trouve… cela signifiera a mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre des fiancailles : oui !… La sauterelle, elle, si tu la tournes, voudra dire : non ! a mes yeux, quand je rentrerai dans la chambre Louis- Philippe, dans la chambre de la mort !…” Et il riait comme un demon ivre ! Moi, je ne faisais que lui reclamer a genoux la clef de la chambre des supplices, lui promettant d’etre a jamais sa femme s’il m’accordait cela… Mais il m’a dit qu’on n’aurait plus besoin jamais de cette clef et qu’il allait la jeter au fond du lac !… Et puis, en riant comme un demon ivre, il m’a laissee en me disant qu’il ne reviendrait que dans cinq minutes, a cause qu’il savait tout ce que l’on doit, quand on est un galant homme, a la pudeur des femmes !… Ah ! oui, encore il m’a crie : “La sauterelle !… Prends garde a la sauterelle !… Ca ne tourne pas seulement une sauterelle, ca saute !… ca saute !… ca saute joliment !…” » J’essaie ici de reproduire avec des phrases, des mots entrecoupes, des exclamations, le sens des paroles delirantes de Christine !… Car, elle aussi, pendant ces vingt-quatre heures, avait du toucher le fond de la douleur humaine… et peut-etre avait-elle souffert plus que nous !… A chaque instant, Christine s’interrompait et nous interrompait pour s’ecrier : « Raoul ! souffres-tu ?… » Et elle tatait les murs, qui etaient froids maintenant, et elle demandait pour quelle raison ils avaient ete si chauds !… Et les cinq minutes s’ecoulerent et, dans ma pauvre cervelle, grattaient de toutes leurs pattes le scorpion et la sauterelle !… - 361 - J’avais cependant conserve assez de lucidite pour comprendre que si l’on tournait la sauterelle, la sauterelle sautait… et avec elle beaucoup de ceux de la race humaine ! Point de doute que la sauterelle commandait quelque courant electrique destine a faire sauter la poudriere !… Hativement, M. de Chagny, qui semblait maintenant, depuis qu’il avait reentendu la voix de Christine, avoir recouvre toute sa force morale, expliquait a la jeune fille dans quelle situation formidable nous nous trouvions, nous et tout l’Opera… Il fallait tourner le scorpion, tout de suite… Ce scorpion, qui repondait au oui tant souhaite par Erik, devait etre quelque chose qui empecherait peut-etre la catastrophe de se produire. « Va !… va donc, Christine, ma femme adoree !… » commanda Raoul. Il y eut un silence. « Christine, m’ecriai-je, ou etes-vous ? – Aupres du scorpion ! – N’y touchez pas ! » L’idee m’etait venue – car je connaissais mon Erik – que le monstre avait encore trompe la jeune femme. C’etait peut-etre le scorpion qui allait tout faire sauter. Car, enfin, pourquoi n’etait-il pas la, lui ? Il y avait beau temps maintenant que les cinq minutes etaient ecoulees… et il n’etait pas revenu… Et il s’etait sans doute mis a l’abri !… Et il attendait peut-etre l’explosion formidable… Il n’attendait plus que ca !… Il ne pouvait pas esperer, en verite, que Christine consentirait jamais a etre sa proie volontaire !… Pourquoi n’etait-il pas revenu ?… Ne touchez pas au scorpion !… « Lui !… s’ecria Christine. Je l’entends !… Le voila !… » - 362 - Il arrivait, en effet. Nous entendimes ses pas qui se rapprochaient de la chambre Louis-Philippe. Il avait rejoint Christine. Il n’avait pas prononce un mot… Alors, j’elevai la voix : « Erik ! c’est moi ! Me reconnais-tu ? » A cet appel, il repondit aussitot sur un ton extraordinairement pacifique : « Vous n’etes donc pas morts la-dedans ?… Eh bien, tachez de vous tenir tranquilles. » Je voulus l’interrompre, mais il me dit si froidement que j’en restai glace derriere mon mur : « Plus un mot, daroga, ou je fais tout sauter ! » Et aussitot il ajouta : « L’honneur doit en revenir a mademoiselle !… Mademoiselle n’a pas touche au scorpion (comme il parlait posement !), mademoiselle n’a pas touche a la sauterelle (avec quel effrayant sang-froid !), mais il n’est pas trop tard pour bien faire. Tenez, j’ouvre sans clef, moi, car je suis l’amateur de trappes, et j’ouvre et ferme tout ce que je veux, comme je veux… J’ouvre les petits coffrets d’ebene : regardez-y, mademoiselle, dans les petits coffrets d’ebene… les jolies petites betes… Sont-elles assez bien imitees… et comme elles paraissent inoffensives… Mais l’habit ne fait pas le moine ! (Tout ceci d’une voix blanche, uniforme…) Si l’on tourne la sauterelle, nous sautons tous, mademoiselle… Il y a sous nos pieds assez de poudre pour faire sauter un quartier de Paris… si l’on tourne le scorpion, toute cette poudre est noyee !… Mademoiselle, a l’occasion de nos noces, vous allez faire un bien joli cadeau a quelques centaines de Parisiens qui applaudissent en ce moment un bien pauvre chef-d’oeuvre de Meyerbeer… Vous - 363 - allez leur faire cadeau de la vie… car vous allez, mademoiselle, de vos jolies mains – quelle voix lasse etait cette voix – vous allez tourner le scorpion !… Et gai, gai, nous nous marierons ! « Un silence, et puis : « Si, dans deux minutes, mademoiselle. vous n’avez pas tourne le scorpion – j’ai une montre, ajouta la voix d’Erik, une montre qui marche joliment bien… – moi, je tourne la sauterelle… et la sauterelle, ca saute joliment bien !… » Le silence reprit plus effrayant a lui tout seul que tous les autres effrayants silences. Je savais que lorsque Erik avait pris cette voix pacifique, et tranquille, et lasse, c’est qu’il etait a bout de tout, capable du plus titanesque forfait ou du plus forcene devouement et qu’une syllabe deplaisante a son oreille pourrait dechainer l’ouragan. M. de Chagny, lui, avait compris qu’il n’y avait plus qu’a prier, et a genoux, il priait… Quant a moi, mon sang battait si fort que je dus saisir mon coeur dans ma main, de grand-peur qu’il n’eclatat… C’est que nous pressentions trop horriblement ce qui se passait en ces secondes supremes dans la pensee affolee de Christine Daae… c’est que nous comprenions son hesitation a tourner le scorpion… Encore une fois, si c’etait le scorpion qui allait tout faire sauter !… Si Erik avait resolu de nous engloutir tous avec lui ! Enfin, la voix d’Erik, douce cette fois, d’une douceur angelique… « Les deux minutes sont ecoulees… adieu, mademoiselle !… saute, sauterelle !… – Erik, s’ecria Christine, qui avait du se precipiter sur la main du monstre, me jures-tu, monstre, me jures-tu sur ton infernal amour, que c’est le scorpion qu’il faut tourner… – Oui, pour sauter a nos noces… - 364 - – Ah ! tu vois bien ! nous allons sauter ! – A nos noces, innocente enfant !… Le scorpion ouvre le bal !… Mais en voila assez !… Tu ne veux pas du scorpion ? A moi la sauterelle ! – Erik !… – Assez !… » J’avais joint mes cris a ceux de Christine. M. de Chagny, toujours a genoux, continuait a prier… « Erik ! J’ai tourne le scorpion ! !… » Ah ! la seconde que nous avons vecue la ! A attendre ! A attendre que nous ne soyons plus rien que des miettes, au milieu du tonnerre et des ruines… … A sentir craquer sous nos pieds, dans le gouffre ouvert… des choses… des choses qui pouvaient etre le commencement de l’apotheose d’horreur… car, par la trappe ouverte dans les tenebres, gueule noire dans la nuit noire, un sifflement inquietant – comme le premier bruit d’une fusee – venait… … D’abord tout mince… et puis plus epais… puis tres fort… Mais ecoutez ! ecoutez ! et retenez des deux mains votre coeur pret a sauter avec beaucoup de ceux de la race humaine. Ce n’est point la le sifflement du feu. Ne dirait-on point une fusee d’eau ?… A la trappe ! a la trappe ! Ecoutez ! ecoutez ! - 365 - Cela fait maintenant glouglou… glouglou… A la trappe !… a la trappe !… a la trappe !… Quelle fraicheur ! A la fraiche ! a la fraiche ! Toute notre soif qui etait partie quand etait venue l’epouvante, revient plus forte avec le bruit de l’eau. L’eau ! l’eau ! l’eau qui monte !… Qui monte dans la cave, par-dessus les tonneaux, tous les tonneaux de poudre (tonneaux ! tonneaux !… avez-vous des tonneaux a vendre ?) l’eau !… l’eau vers laquelle nous descendons avec des gorges embrasees… l’eau qui monte jusqu’a nos mentons, jusqu’a nos bouches… Et nous buvons… Au fond de la cave, nous buvons, a meme la cave… Et nous remontons, dans la nuit noire, l’escalier, marche a marche, l’escalier que nous avions descendu au-devant de l’eau et que nous remontons avec l’eau. Vraiment, voila bien de la poudre perdue et bien noyee ! a grande eau !… C’est de la belle besogne ! On ne regarde pas a l’eau, dans la demeure du Lac ! Si ca continue, tout le lac va entrer dans la cave… Car, en verite, on ne sait plus maintenant ou elle va s’arreter… Nous voici sortis de la cave et l’eau monte toujours… Et l’eau aussi sort de la cave, s’epand sur le plancher… Si cela continue, toute la demeure du Lac va en etre inondee. Le plancher de la chambre des miroirs est lui-meme un vrai petit lac - 366 - dans lequel nos pieds barbotent. C’est assez d’eau comme cela ! Il faut qu’Erik ferme le robinet : Erik ! Erik ! Il y a assez d’eau pour la poudre ! Tourne le robinet ! Ferme le scorpion ! Mais Erik ne repond pas… On n’entend plus rien que l’eau qui monte… nous en avons maintenant jusqu’a mi-jambe !… « Christine ! Christine ! l’eau monte ! monte jusqu’a nos genoux », crie M. de Chagny. Mais Christine ne repond pas… on n’entend plus rien que l’eau qui monte. Rien ! rien ! dans la chambre a cote… Plus personne ! personne pour tourner le robinet ! personne pour fermer le scorpion ! Nous sommes tout seuls, dans le noir, avec l’eau noire qui nous etreint, qui grimpe, qui nous glace ! Erik ! Erik ! Christine ! Christine ! Maintenant, nous avons perdu pied et nous tournons dans l’eau, emportes dans un mouvement de rotation irresistible, car l’eau tourne avec nous et nous nous heurtons aux miroirs noirs qui nous repoussent… et nos gorges soulevees au-dessus du tourbillon hurlent… Est-ce que nous allons mourir ici ? noyes dans la chambre des supplices ?… Je n’ai jamais vu ca ? Erik, au temps des heures roses de Mazenderan, ne m’a jamais montre cela par la petite fenetre invisible !… Erik ! Erik ! Je t’ai sauve la vie ! Souvienstoi !… Tu etais condamne !… Tu allais mourir !… Je t’ai ouvert les portes de la vie !… Erik !… Ah ! nous tournons dans l’eau comme des epaves !… - 367 - Mais j’ai saisi tout a coup de mes mains egarees le tronc de l’arbre de fer !… et j’appelle M. de Chagny… et nous voila tous les deux suspendus a la branche de l’arbre de fer… Et l’eau monte toujours ! Ah ! ah ! rappelez-vous ! Combien y a-t-il d’espace entre la branche de l’arbre de fer et le plafond en coupole de la chambre des miroirs ?… Tachez a vous souvenir !… Apres tout, l’eau va peut-etre s’arreter… elle trouvera surement son niveau… Tenez ! il me semble qu’elle s’arrete !… Non ! non ! horreur !… A la nage ! A la nage !… nos bras qui nagent s’enlacent ; nous etouffons !… nous nous battons dans l’eau noire !… nous avons deja peine a respirer l’air noir au-dessus de l’eau noire… l’air qui fuit, que nous entendons fuir au-dessus de nos tetes par je ne sais quel appareil de ventilation… Ah ! tournons ! tournons ! tournons jusqu’a ce que nous ayons trouve la bouche d’air… nous collerons notre bouche a la bouche d’air… Mais les forces m’abandonnent, j’essaie de me raccrocher aux murs ! Ah ! comme les parois de glace sont glissantes a mes doigts qui cherchent… Nous tournons encore !… Nous enfoncons… Un dernier effort !… Un dernier cri !… Erik !… Christine !… glou, glou, glou !… dans les oreilles !… glou, glou, glou !… au fond de l’eau noire, nos oreilles font glouglou !… Et il me semble encore, avant de perdre tout a fait connaissance, entendre entre deux glouglous… « Tonneaux !… tonneaux !… Avez-vous des tonneaux a vendre ? » - 368 - XXVII La fin des amours du fantome C’est ici que se termine le recit ecrit que m’a laisse le Persan. Malgre l’horreur d’une situation qui semblait definitivement les vouer a la mort, M. de Chagny et son compagnon furent sauves par le devouement sublime de Christine Daae. Et je tiens tout le reste de l’aventure de la bouche du daroga lui-meme. Quand j’allai le voir, il habitait toujours son petit appartement de la rue de Rivoli, en face des Tuileries. Il etait bien malade et il ne fallait rien de moins que toute mon ardeur de reporter-historien au service de la verite pour le decider a revivre avec moi l’incroyable drame. C’etait toujours son vieux et fidele domestique Darius qui le servait et me conduisait aupres de lui. Le daroga me recevait au coin de la fenetre qui regarde le jardin, assis dans un vaste fauteuil ou il essayait de redresser un torse qui n’avait pas du etre sans beaute. Notre Persan avait encore ses yeux magnifiques, mais son pauvre visage etait bien fatigue. Il avait fait raser entierement sa tete qu’il couvrait a l’ordinaire d’un bonnet d’astrakan ; il etait habille d’une vaste houppelande tres simple dans les manches de laquelle il s’amusait inconsciemment a tourner les pouces, mais son esprit etait reste fort lucide. Il ne pouvait se rappeler les affres anciennes sans etre repris d’une certaine fievre et c’est par bribes que je lui arrachai la fin surprenante de cette etrange histoire. Parfois, il se faisait prier longtemps pour repondre a mes questions, et parfois exalte par ses souvenirs il evoquait spontanement devant moi, avec un relief saisissant, l’image effroyable d’Erik et les terribles heures que M. de Chagny et lui avaient vecues dans la demeure du Lac. Il fallait voir le fremissement qui l’agitait quand il me depeignait son reveil dans la penombre inquietante de la chambre Louis-Philippe… apres le drame des eaux… Et voici la fin de cette - 369 - terrible histoire, telle qu’il me l’a racontee de facon a completer le recit ecrit qu’il avait bien voulu me confier : En ouvrant les yeux, le daroga s’etait vu etendu sur un lit… M. de Chagny etait couche sur un canape, a cote de l’armoire a glace. Un ange et un demon veillaient sur eux… Apres les mirages et illusions de la chambre des supplices, la precision des details bourgeois de cette petite piece tranquille, semblait avoir ete encore inventee dans le dessein de derouter l’esprit du mortel assez temeraire pour s’egarer dans ce domaine du cauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d’acajou cire, cette commode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carres de dentelle au crochet etaient places sur le dos des fauteuils, la pendule et de chaque cote de la cheminee les petits coffrets a l’apparence si inoffensive… enfin, cette etagere garnie de coquillages, de pelotes rouges pour les epingles, de bateaux en nacre et d’un enorme oeuf d’autruche… le tout eclaire discretement par une lampe a abat-jour posee sur un gueridon… tout ce mobilier qui etait d’une laideur menagere touchante, si paisible, si raisonnable au fond des caves de l’Opera, deconcertait l’imagination plus que toutes les fantasmagories passees. Et l’ombre de l’homme au masque, dans ce petit cadre vieillot, precis et propret, n’en apparaissait que plus formidable. Elle se courba jusqu’a l’oreille du Persan et lui dit a voix basse : « Ca va mieux, daroga ?… Tu regardes mon mobilier ?… C’est tout ce qui me reste de ma pauvre miserable mere… » Il lui dit encore des choses qu’il ne se rappelait plus ; mais – et cela lui paraissait bien singulier – le Persan avait le souvenir precis que, pendant cette vision surannee de la chambre Louis- Philippe seul Erik parlait. Christine Daae ne disait pas un mot ; elle se deplacait sans bruit et comme une Soeur de charite qui aurait fait voeu de silence… Elle apportait dans une tasse un - 370 - cordial… ou du the fumant… L’homme au masque la lui prenait des mains et la tendait au Persan. Quant a M. de Chagny, il dormait… Erik dit en versant un peu de rhum dans la tasse du daroga et en lui montrant le vicomte etendu : « Il est revenu a lui bien avant que nous puissions savoir si vous seriez encore vivant un jour, daroga. Il va tres bien… Il dort… Il ne faut pas le reveiller… » Un instant, Erik quitta la chambre et le Persan, se soulevant sur son coude, regarda autour de lui… Il apercut, assise au coin de la cheminee, la silhouette blanche de Christine Daae. Il lui adressa la parole… il l’appela… mais il etait encore tres faible et il retomba sur l’oreiller… Christine vint a lui, lui posa la main sur le front, puis s’eloigna… Et le Persan se rappela qu’alors, en s’en allant, elle n’eut pas un regard pour M. de Chagny qui, a cote, il est vrai, bien tranquillement dormait… et elle retourna s’asseoir dans son fauteuil, au coin de la cheminee, silencieuse comme une Soeur de charite qui a fait voeu de silence… Erik revint avec de petits flacons qu’il deposa sur la cheminee. Et tout bas encore, pour ne pas eveiller M. de Chagny, il dit au Persan, apres s’etre assis a son chevet et lui avoir tate le pouls : « Maintenant, vous etes sauves tous les deux. Et je vais tantot vous reconduire sur le dessus de la terre, pour faire plaisir a ma femme. » Sur quoi il se leva, sans autre explication, et disparut encore. Le Persan regardait maintenant le profil tranquille de Christine Daae sous la lampe. Elle lisait dans un tout petit livre a tranche doree comme on en voit aux livres religieux. L’Imitation a - 371 - de ces editions-la. Et le Persan avait encore dans l’oreille le ton naturel avec lequel l’autre avait dit : « Pour faire plaisir a ma femme… » Tout doucement, le daroga appela encore, mais Christine devait lire tres loin, car elle n’entendit pas… Erik revint… fit boire au daroga une potion, apres lui avoir recommande de ne plus adresser une parole a « sa femme » ni a personne, parce que cela pouvait etre tres dangereux pour la sante de tout le monde. A partir de ce moment, le Persan se souvient encore de l’ombre noire d’Erik et de la silhouette blanche de Christine qui glissaient toujours en silence a travers la chambre, se penchaient au-dessus de M. de Chagny. Le Persan etait encore tres faible et le moindre bruit, la porte de l’armoire a glace qui s’ouvrait en grincant, par exemple, lui faisait mal a la tete… et puis il s’endormit comme M. de Chagny. Cette fois, il ne devait plus se reveiller que chez lui, soigne par son fidele Darius, qui lui apprit qu’on l’avait, la nuit precedente, trouve contre la porte de son appartement, ou il avait du etre transporte par un inconnu, lequel avait eu soin de sonner avant de s’eloigner. Aussitot que le daroga eut recouvre ses forces et sa responsabilite, il envoya demander des nouvelles du vicomte au domicile du comte Philippe. Il lui fut repondu que le jeune homme n’avait pas reparu et que le comte Philippe etait mort. On avait trouve son cadavre sur la berge du lac de l’Opera, du cote de la rue Scribe. Le Persan se rappela la messe funebre a laquelle il avait assiste derriere le mur de la chambre des miroirs et il ne douta plus du crime ni du criminel. Sans peine, helas ! connaissant Erik, il reconstitua le drame. Apres avoir cru que son frere avait enleve Christine Daae, - 372 - Philippe s’etait precipite a sa poursuite sur cette route de Bruxelles, ou il savait que tout etait prepare pour une telle aventure. N’y ayant point rencontre les jeunes gens, il etait revenu a l’Opera, s’etait rappele les etranges confidences de Raoul sur son fantastique rival, avait appris que le vicomte avait tout tente pour penetrer dans les dessous du theatre et enfin qu’il avait disparu, laissant son chapeau dans la loge de la diva, a cote d’une boite de pistolets. Et le comte, qui ne doutait plus de la folie de son frere, s’etait a son tour lance dans cet infernal labyrinthe souterrain. En fallait-il davantage, aux yeux du Persan, pour que l’on retrouvat le cadavre du comte sur la berge du lac, ou veillait le chant de la sirene, la sirene d’Erik, cette concierge du lac des Morts ? Aussi le Persan n’hesita pas. Epouvante de ce nouveau forfait, ne pouvant rester dans l’incertitude ou il se trouvait relativement au sort definitif du vicomte et de Christine Daae, il se decida a tout dire a la justice. Or l’instruction de l’affaire avait ete confiee a M. le juge Faure et c’est chez lui qu’il s’en alla frapper. On se doute de quelle sorte un esprit sceptique, terre a terre, superficiel (je le dis comme je le pense) et nullement prepare a une telle confidence, recut la deposition du daroga. Celui-ci fut traite comme un fou. Le Persan, desesperant de se faire jamais entendre, s’etait mis alors a ecrire. Puisque la justice ne voulait pas de son temoignage, la presse s’en emparerait peut-etre, et il venait un soir de tracer la derniere ligne du recit que j’ai fidelement rapporte ici quand son domestique Darius lui annonca un etranger qui n’avait point dit son nom, dont il etait impossible de voir le visage et qui avait declare simplement qu’il ne quitterait la place qu’apres avoir parle au daroga. Le Persan, pressentant immediatement la personnalite de ce singulier visiteur, ordonna qu’on l’introduisit sur-le-champ. - 373 - Le daroga ne s’etait pas trompe. C’etait le Fantome ! C’etait Erik ! Il paraissait d’une faiblesse extreme et se retenait au mur comme s’il craignait de tomber… Ayant enleve son chapeau, il montra un front d’une paleur de cire. Le reste du visage etait cache par le masque. Le Persan s’etait dresse devant lui. « Assassin du comte Philippe, qu’as-tu fait de son frere et de Christine Daae ? » A cette apostrophe formidable, Erik chancela et garda un instant le silence, puis, s’etant traine jusqu’a un fauteuil, il s’y laissa tomber en poussant un profond soupir. Et la, il dit a petites phrases, a petits mots, a court souffle : « Daroga, ne me parle pas du comte Philippe… Il etait mort… deja… quand je suis sorti de ma maison… il etait mort… deja… quand… la sirene a chante… c’est un accident… un triste… un… lamentablement triste… accident… Il etait tombe bien maladroitement et simplement et naturellement dans le lac !… – Tu mens ! » s’ecria le Persan. Alors Erik courba la tete et dit : « Je ne viens pas ici… pour te parler du comte Philippe… mais pour te dire que… je vais mourir… – Ou sont Raoul de Chagny et Christine Daae ?… – Je vais mourir. – Raoul de Chagny et Christine Daae ? - 374 - – … d’amour… daroga… je vais mourir d’amour… c’est comme cela… je l’aimais tant !… Et je l’aime encore, daroga, puisque j’en meurs, je te dis… Si tu savais comme elle etait belle quand elle m’a permis de l’embrasser vivante, sur son salut eternel… C’etait la premiere fois, daroga, la premiere fois, tu entends, que j’embrassais une femme… Oui, vivante, je l’ai embrassee vivante et elle etait belle comme une morte !… » Le Persan s’etait leve et il avait ose toucher Erik. Il lui secoua le bras. « Me diras-tu enfin si elle est morte ou vivante ?… – Pourquoi me secoues-tu ainsi ? repondit Erik avec effort… Je te dis que c’est moi qui vais mourir… oui, je l’ai embrassee vivante… – Et maintenant, elle est morte ? – Je te dis que je l’ai embrassee comme ca sur le front… et elle n’a point retire son front de ma bouche !… Ah ! c’est une honnete fille ! Quant a etre morte, je ne le pense pas, bien que cela ne me regarde plus… Non ! non ! elle n’est pas morte ! Et il ne faudrait pas que j’apprenne que quelqu’un a touche un cheveu de sa tete ! C’est une brave et honnete fille qui t’a sauve la vie, par-dessus le marche, daroga, dans un moment ou je n’aurais pas donne deux sous de ta peau de Persan. Au fond, personne ne s’occupait de toi. Pourquoi etais-tu la avec ce petit jeune homme ? Tu allais mourir par-dessus le marche ! Ma parole, elle me suppliait pour son petit jeune homme, mais je lui avais repondu que, puisqu’elle avait tourne le scorpion, j’etais devenu par cela meme, et de sa bonne volonte, son fiance et qu’elle n’avait pas besoin de deux fiances, ce qui etait assez juste ; quant a toi, tu n’existais pas, tu n’existais deja plus, je te le repete, et tu allais mourir avec l’autre fiance ! - 375 - « Seulement, ecoute bien, daroga, comme vous criiez comme des possedes a cause de l’eau, Christine est venue a moi, ses beaux grands yeux bleus ouverts et elle m’a jure, sur son salut eternel, qu’elle consentait a etre ma femme vivante ! Jusqu’alors, dans le fond de ses yeux, daroga, j’avais toujours vu ma femme morte ; c’etait la premiere fois que j’y voyais ma femme vivante. Elle etait sincere, sur son salut eternel. Elle ne se tuerait point. Marche conclu. Une demi-minute plus tard, toutes les eaux etaient retournees au Lac, et je tirais ta langue, daroga, car j’ai bien cru, ma parole, que tu y resterais !… Enfin !… Voila ! C’etait entendu ! je devais vous reporter chez vous sur le dessus de la terre. Enfin, quand vous m’avez eu debarrasse le plancher de la chambre Louis-Philippe, j’y suis revenu, moi, tout seul. – Qu’avais-tu fait du vicomte de Chagny ? interrompit le Persan. – Ah ! tu comprends… celui-la, daroga, je n’allais pas comme ca le reporter tout de suite sur le dessus de la terre… C’etait un otage… Mais je ne pouvais pas non plus le conserver dans la demeure du Lac, a cause de Christine ; alors je l’ai enferme bien confortablement, je l’ai enchaine proprement (le parfum de Mazenderan l’avait rendu mou comme une chiffe) dans le caveau des communards qui est dans la partie la plus deserte de la plus lointaine cave de l’Opera, plus bas que le cinquieme dessous, la ou personne ne va jamais et d’ou l’on ne peut se faire entendre de personne. J’etais bien tranquille et, je suis revenu aupres de Christine. Elle m’attendait… » A cet endroit de son recit, il parait que le Fantome se leva si solennellement que le Persan qui avait repris sa place dans son fauteuil dut se lever, lui aussi, comme obeissant au meme mouvement et sentant qu’il etait impossible de rester assis dans un moment aussi solennel et meme (m’a dit le Persan lui-meme) il ota, bien qu’il eut la tete rase, son bonnet d’astrakan. - 376 - « Oui ! Elle m’attendait ! reprit Erik, qui se prit a trembler comme une feuille, mais a trembler d’une vraie emotion solennelle… elle m’attendait toute droite, vivante, comme une vraie fiancee vivante, sur son salut eternel… Et quand je me suis avance, plus timide qu’un petit enfant, elle ne s’est point sauvee… non, non… elle est restee… elle m’a attendu… je crois bien meme, daroga, qu’elle a un peu… oh ! pas beaucoup… mais un peu, comme une fiancee vivante, tendu son front… Et… et… je l’ai… embrassee !… Moi !… moi !… moi !… Et elle n’est pas morte !… Et elle est restee tout naturellement a cote de moi, apres que je l’ai eu embrassee, comme ca… sur le front… Ah ! que c’est bon, daroga, d’embrasser quelqu’un !… Tu ne peux pas savoir, toi !… Mais moi ! moi !… Ma mere, daroga, ma pauvre miserable mere n’a jamais voulu que je l’embrasse… Elle se sauvait… en me jetant mon masque !… ni aucune femme !… jamais !… jamais !… Ah ! ah ! ah ! Alors, n’est-ce pas ?… d’un pareil bonheur, n’est ce pas, j’ai pleure. Et je suis tombe en pleurant a ses pieds… et j’ai embrasse ses pieds, ses petits pieds, en pleurant… Toi aussi tu pleures, daroga ; et elle aussi pleurait… l’ange a pleure… » Comme il racontait ces choses, Erik sanglotait et le Persan, en effet, n’avait pu retenir ses larmes devant cet homme masque qui, les epaules secouees, les mains a la poitrine, ralait tantot de douleur et tantot d’attendrissement. « … Oh ! daroga, j’ai senti ses larmes couler sur mon front a moi ! a moi ! a moi ! Elles etaient chaudes… elles etaient douces ! elles allaient partout sous mon masque, ses larmes ! elles allaient se meler a mes larmes dans mes yeux !… elles coulaient jusque dans ma bouche… Ah ! ses larmes a elle, sur moi ! Ecoute, daroga, ecoute ce que j’ai fait… J’ai arrache mon masque pour ne pas perdre une seule de ses larmes… Et elle ne s’est pas enfuie !… Et elle n’est pas morte ! Elle est restee vivante, a pleurer… sur moi… avec moi… Nous avons pleure ensemble !… Seigneur du ciel ! vous m’avez donne tout le bonheur du monde !… » Et Erik s’etait effondre, ralant sur le fauteuil. - 377 - « Ah ! Je ne vais pas encore mourir… tout de suite… mais laisse-moi pleurer ! » avait-il dit au Persan. Au bout d’un instant, l’Homme au masque avait repris : « Ecoute, daroga… ecoute bien cela… pendant que j’etais a ses pieds… j’ai entendu qu’elle disait : « Pauvre malheureux Erik !» et elle a pris ma main !… Moi, je n’ai plus ete, tu comprends, qu’un pauvre chien pret a mourir pour elle… comme je te le dis, daroga ! » « Figure-toi que j’avais dans la main un anneau, un anneau d’or que je lui avais donne… qu’elle avait perdu… et que j’ai retrouve… une alliance, quoi !… Je le lui ai glisse dans sa petite main et je lui ai dit : Tiens !… prends ca !… prends ca pour toi… et pour lui… Ce sera mon cadeau de noces… le cadeau du pauvre malheureux Erik. Je sais que tu l’aimes, le jeune homme… ne pleure plus !… Elle m’a demande, d’une voix bien douce, ce que je voulais dire ; alors, je lui ai fait comprendre, et elle a compris tout de suite que je n’etais pour elle qu’un pauvre chien pret a mourir… mais qu’elle, elle pourrait se marier avec le jeune homme quand elle voudrait, parce qu’elle avait pleure avec moi… Ah ! daroga… tu penses… que… lorsque je lui disais cela, c’etait comme si je decoupais bien tranquillement mon coeur en quatre, mais elle avait pleure avec moi… et elle avait dit : « Pauvre malheureux Erik !… » L’emotion d’Erik etait telle qu’il dut avertir le Persan de ne point le regarder, car il etouffait et il etait dans la necessite d’oter son masque. A ce propos le daroga m’a raconte qu’il etait alle luimeme a la fenetre et qu’il l’avait ouverte le coeur souleve de pitie, mais en prenant grand soin de fixer la cime des arbres du jardin des Tuileries pour ne point rencontrer le visage du monstre. « Je suis alle, avait continue Erik, delivrer le jeune homme et je lui ai dit de me suivre aupres de Christine… Ils se sont - 378 - embrasses devant moi dans la chambre Louis-Philippe… Christine avait mon anneau… J’ai fait jurer a Christine que lorsque je serais mort elle viendrait une nuit, en passant par le lac de la rue Scribe, m’enterrer en grand secret avec l’anneau d’or qu’elle aurait porte jusqu’a cette minute-la… je lui ai dit comment elle trouverait mon corps et ce qu’il fallait en faire… Alors, Christine m’a embrasse pour la premiere fois, a son tour, la, sur le front… (ne regarde pas, daroga !) la, sur le front… sur mon front a moi !… (ne regarde pas, daroga !) et ils sont partis tous les deux… Christine ne pleurait plus… moi seul, je pleurais… daroga, daroga… si Christine tient son serment, elle reviendra bientot !… » Et Erik s’etait tu. Le Persan ne lui avait plus pose aucune question. Il etait rassure tout a fait sur le sort de Raoul de Chagny et de Christine Daae, et aucun de ceux de la race humaine n’aurait pu, apres l’avoir entendue cette nuit-la, mettre en doute la parole d’Erik qui pleurait. Le monstre avait remis son masque et rassemble ses forces pour quitter le daroga. Il lui avait annonce que, lorsqu’il sentirait sa fin tres prochaine, il lui enverrait, pour le remercier du bien que celui-ci lui avait voulu autrefois, ce qu’il avait de plus cher au monde : tous les papiers de Christine Daae, qu’elle avait ecrits dans le moment meme de cette aventure a l’intention de Raoul, et qu’elle avait laisses a Erik, et quelques objets qui lui venaient d’elle, deux mouchoirs, une paire de gants et un noeud de soulier. Sur une question du Persan, Erik lui apprit que les deux jeunes gens aussitot qu’ils s’etaient vus libres, avaient resolu d’aller chercher un pretre au fond de quelque solitude ou ils cacheraient leur bonheur et qu’ils avaient pris, dans ce dessein, « la gare du Nord du Monde ». Enfin Erik comptait sur le Persan pour, aussitot que celui-ci aurait recu les reliques et les papiers promis, annoncer sa mort aux deux jeunes gens. Il devrait pour cela payer une ligne aux annonces necrologiques du journal l’Epoque. C’etait tout. - 379 - Le Persan avait reconduit Erik jusqu’a la porte de son appartement et Darius l’avait accompagne jusque sur le trottoir en le soutenant. Un fiacre attendait. Erik y monta. Le Persan, qui etait revenu a la fenetre, l’entendit dire au cocher : « Terre-plein de l’Opera ». Et puis, le fiacre s’etait enfonce dans la nuit. Le Persan avait, pour la derniere fois, vu le pauvre malheureux Erik. Trois semaines plus tard, le journal l’Epoque avait publie cette annonce necrologique : « ERIK EST MORT. » - 380 - Epilogue Telle est la veridique histoire du Fantome de l’Opera. Comme je l’annoncais au debut de cet ouvrage, on ne saurait douter maintenant qu’Erik ait reellement vecu. Trop de preuves de cette existence sont mises aujourd’hui a la portee de chacun pour qu’on ne puisse suivre, raisonnablement, les faits et les gestes d’Erik a travers tout le drame des Chagny. Il n’est point besoin de repeter ici combien cette affaire passionna la capitale. Cette artiste enlevee, le comte de Chagny mort dans des conditions si exceptionnelles, son frere disparu et le triple sommeil des employes de l’eclairage a l’Opera !… Quels drames ! quelles passions ! quels crimes s’etaient deroules autour de l’idylle de Raoul et de la douce et charmante Christine !… Qu’etait devenue la sublime et mysterieuse cantatrice dont la terre ne devait plus jamais, jamais entendre parler ?… On la representa comme la victime de la rivalite des deux freres, et nul n’imagina ce qui s’etait passe ; nul ne comprit que puisque Raoul et Christine avaient disparu tous deux, les deux fiances s’etaient retires loin du monde pour gouter un bonheur qu’ils n’eussent point voulu public apres la mort inexpliquee du comte Philippe… Ils avaient pris un jour un train a la gare du Nord du Monde… Moi aussi, peut-etre, un jour je prendrai le train a cette gare-la et j’irai chercher autour de tes lacs, o Norvege ! o silencieuse Scandinavie ! les traces peut-etre encore vivantes de Raoul et de Christine, et aussi de la maman Valerius, qui disparut egalement dans le meme temps !… Peut-etre un jour, entendrai-je de mes oreilles l’Echo solitaire du Nord du Monde, repeter le chant de celle qui a connu l’Ange de la Musique ?… Bien apres que l’affaire, par les soins inintelligents de M. le juge d’instruction Faure, fut classee, la presse, de temps a autre, cherchait encore a penetrer le mystere… et continuait a se demander ou etait la main monstrueuse qui avait prepare et execute tant d’inouies catastrophes ! (Crime et disparition.) - 381 - Un journal du boulevard, qui etait au courant de tous les potins de coulisses, avait ete le seul a ecrire : « Cette main est celle du Fantome de l’Opera. » Et encore il l’avait fait naturellement sur le mode ironique. Seul le Persan qu’on n’avait pas voulu entendre et qui ne renouvela point, apres la visite d’Erik, sa premiere tentative aupres de la Justice, possedait toute la verite. Et il en detenait les preuves principales qui lui etaient venues avec les pieuses reliques annoncees par le Fantome… Ces preuves, il m’appartenait de les completer, avec l’aide du daroga lui-meme. Je le mettais, au jour le jour, au courant de mes recherches et il les guidait. Depuis de annees et des annees il n’etait point retourne a l’Opera, mais il avait conserve du monument le souvenir le plus precis et il n’etait point de meilleur guide pour m’en faire decouvrir les coins les plus caches. C’est encore lui qui m’indiquait les sources ou je pouvais puiser, les personnages a interroger ; c’est lui qui me poussa a frapper a la porte de M. Poligny, dans le moment que le pauvre homme etait quasi a l’agonie. Je ne le savais point si bas et je n’oublierai jamais l’effet que produisirent sur lui mes questions relatives au fantome. Il me regarda, comme s’il voyait le diable et ne me repondit que par quelques phrases sans suite, mais qui attestaient (c’etait la l’essentiel) combien F. de l’O. avait, dans son temps, jete la perturbation dans cette vie deja tres agitee (M. Poligny etait ce que l’on est convenu d’appeler un viveur). Quand je rapportai au Persan le mince resultat de ma visite a M. Poligny, le daroga eut un vague sourire et me dit : « Jamais Poligny n’a su combien cette extraordinaire crapule d’Erik (tantot le Persan parlait d’Erik comme d’un dieu, tantot comme d’une vile canaille) l’a fait « marcher ». Poligny etait superstitieux et - 382 - Erik le savait. Erik savait aussi beaucoup de choses sur les affaires publiques et privees de l’Opera. Quand M. Poligny entendit une voix mysterieuse lui raconter, dans la loge n° 5, l’emploi qu’il faisait de son temps et de la confiance de son associe, il ne demanda pas son reste. Frappe d’abord comme par une voix du Ciel, il se crut damne, et puis, comme la voix lui demandait de l’argent, il vit bien a la fin qu’il etait joue par un maitre chanteur dont Debienne lui-meme fut victime. Tous deux, las deja de leur direction pour de nombreuses raisons, s’en allerent, sans essayer de connaitre plus a fond la personnalite de cet etrange F. de l’O., qui leur avait fait parvenir un si singulier cahier des charges. Ils leguerent tout le mystere a la direction suivante en poussant un gros soupir de satisfaction, bien debarrasses d’une histoire qui les avait fort intrigues sans les faire rire ni l’un ni l’autre. Ainsi s’exprima le Persan sur le compte de MM. Debienne et Poligny. A ce propos, je lui parlai de leurs successeurs et je m’etonnai que dans les Memoires d’un Directeur, de M. Moncharmin, on parlat d’une facon si complete des faits et gestes de F. de l’O., dans la premiere partie, pour en arriver a ne plus rien en dire ou a peu pres dans la seconde. A quoi le Persan, qui connaissait ces Memoires comme s’il les avait ecrits, me fit observer que je trouverais l’explication de toute, l’affaire si je prenais la peine de reflechir aux quelques lignes que, dans la seconde partie precisement de ces Memoires, Moncharmin a bien voulu consacrer encore au Fantome. Voici ces lignes, qui nous interessent, du reste, tout particulierement, puisqu’on y trouve relatee la maniere fort simple dont se termina la fameuse histoire des vingt mille francs : « A propos de F. de l’O. (c’est M. Moncharmin qui parle), dont j’ai narre ici meme, au commencement de mes Memoires, quelques-unes des singulieres fantaisies, je ne veux plus dire qu’une chose, c’est qu’il racheta par un beau geste tous les tracas qu’il avait causes a mon cher collaborateur et, je dois bien l’avouer, a moi-meme. Il jugea sans doute qu’il y avait des limites - 383 - a toute plaisanterie, surtout quand elle coute aussi cher et quand le commissaire de police est « saisi », car, a la minute meme ou nous avions donne rendez-vous dans notre cabinet a M. Mifroid pour lui conter toute l’histoire, quelques jours apres la disparition de Christine Daae, nous trouvames sur le bureau de Richard, dans une belle enveloppe sur laquelle on lisait a l’encre rouge : De la part de F. de l’O., les sommes assez importantes qu’il avait reussi a faire sortir momentanement, et dans une maniere de jeu, de la caisse directoriale. Richard fut aussitot d’avis qu’on devait s’en tenir la et ne point pousser l’affaire. Je consentis a etre de l’avis de Richard. Et tout est bien qui finit bien. N’est-ce pas, mon cher, F. de l’O. ? » Evidemment, Moncharmin, surtout apres cette restitution, continuait a croire qu’il avait ete un moment le jouet de l’imagination burlesque de Richard, comme, de son cote, Richard ne cessa point de croire que Moncharmin s’etait, pour se venger de quelques plaisanteries, amuse a inventer toute l’affaire du F. de l’O. N’etait-ce point le moment de demander au Persan de m’apprendre par quel artifice le Fantome faisait disparaitre vingt mille francs dans la poche de Richard, malgre l’epingle de nourrice. Il me repondit qu’il n’avait point approfondi ce leger detail, mais que, si je voulais bien « travailler » sur les lieux moimeme, je devais certainement trouver la clef de l’enigme dans le bureau directorial lui-meme, en me souvenant qu’Erik n’avait pas ete surnomme pour rien l’amateur de trappes. Et je promis au Persan de me livrer, aussitot que j’en aurais le temps, a d’utiles investigations de ce cote. Je dirai tout de suite au lecteur que les resultats de ces investigations furent parfaitement satisfaisants. Je ne croyais point, en verite, decouvrir tant de preuves indeniables de l’authenticite des phenomenes attribues au Fantome. Et il est bon que l’on sache que les papiers du Persan, ceux de Christine Daae, les declarations qui me furent faites par les anciens collaborateurs de MM. Richard et Moncharmin et par la - 384 - petite Meg elle-meme (cette excellente madame Giry etant, helas ! trepassee) et par la Sorelli, qui est retraitee maintenant a Louveciennes – il est bon, dis-je, que l’on sache que tout cela, qui constitue les pieces documentaires de l’existence du Fantome, pieces que je vais deposer aux archives de l’Opera, se trouve controle par plusieurs decouvertes importantes dont je puis tirer justement quelque fierte. Si je n’ai pu retrouver la demeure du Lac, Erik en ayant definitivement condamne toutes les entrees secretes (et encore je suis sur qu’il serait facile d’y penetrer si l’on procedait au dessechement du lac, comme je l’ai plusieurs fois demande a l’administration des beaux-arts)13, je n’en ai pas moins decouvert le couloir secret des communards, dont la paroi de planches tombe par endroits en ruine ; et, de meme, j’ai mis au jour la trappe par laquelle le Persan et Raoul descendirent dans les dessous du theatre. J’ai releve, dans le cachot des communards, beaucoup d’initiales tracees sur les murs par les malheureux qui furent enfermes la et, parmi ces initiales, un R et un C. – R C ? Ceci n’est-il point significatif ? Raoul de Chagny ! Les lettres sont encore aujourd’hui tres visibles. Je ne me suis pas, bien entendu, arrete la. Dans le premier et le troisieme dessous, j’ai fait jouer deux trappes d’un systeme pivotant, tout a fait inconnues aux machinistes, qui n’usent que de trappes a glissade horizontale. 13 J’en parlais encore quarante-huit heures avant l’apparition de cet ouvrage a M. Dujardin-Beaumetz, notre si sympathique soussecretaire d’Etat aux Beaux-Arts, qui m’a laisse quelque espoir, et je lui disais qu’il etait du devoir de l’Etat d’en finir avec la legende du Fantome pour retablir sur des bases indiscutables l’histoire si curieuse d’Erik. Pour cela, il est necessaire, et ce serait le couronnement de mes travaux personnels, de retrouver la Demeure du Lac, dans laquelle se trouvent peut-etre encore des tresors pour l’art musical. On ne doute plus qu’Erik fut un artiste incomparable. Qui nous dit que nous ne trouverons point dans la Demeure du Lac, la fameuse partition de son Don Juan triomphant ? - 385 - Enfin, je puis dire, en toute connaissance de cause, au lecteur : « Visitez un jour l’Opera, demandez a vous y promener en paix, sans cicerone stupide, entrez dans la loge n° 5 et frappez sur l’enorme colonne qui separe cette loge de l’avant-scene ; frappez avec votre canne ou avec votre poing et ecoutez… jusqu’a hauteur de votre tete : la colonne sonne le creux ! Et apres cela, ne vous etonnez point qu’elle ait pu etre habitee par la voix du Fantome ; il y a, dans cette colonne, de la place pour deux hommes. Que si vous vous etonnez que lors des phenomenes de la loge n° 5 nul ne se soit retourne vers cette colonne, n’oubliez pas qu’elle offre l’aspect du marbre massif et que la voix qui etait enfermee semblait plutot venir du cote oppose (car la voix du fantome ventriloque venait d’ou il voulait). La colonne est travaillee, sculptee, fouillee et trifouillee par le ciseau de l’artiste. Je ne desespere pas de decouvrir un jour le morceau de sculpture qui devait s’abaisser et se relever a volonte, pour laisser un libre et mysterieux passage a la correspondance du Fantome avec Mme Giry et a ses generosites. Certes, tout cela, que j’ai vu, senti, palpe, n’est rien a cote de ce qu’en realite un etre enorme et fabuleux comme Erik a du creer dans le mystere d’un monument comme celui de l’Opera, mais je donnerais toutes ces decouvertes pour celle qu’il m’a ete donne de faire, devant l’administrateur lui-meme, dans le bureau du directeur, a quelques centimetres du fauteuil : une trappe, de la longueur de la lame du parquet, de la longueur d’un avant-bras, pas plus… une trappe qui se rabat comme le couvercle d’un coffret, une trappe par ou je vois sortir une main qui travaille avec dexterite dans le pan d’un habit a queue-de-morue qui traine… C’est par la qu’etaient partis les quarante mille francs !… C’est aussi par la que, grace a quelque truchement, ils etaient revenus… Quand j’en parlai avec une emotion bien comprehensible au Persan, je lui dis : « Erik s’amusait donc simplement – puisque les quarante mille francs sont revenus – a faire le facetieux avec son cahier des charges ?… » - 386 - Il me repondit : « Ne le croyez point !… Erik avait besoin d’argent. Se croyant hors de l’humanite, il n’etait point gene par le scrupule et il se servait des dons extraordinaires d’adresse et d’imagination qu’il avait recus de la nature en compensation de l’atroce laideur dont elle l’avait dote, pour exploiter les humains, et cela quelquefois de la facon la plus artistique du monde, car le tour valait souvent son pesant d’or. S’il a rendu les quarante mille francs, de son propre mouvement, a MM. Richard et Moncharmin, c’est qu’au moment de la restitution il n’en avait plus besoin ! Il avait renonce a son mariage avec Christine Daae. Il avait renonce a toutes les choses du dessus de la terre. » D’apres le Persan, Erik etait originaire d’une petite ville aux environs de Rouen. C’etait le fils d’un entrepreneur de maconnerie. Il avait fui de bonne heure le domicile paternel, ou sa laideur etait un objet d’horreur et d’epouvante pour ses parents. Quelque temps, il s’etait exhibe dans les foires, ou son impresario le montrait comme « mort vivant ». Il avait du traverser l’Europe de foire en foire et completer son etrange education d’artiste et de magicien a la source meme de l’art et de la magie, chez les Bohemiens. Toute une periode de l’existence d’Erik etait assez obscure. On le retrouve a la foire de Nijni- Novgorod, ou alors il se produisait dans toute son affreuse gloire. Deja il chantait comme personne au monde n’a jamais chante ; il faisait le ventriloque et se livrait a des jongleries extraordinaires dont les caravanes, a leur retour en Asie, parlaient encore, tout le long du chemin. C’est ainsi que sa reputation passa les murs du palais de Mazenderan, ou la petite sultane, favorite du sha-en- shah, s’ennuyait. Un marchand de fourrures, qui se rendait a Samarkand et qui revenait de Nijni-Novgorod, raconta les miracles qu’il avait vus sous la tente d’Erik. On fit venir le marchand au Palais, et le daroga de Mazenderan dut l’interroger. Puis, le daroga fut charge de se mettre a la recherche d’Erik. Il le ramena en Perse, ou pendant quelques mois il fit, comme on dit en Europe, la pluie et le beau temps. Il commit ainsi pas mal - 387 - d’horreurs, car il semblait ne connaitre ni le bien ni le mal, et il coopera a quelques beaux assassinats politiques aussi tranquillement qu’il combattit, avec des inventions diaboliques, l’emir d’Afghanistan, en guerre avec l’Empire. Le sha-en-shah le prit en amitie. C’est a ce moment que se placent les heures roses de Mazenderan, dont le recit du daroga nous a donne un apercu. Comme Erik avait, en architecture, des idees tout a fait personnelles et qu’il concevait un palais comme un prestidigitateur peut imaginer un coffret a combinaisons, le sha- en-shah lui commanda une construction de ce genre, qu’il mena a bien et qui etait, parait-il, si ingenieuse que Sa Majeste pouvait se promener partout sans qu’on l’apercut et disparaitre sans qu’il fut possible de decouvrir par quel artifice. Quand le sha-en-shah se vit le maitre d’un pareil joyau, il ordonna, ainsi que l’avait fait certain Tsar a l’egard du genial architecte d’une eglise de la place Rouge, a Moscou, qu’on crevat a Erik ses yeux d’or. Mais il reflechit que, meme aveugle, Erik pourrait construire encore, pour un autre souverain, une aussi inouie demeure, et puis, enfin, que, Erik vivant, quelqu’un avait le secret du merveilleux palais. La mort d’Erik fut decidee, ainsi que celle de tous les ouvriers qui avaient travaille sous ses ordres. Le daroga de Mazenderan fut charge de l’execution de cet ordre abominable. Erik lui avait rendu quelques services et l’avait bien fait rire. Il le sauva en lui procurant les moyens de s’enfuir. Mais il faillit payer de sa tete cette faiblesse genereuse. Heureusement pour le daroga, on trouva, sur la rive de la mer Caspienne, un cadavre a moitie mange par les oiseaux de mer et qui passa pour celui d’Erik, a cause que des amis du daroga avaient revetu cette depouille d’effets ayant appartenu a Erik lui-meme. Le daroga en fut quitte pour la perte de sa faveur, de ses biens, et pour l’exil. Le Tresor persan continua cependant, car le daroga etait issu de race royale, de lui faire une petite rente de quelques centaines de francs par mois, et c’est alors qu’il vint se refugier a Paris. Quant a Erik, il avait passe en Asie Mineure, puis etait alle a Constantinople ou il etait entre au service du sultan. J’aurai fait comprendre les services qu’il put rendre a un souverain que hantaient toutes les terreurs, quand j’aurai dit que ce fut Erik qui - 388 - construisit toutes les fameuses trappes et chambres secretes et coffres-forts mysterieux que l’on trouva a Yildiz-Kiosk, apres la derniere revolution turque. C’est encore lui14 qui eut cette imagination de fabriquer des automates habilles comme le prince et ressemblant a s’y meprendre au prince lui-meme, automates qui faisaient croire que le chef des croyants se tenait dans un endroit, eveille, quand il reposait dans un autre. Naturellement, il dut quitter le service du sultan pour les memes raisons qu’il avait du s’enfuir de Perse. Il savait trop de choses. Alors, tres fatigue de son aventureuse et formidable et monstrueuse vie, il souhaita de devenir quelqu’un comme tout le monde. Et il se fit entrepreneur, comme un entrepreneur ordinaire qui construit des maisons a tout le monde, avec des briques ordinaires. Il soumissionna certains travaux de fondation a l’Opera. Quand il se vit dans les dessous d’un aussi vaste theatre, son naturel artiste, fantaisiste et magique, reprit le dessus. Et puis, n’etait-il pas toujours aussi laid ? Il reva de se creer une demeure inconnue du reste de la terre et qui le cacherait a jamais au regard des hommes. On sait et l’on devine la suite. Elle est tout au long de cette incroyable et pourtant veridique aventure. Pauvre malheureux Erik ! Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Il ne demandait qu’a etre quelqu’un comme tout le monde ! Mais il etait trop laid ! Et il dut cacher son genie ou faire des tours avec, quand, avec un visage ordinaire, il eut ete l’un des plus nobles de la race humaine ! Il avait un coeur a contenir l’empire du monde, et il dut, finalement, se contenter d’une cave. Decidement il faut plaindre le Fantome de l’Opera ! 14 Interview de Mohamed-Ali bey, au lendemain de l’entree des troupes de Salonique, a Constantinople, par l’envoye special du Matin. - 389 - J’ai prie, malgre ses crimes, sur sa depouille et que Dieu l’ait decidement en pitie ! Pourquoi Dieu a-t-il fait un homme aussi laid que celui-la ? Je suis sur, bien sur, d’avoir prie sur son cadavre, l’autre jour quand on l’a sorti de la terre, a l’endroit meme ou l’on enterrait les voix vivantes ; c’etait son squelette. Ce n’est point a la laideur de la tete que je l’ai reconnu, car lorsqu’ils sont morts depuis si longtemps, tous les hommes sont laids, mais a l’anneau d’or qu’il portait et que Christine Daae etait certainement venue lui glisser au doigt, avant de l’ensevelir, comme elle le lui avait promis. Le squelette se trouvait tout pres de la petite fontaine, a cet endroit ou pour la premiere fois, quand il l’entraina dans les dessous du theatre, l’Ange de la Musique avait tenu dans ses bras tremblants Christine Daae evanouie. Et maintenant, que va-t-on faire de ce squelette ? On ne va pas le jeter a la fosse commune ?… Moi. je dis : la place du squelette du Fantome de l’Opera est aux archives de l’Academie nationale de musique ; ce n’est pas un squelette ordinaire. FIN - 390 - A propos de cette edition electronique Texte libre de droits. Corrections, edition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— 31 janvier 2004 —— - Dispositions : Les livres que nous mettons a votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, a une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous desirez les faire paraitre sur votre site, ils ne doivent pas etre alteres en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… -Qualite : Les textes sont livres tels quels sans garantie de leur integrite parfaite par rapport a l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non retribues et nous essayons de promouvoir la culture litteraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! 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